LA JAMBE DE BOIS
La Mort m'avait dit : « La cupidité mène au meurtre. »
A mon oncle Jean Dard.
Il y avait une fois, dans un quartier populeux, un homme nommé Adrien Druet, qui était très pauvre et qui, comme tous les gens très pauvres, aurait préféré être très riche.
On répète volontiers que nul n'est satisfait de sa condition, pourtant il faut bien reconnaître que tous les indigents désirent la fortune alors que les comblés n'envient aux pauvres que le peu de bien que ceux-ci possèdent.
C'est un problème dont l'humanité a posé l'énoncé en oubliant de le résoudre. Voici déjà trop longtemps, un nommé Jésus-Christ essaya de mettre de l'ordre dans cet état de choses, mais il se heurta à la colère des riches, à la férocité des pauvres, à l'indifférence des juges. Les premiers le dénoncèrent, les seconds le crucifièrent, les autres se lavèrent les mains. Ce qui prouve bien qu'à tout prendre l'indifférence est la propreté d'ici-bas.
Désespéré, Jésus remonta au ciel. Et ses bonnes intentions furent exploitées par l'Église et les candidats députés.
Mais le monde tourne tout de même, et, lors de sa prochaine visite, le fils de Dieu ne s'y perdra pas.
* * *
La philosophie d'Adrien Druet n'allait pas jusqu'à ces considérations. Les pauvres n'ont pas le culte des pensées réconfortantes.
Ce pauvre bougre ressemblait à la faim. Il en avait les dents longues, les joues creuses, le teint blafard, l'estomac étroit et le rire tout en canines. Du reste, il se nourrissait de peu, ses ressources ne lui permettant aucune extravagance gastronomique. Sa constitution chétive lui interdisait les travaux pénibles, son manque d'instruction les ouvrages rémunérés. Druet tenait un modeste emploi chez un escroc-aux-petites-annonces qui lui faisait copier des lettres dix heures par jour, moyennant un salaire ridicule.
Il habitait un appartement obscur et exigu, dans un immeuble frileux. Adrien souffrait de son taudis comme d'un chancre. Ce célibataire funambulesque avait le goût du beau.
La meilleure partie de son argent servait à l'achat de livres pour midinettes. Les idylles ingénues, les passions roses et les drames en mie de pain l'intéressaient fort peu. Ce qu'il demandait à ces opuscules, c'était la vision d'une vie somptueuse et le secret des réussites éclairs. Il n'était jamais déçu par les dactylos épousant leur patron. Il aimait le moteur silencieux des Rolls-Royce, l'ampleur des salons de réception aux lustres immenses où la lumière pleure des larmes de cristal. Il rêvait des buffets honteusement garnis de mets coûteux. Il imaginait les habits, le linge de soie, les bijoux de famille, les petits doigts levés…
Adrien Druet construisait un monde de la richesse qui ressemblait quelque peu, dans sa naïveté, à une image de calendrier. Ce monde possédait, gage certain de sa vérité, des réalités pénibles que Druet admirait néanmoins ; tout lui paraissait grandiose dans cet univers de cinéma, la goutte des vieux messieurs et les blennorragies des jeunes gens.
Et, chaque soir, il commençait un rêve que le sommeil venait interrompre. A peine au lit, il s'imaginait disposant d'une ahurissante fortune, et employait ses insomnies à la gérer.
Il plaçait deux millions à la Caisse d'Épargne. Il achetait une ferme modèle, un grand restaurant afin d'en écouler les produits et une villa sur la Côte d'Azur. C'était là le plan initial ; il s'étoffait de mille détails, variables selon l'humeur ou le dernier livre absorbé.
Adrien avait toujours envié la fortune, mais sans jamais essayer de l'atteindre. Il se regardait dans un miroir et son visage lui assurait qu'il était définitif. Il brossait son habit noir et l'habit ressemblait à une seconde peau. Il examinait son logis et son regard était celui de l'escargot pour sa coquille.
Un jour, pourtant, ses idées se modifièrent.
Le Diable emploie des moyens détournés pour tromper la vigilance de Dieu. Il se présenta à Druet sous les traits d'une péripatéticienne 1 violemment peinturlurée. Cette dernière, par suite d'un mauvais furoncle malencontreusement épanoui sur son nez, n'avait pu réveiller un seul de ces désirs assoupis que l'on appelle les hommes. Désespérée par cette journée vide, elle agrippa Druet au moment où il rentrait de son travail, et, d'une voix gourmande, lui proposa de rares délices dont le seul énoncé brûla l'échine du malheureux.
Faute d'argent, il ne put répondre à l'invite pressante de la femme, et il rentra chez lui la gorge sèche et l'œil trouble. Adrien n'était pas un ascète. Toute la soirée, le romanesque Druet eut, dans un coin de sa mémoire, une bouche en ventouse et un furoncle généreux qui lui paraissaient des gages de voluptés obscures.
