LA PANSE
La Mort m'avait dit : « La jalousie a fait couler bien du sang… »
A François Monnet.
La route s'en allait toute seule dans la chaleur, blanche jusqu'à blesser la vue et coupée çà et là par l'ombre oblique des arbres.
Le car avançait lentement. Il sentait l'essence brûlée, le caoutchouc brûlé, mais pas le brûlé tout court à cause de l'air frais, chargé d'odeurs champêtres, qui entrait dans le véhicule par les vitres baissées.
Les hommes négligent leur sens olfactif. Ils ont tort. Les odeurs servent à fixer les souvenirs. Ma mémoire est embusquée derrière mon nez.
Le car avançait lentement ; il sentait tout ça, je me souviens. De temps à autre, je jetais un regard au rétroviseur dans lequel somnolaient une douzaine de voyageurs, rouges et dégrafés. La chaleur, comme le sommeil est le plus grand ennemi de la dignité.
Pour ma part, j'avais encore plus chaud qu'eux, à cause du moteur brûlant qui exhalait dans mes jambes un souffle embrasé.
De part et d'autre de la route s'étendait une campagne blonde, animée par endroits d'attelages comme sur les tableaux de Rosa Bonheur.
Cette campagne de Grenoble à Lyon, je la connais par cœur. Une route est plus fastidieuse qu'un livre de chevet lorsqu'on la sait par cœur. J'ai constamment tendance à m'assoupir ; si la Compagnie Vignes savait cela… Mais elle n'a rien à craindre pour sa clientèle, la Compagnie Vignes : même endormi, je conduirais sans danger une voiture de course sur un chemin de halage. Certaines gens possèdent l'orthographe naturelle ; moi, j'ai le volant naturel. Tout de même, pour me rappeler à l'ordre, je klaxonne…
Ce jour-là, le bruit du klaxon dormait aussi, il n'appartenait pas à la circulation mais au vaste crépitement de la nature.
A un moment donné, je doublai une charrette de foin, et, pendant deux secondes, le car traversa une ombre odorante. Puis ce fut de nouveau le soleil, et l'ombre des arbres battant ma vue.
Et je pourrais ainsi déverser les mille détails de cette journée sur cette page blanche où vous viendrez chercher quelque chose qui doit également me faire défaut.
Voilà l'histoire. Je voudrais pouvoir vous la conter, mais ce serait trop vite fait, ou bien vous l'expliquer, mais ce serait trop long.
Je vais faire un pas vers vous, faites-en un vers moi. Peut-être existe-t-il un point situé à égale distance de votre curiosité, de la vérité et de mon cœur.
* * *
Deux mots sur ma vie. Il est bon de pouvoir se résumer. Mon curriculum vitae ! C'est la pépite restant au fond du crible. Le temps fluide est tombé !
Mon nom, d'abord : il n'a rien à faire dans l'histoire et je n'en ai nul besoin pour penser à moi, mais les gens ne peuvent m'imaginer qu'à travers lui. Je m'appelle Leroy, Amédée Leroy. J'ai trente-trois ans, l'âge de Jésus-Christ, comme disait Philibert avec son rire de fesse et ses yeux de canard. Depuis pas mal de temps, je suis chauffeur à l'entreprise Vignes, transports.
Chez Vignes, c'est la bonne maison. On vous paie sans aigreur, et suffisamment pour un travail juste. Mais ces messieurs n'ont pas de pudeur. Ils savaient bien que Philibert, le contrôleur, était l'amant de ma femme, ils savaient également que j'étais au courant, puisque je leur avais demandé à permuter avec un collègue de Chambéry-Lyon. Mais ils ont continué à nous laisser sur la même ligne avec une sorte d'indifférence provocante.
On aurait dit qu'ils attendaient une bagarre. Une bagarre ! Il ne fallait pas compter sur moi. Je ne me bats pas, je crains les coups. Un poing m'effraie davantage qu'un pistolet. Ce n'est pas de la lâcheté, vous voyez, mais bien une répulsion physique, instinctive, une contraction de ma chair, pareille à celle d'une fille violentée.
Et puis, je m'étais habitué à cet état de choses. Lorsque j'étais en compagnie d'Anna, je la regardais et je me disais : « Ça n'a pas d'importance qu'elle me trompe. » Je la voyais et je mesurais combien elle était terriblement là, elle-même, contenue dans elle-même. J'en souffrais un peu, lorsque je n'étais plus à ses côtés. Je suis un imaginatif. Je la poétisais. Ainsi je pensais à ses cheveux. Anna avait de vilains cheveux noirs si rêches que, lorsque je les caressais, j'avais l'impression de saisir une poignée de paille. Eh bien, de loin ses cheveux me plaisaient et c'est alors que j'imaginais les sensations de Philibert lorsqu'il les caressait aussi.