Son désir jeta une passerelle entre le néant de sa vie réelle et les magnificences de son néant. Sa catin devint rapidement une idole à demi légendaire, un personnage de tableau dont certaines parties débordaient dans la vie. Il passa sa nuit à la vêtir en princesse et à l'ennoblir de sentiments luxueux.
Au matin, s'examinant dans un miroir, il convint que son visage acquerrait en engraissant une certaine distinction de bon aloi. Son habit lui parut un additif, et son logement pesa sur lui comme l'été sur une charogne.
Ayant découvert une pièce d'un franc dans une de ses poches, il la regarda attentivement et crut reconnaître sa grue dans l'effigie de la République.
La fortune commençait là, mais il fut accablé par l'unité de cette pièce. Décidément, on ne peut pas mesurer le tour du globe avec le mètre étalon.
* * *
Les jours passèrent encore. Les jours passent toujours. Le Diable, qui était fort occupé par la guerre, laissa quelque temps les pauvres de côté, sûr de les retrouver sous leur misère d'où ils ne sortent guère que pour se rendre en enfer ; car, en général, ces gens-là n'ont pas beaucoup de religion. Un jour d'accalmie, il repensa à Adrien Druet et mijota un bon tour. Il aimait beaucoup Druet, le Diable, car, au fond, voyez-vous, il n'est pas si méchant que cela et il n'en veut guère qu'à Dieu et à ses ministres. Il s'agit en quelque sorte d'une rivalité de firmes. Nous autres, humains, sommes bien placés pour comprendre ces choses.
Il fit naître dans le cœur d'Adrien un impérieux besoin de lucre, mais un besoin si ardent, si vivace, si altérant que notre homme chercha avec une telle volonté le moyen de s'enrichir qu'il le trouva.
Il avait dans la ville un vieil oncle, nommé Borchin, qu'il voyait fort peu parce qu'il pensait à lui comme à une chose sans chaleur dont le passé ne laisse aucune trace et dont le présent est un oubli. Cet oncle était un vieux mutilé du travail. Depuis longtemps il vivait sur une seule jambe, tout comme un héron, assurant l'équilibre de sa marche par une jambe de bois. Cet homme vivait chichement malgré un joli magot patiemment amassé. L'avarice était son bien le plus précieux, il le nourrissait par des privations ultimes. Adrien pensa à la fortune de cet oncle, à sa vieillesse, à sa solitude, à son avarice. Il s'en fut trouver le bonhomme et lui proposa de loger ensemble.
— Puisque je suis seul, lui exposa-t-il, venez demeurer chez moi. Je travaillerai et vous ferez le ménage. Ainsi vous n'aurez aucun frais de location ni de nourriture, et nous ne nous ennuierons pas.
Le vieux Borchin sauta sur l'occasion.
Il embrassa son neveu — ce qui était la meilleure façon de lui témoigner gratis sa reconnaissance.
— Tu es un bon cœur, affirma-t-il. Je ne l'oublierai pas.
Adrien l'espérait bien.
* * *
Les voisins du dessous furent longs à s'habituer à la jambe de bois.
L'oncle ne sortait jamais. En ville on ne peut faire trois pas sans être obligé de porter la main au gousset.
« Dagada pon, dagada pon. »
C'était crispant. Ceux du dessous se plaignirent à la concierge. Elle leur dit :
— Un invalide, c'est un invalide !
Alors, dagada pon, dagada pon. Comme ça jusqu'à ce qu'on s'habitue et que le malaise vienne de ce qu'on ne l'entende plus.
Les hommes sont bêtes.
* * *
Désormais, la nuit, Adrien Druet rêva avec une sorte d'allégresse. Ses songes devenaient presque des projets. De temps à autre, il s'arrêtait de rêver pour écouter la respiration de son oncle. Le vieillard avait un souffle bref. Ses poumons devaient être usés et ses os ressemblaient sans doute aux poutres campagnardes rongées par les vers.
Druet pensait à sa putain. Timidement, il l'avait introduite dans son avenir comme un collégien hésitant présente sa petite amie à sa famille. Il la transformerait. Un bon bain d'eau chaude avec du savon noir, du savon à chien. Puis un bain de lait, comme Mme Stawisky. Puis des parfums chers dont les noms ressemblent à des titres de poèmes. Puis des dessous en soie rose pour s'y accrocher les ongles, et alors, par-dessus cette hygiène, par-dessus cette douceur, par-dessus cette armature parfumée et tiède, il mettrait des toilettes coûteuses. Et il promènerait ce chef-d'œuvre dans une automobile au capot long comme un museau de lévrier. Il arroserait la flamme de ses convoitises avec du pétrole et brûlerait ses misères passées dans ce feu dont il serait le maître.