Ils couchaient ensemble : je voyais très bien le tableau, mais il ne me fouettait pas les sangs.
En somme, rien de ma femme ne m'échappait ; je connaissais ses moindres gestes, ses habitudes les plus menues, ses vêtements les plus intimes, tout cela par cœur, et comme tout cela participait à la chose, je m'y manifestais indirectement.
Je n'aime pas faire l'amour. Je juge l'acte triste et décevant, tout juste bon pour les femmes. Mes pensées me suffisent. Je pense pour rien ; les femmes ne sont capables que de penser par calcul. Anna a choisi Philibert comme complément, et je m'en suis tout de suite aperçu.
J'habite Bourgoin. Tous les matins, j'allais en chemin de fer à Grenoble pour y prendre mon service. Je repartais à neuf heures en direction de Lyon. Philibert montait à La Tour-du-Pin et descendait à La Verpillière pour attendre le car suivant. Ma femme m'attendait à Bourgoin afin de me remettre un repas froid. Bientôt je remarquai que Philibert descendait à Bourgoin. Un jour, au moment de démarrer, je l'aperçus dans le rétroviseur au côté d'Anna. Leur attitude était correcte ; néanmoins, je compris.
Il aurait suffi d'un rayon de soleil dans le rétroviseur.
A quelque temps de là, je me fis remplacer au dernier moment à Bourgoin par mon frère, et je suivis le couple jusqu'au petit hôtel où ils s'introduisirent comme des lézards.
J'éclatai de rire et j'allai me saouler. Le soir, Anna me fit une scène.
* * *
La vérité ! Ah ! Le gros mot ! Si je disais la vérité, vous hausseriez les épaules. Alors je vais vous raconter tout sur le plan dont je vous parlais tout à l'heure. Vous savez : à égale distance, etc.
* * *
Pour commencer, cette journée, je l'appelle pour moi la « journée de la chaleur » et je pense au car comme à un gros bourdon.
Lorsque les toits de La Tour-du-Pin apparurent, je devins nerveux. Je n'en voulais pas à Philibert : ce n'était qu'un homme. Les premières maisons me dévorèrent. Je klaxonnai puissamment ; le klaxon possédait une sonorité nouvelle, appartenant à la même famille que le « Attention, École ! » dressé comme un pion d'internat à l'entrée de la ville.
Le véhicule s'engouffra dans une vallée ombreuse, sinuant entre des maisons tranquilles.
Je m'arrêtai sur la place baignée de soleil. Philibert était là.
Quelques voyageurs descendirent, d'autres montèrent.
Alors Philibert s'avança, et il me dit :
— Bonjour, Leroy ! Quelle chaleur, hein ?
Avec moi, il était d'une amabilité servile. Je me gavais de ses sourires effrayés.
Le car repartit. Philibert vérifiait les billets en titubant. Je pensais : Tout à l'heure, il viendra s'asseoir sur le siège d'à côté et nous ne nous regarderons pas, nous essaierons de nous ensevelir dans le ronronnement du moteur, dans le tournoiement flamboyant de la chaleur. Nous nous oublierons en pesant l'un sur l'autre, comme cela, jusqu'à Bourgoin où il retrouvera Anna.
J'aurais voulu éprouver une rage démesurée afin de montrer une dignité noble et violente, mais je ressentais à peine une sorte de morne tristesse. Une tristesse sans ampleur, sans gravité, sans consolation.
La chaleur nous attendait au sortir de la ville. Depuis le début de l'été, mes pensées avaient une odeur de caoutchouc brûlé. La précision de mes souvenirs m'effraie. J'ai peur de porter dans ma mémoire des instants que je n'ai pas vécus.
* * *
Philibert prit place à mes côtés comme prévu. Il sortit un journal de sa poche. Je regardais sa main gauche, couverte de poils blonds, à l'annulaire de laquelle brillait une chevalière massive. Une main qui, tout à l'heure, caresserait le corps d'Anna.
Je pensais au corps d'Anna, mais j'y pensais comme à un corps. Comme à un corps à moi, comme au corps de Philibert.
La main du contrôleur tremblait. Était-ce à cause des soubresauts du véhicule ?
Était-ce de peur ?
Ç'aurait pu être de peur ! Je n'avais jamais fait part à quiconque de ce qu'on appelle mon infortune conjugale, mais Philibert savait que je savais.
L'expression me fit sourire et je répétai : « Il sait que je sais ! »
Et le moteur du car, dans la côte de poussière blanche, reprit comme un hymne :
« Il sait que tu sais. Il sait que tu sais ! »
Et dans le rétroviseur les voyageurs disaient d'un air goguenard :
« Il sait que tu sais ! »
Et, sur la route, l'ombre des arbres scandait la phrase :
« Il sait (une ombre)… que tu sais (une ombre). »
Tout l'univers savait que Philibert savait que je…
Voilà comme on use son infortune conjugale sur les routes.
* * *
Je regardais avidement la main de Philibert et il me semblait que je voyais une main pour la première fois.
Philibert allait descendre à Bourgoin, avec son air préoccupé, son air de signifier qu'on ne peut respirer que pour la Compagnie Vignes, consacrer ses plus humbles gestes qu'à la Compagnie Vignes ; mais il retrouverait ma femme et il la prendrait dans ses bras, et il la caresserait avec sa main couverte de poils blonds. Et peut-être dans sa tête à képi, dans sa sale tête rougeâtre, dans sa tête idiote, dans sa tête de taureau vicieux, dans sa tête, dans sa tête, trouverait-il des mots de jeunes couples au crépuscule pour lui brouiller le regard.
J'essayais d'imaginer cette liaison. Leur chair ! Oui, je comprenais leur chair. C'est si bête ! J'avais envie de rire. Anna avait un gros pli sous le ventre et je savais que Philibert portait une ceinture. Il s'agissait d'amours orthopédiques.
Leur amour ! Je regardais Philibert, sa tête à képi, sa tête rougeâtre, sa tête idiote, sa tête de taureau vicieux, sa tête, sa tête, et non, ça ne pouvait pas être.
Alors ?
* * *
Nous arrivâmes à Bourgoin. Des voyageurs descendirent, d'autres montèrent : perpétuité des mouvements de foule !
Philibert était descendu avant tout le monde. Et il regardait tout le monde avec ses yeux de canard. Je cherchai Anna du regard. Je ne l'aperçus pas, mais, en revanche, je vis venir à moi Léon, le fils de notre voisine. Il m'apportait ma mallette-au-dîner et il me dit que ma femme était prise de violentes douleurs dans le ventre, qu'elle était couchée et que sa mère se tenait à son chevet, que peut-être il vaudrait mieux que je me fasse remplacer à Lyon afin de rentrer au plus tôt !
J'éclatai de rire en pensant à Philibert, à sa ceinture, au gros ventre qu'elle contenait et qui allait être déçu.
* * *
En rentrant, le soir, je trouvai ma femme morte et je fus bien étonné. Moi qui pense tant et à tant de choses, je n'avais jamais imaginé cette situation.
La première chose que je vis en arrivant chez moi, ce fut la voiture du médecin, une toute petite voiture jaune à roues noires. La porte de la chambre était ouverte, et j'aperçus un groupe de cinq à six personnes. Il y avait mon frère, ma belle-sœur, des voisins. Ils parlaient à voix basse et se turent en m'apercevant. Le médecin avait une petite barbiche. Tout ce monde se tenait autour du lit, silencieux et grave, et je pensai au tableau représentant Ambroise Paré et ses élèves entourant la première table d'opération.
Il y eut un long silence, tout le monde me regardait. A la fin, mon frère s'avance, il me dit :
— Écoute, Amédée, c'est un rude coup, mais…
Alors voilà ma belle-sœur qui éclate en sanglots. Le médecin prend un air navré. Les autres toussent. Le soleil éclate dans la chambre. La chambre danse comme derrière un rideau de chaleur.
Et moi, très calme :
— Elle est morte !
Et puis je repense à la grosse sale gueule de Philibert, à sa main poilue, à ses yeux de canard.
Je m'approche du lit, chacun s'écarte, on me regarde, on m'espère, on attend de moi des choses dont on jouira, des réactions.
Anna était là, bien sage dans sa robe mauve, les seins à cheval, les mains jointes, le regard mal clos et myope.
Elle était morte. Morte pour de vrai. Ça ne s'explique pas.
* * *
Il y a eu les funérailles. Je n'aurais pas cru avant, mais son enterrement a ressemblé à tous les enterrements. Ma belle-sœur Adrienne pleurait toutes ses réserves ; elle pleure toujours sur les malheurs, sur les joies, sur les pages des livres et devant les écrans.
Elle me répétait à chaque instant :
— Ah ! mon pauvre Amédée, ce qu'on est peu de chose ! Ou bien : Si vite, c'est terrible, et à son âge !
Le type des pompes funèbres. Le curé. La teinturière. Les gants noirs du dernier moment. Les voisins. Les couronnes : A mon épouse bien-aimée, A notre sœur et belle-sœur.