Druet s'endormait béatement. Chaque soir, il espérait que le vieux serait mort le lendemain.
* * *
Ce diable d'unijambiste travaillait comme une fille de ferme. Qui donc a dit que les avares sont sales ?
En un rien de temps l'appartement fut habitable. Le linoléum brilla, on s'aperçut que la faïence de l'évier n'était nullement craquelée ; les araignées allèrent accrocher leur toile ailleurs.
— L'eau ne coûte rien, affirmait Borchin comme pour s'excuser.
Druet secouait la tête. Les efforts du vieillard lui paraissaient stériles. L'oncle pensait-il habiter ce taudis longtemps ?
* * *
Le matin en s'éveillant, Druet entendait :
« Dagada pon, dagada pon ».
Le vieux préparait une tisane, l'orge coûtant trop cher.
— C'est pour dire d'avoir du chaud dans l'estomac en sortant, disait-il.
Il rognait sur tout. La guerre semblait faite pour lui. Les restrictions le ravissaient.
Druet avait faim au point d'acheter des fruits dans la rue. Il les mangeait en allant à son travail.
Un jour qu'il repassait le vêtement de son neveu, Borchin trouva deux noyaux de pêche dans une poche. Il regarda Adrien d'un air courroucé, puis cassa les noyaux avec le fer à repasser et mangea les amandes.
* * *
Dix fois par jour, Adrien Druet évaluait la fortune de son oncle :
« Pas loin d'un million », estimait-il.
Après quoi, il pensait aux poumons de l'unijambiste, à ses os pareils aux poutres de campagne. Il souriait béatement.
* * *
Le visage de Borchin ressemblait à un cep de vigne tant il était noueux et tordu. Il avait sur le haut de sa tête comme l'herbe d'une motte séchée. Adrien en avait un peu peur. La tête du vieillard le hantait. Il croyait déceler son rire d'avare dans le grincement de sa plume.
Et toute la journée, malgré le calme du petit bureau mystérieux où il copiait des infamies, il avait dans les oreilles le dagada pon, dagada pon de la jambe de bois.
Certain soir, il rentra tête basse, accablé par une étrange lassitude : il ne trouvait plus la force de transformer sa putain, ni de gérer convenablement sa fortune. La vie de son oncle lui paraissait insoluble comme le problème des deux robinets emplissant et vidant un bassin à la même cadence. Il comprit que si ce présent s'éternisait, il perdrait goût à ses rêves et s'incorporerait aux réalités de l'existence. Il eut peur de devenir un simple individu.
Avant de rentrer, il acheta de la mort-aux-rats chez le droguiste du coin. Le droguiste sourit d'un air complice, comme s'il comprenait que Druet n'avait jamais eu le moindre grief contre les rats.
L'oncle Borchin avait mis à chauffer un vieux restant de soupe déjà aigre. Il ne se rendit compte de rien.
Il mourut dans la nuit après avoir beaucoup vomi.
Druet dit au médecin distrait qui signa le permis d'inhumer :
— Ça doit être cette saleté de soupe à la tomate, avec ces conserves de guerre…
Les voisins d'en dessous dirent à la concierge :
— Le pauvre vieux, ça nous fait tout drôle de ne plus entendre le dagada pon de sa jambe.
La concierge, qui allait sur ses soixante-dix ans, dit à Druet :
— Il avait septante-cinq ans ! Ça n'est pas un âge pour mourir.
* * *
Druet fut convoqué chez un notaire, lequel lui apprit que Joseph, Marius Borchin, né etc., fils de, etc., léguait par testament inattaquable la totalité de ses biens à l'État afin d'éviter que les droits de succession fussent perdus pour quelqu'un.
Le pauvre Adrien regagna son logis avec aux lèvres un goût de tabac humide. Il trouva au pied de son lit la jambe de bois de son oncle que l'on n'avait pas enterrée. Celle-ci était affreuse comme une jambe de bois toute seule. Druet la roula dans un journal d'avant-guerre et la porta chez un orthopédiste.
— C'est un trop vieux modèle, affirma le commerçant, je ne peux pas vous l'acheter.
Alors, l'homme ruiné essaya de la vendre au marché aux puces. Mais même les unijambistes vont au marché aux puces sur deux jambes ; il ne trouva pas acquéreur.
Désespéré, il vécut plusieurs mois en compagnie de la jambe de bois qui ressemblait à une corne d'abondance tarie.
* * *
Comme il fit très froid cet hiver-là, Adrien Druet brûla la jambe. Puis il mourut de froid dans son vieux pardessus et monta tout droit au paradis, où Jésus-Christ et son oncle, qui n'avait pas de rancune, le firent asseoir à la droite de Dieu.
C'est là qu'il attend sa putain.
Mais comme le Diable a des vues sur elle, tout porte à croire qu'elle sera damnée…
1 Putain pour les gens prudes. (Note du Diable.)