Du bruit, beaucoup de bruit… en silence.
Le faux silence plein d'une sourde allégresse des cérémonies funèbres.
Et puis le grand silence d'après. Anna n'est plus là. Tous ses objets, tout ce qu'elle avait annexé à sa vie, justifié par sa vie, sa mort le laisse intact et pourvu d'une louche utilité.
« Oh, Anna ! Oh, mon amour d'Anna ! Anna des étés odorants ! Anna de ma jeunesse ! Anna de mes émois ! Anna de ma vie !
« Mes larmes coulent ; ton souvenir les pousse comme le cœur pousse le sang. Les larmes sont le vrai sang de mon cœur. Elles coulent, Anna ! Elles coulent sur ta tombe. Mais rien ne sortira de ta tombe hormis le rosier que j'y planterai. »
* * *
Mon frère me dit :
— Après un coup pareil, il faut te reposer quelques jours !
Se reposer, c'est ne rien faire. Rien faire est bien fatigant.
« On » s'occupa de moi. « On » me fit boire et pleurer, deux choses qui soulagent beaucoup.
* * *
Je sais. Vous me laissez dire. Vous m'attendez au moment crucial, parce que vous avez lu les journaux, et c'est la suite qui vous intéresse. Donnez-moi une minute pour réfléchir. J'aimerais tant être franc : mémoire d'un cobaye. Mon cœur bat. Messieurs de la Cour, messieurs les jurés. Au cirque, la musique s'arrête sur un signe du chef de piste : exercice dangereux ! Il a suffi d'un rien. C'est comme l'image du rétroviseur, Philibert et Anna, un rien à interpréter.
Je devais reprendre mon travail chez Vignes le lendemain. J'étais de plus en plus désemparé. J'allais connaître une nouvelle face de ma solitude. Alors l'idée me vint d'aller au cimetière. C'était la fin de l'après-midi, pendant ce moment émouvant où le soleil, sans perdre de son éclat, semble tremper dans un bain de fraîcheur. Les gestes s'adoucissent et les bruits se feutrent. Je marchais d'un pas sans pensées. Marco, le chien de mon frère, me suivait. C'est un gros chien jaune, croisé saint-Bernard et je ne sais pas quoi. J'arrive devant la tombe d'Anna, toute fraîche comme un labour, je m'assieds sur une grosse pierre et Marco pose sa grosse tête sur mon genou. Il avait des yeux mous et humides, pareils à des dedans de raisins. Des mouches couraient autour de ses yeux comme si elles hésitaient à s'y baigner, et Marco faisait des mouvements de bilboquet avec son museau pour les chasser et les happer. Ses dents claquaient à vide. Le soir commençait. Alors je me dis que la vie était bonne à boire, et insensiblement ma douleur s'éloigna comme s'éloigne un rivage.
Je regardais les couronnes entassées sur le morceau de terre d'Anna. Et j'en aperçus une qui me fit bondir. « De la part de l'Entreprise Vignes. » L'étiquette était restée auprès des perles. Alors, en foule, pressées, hurlantes, des pensées me viennent : là-bas, dans les bureaux de l'entreprise, ils ont fait la quête : « Pour la couronne à Leroy, que sa femme est morte », a dit le portier Justin. Je connais. Il a promené son tronc sous le nez de tous les employés. Alors Philibert… Alors Philibert, avec sa grosse sale gueule, ses yeux de canard, et la navrance de sa viande serrée, Philibert a dû tirer son portefeuille et donner vingt francs — le prix d'une piaule à l'hôtel — pour la couronne d'Anna.
La haine, enfin, la véritable haine me galvanise. Je sors en courant du cimetière. Marco me suit, les mouches suivent Marco. On s'en va, tous à la queue leu leu, derrière la vengeance.
* * *
Je passai une nuit réconfortante. Ma rage me fortifiait. J'en voulais à Anna d'être morte avant que je ne me sois vengé. Je comprenais brusquement ma complaisance devant sa tromperie. Elle vivait, Philibert vivait, je vivais. L'idée d'une mort ne me venait pas. Tout était possible, comprenez-vous ? J'avais le temps : j'avais nos trois vies devant moi. J'avais l'éternité de la vengeance. Obscurément, j'attendais mon heure ; ma soi-disant indifférence était comme un raffinement de cruauté. Je me laissais lentement fermenter au contact de ce levain qu'est la haine. Et puis, soudain, plus rien. Anna était morte, et alors je me trouvais à jamais trompé. Trompé par une tombe !
Toute la nuit je cherchai une solution pour sortir de cette impasse.
Pourquoi ne tuerais-je pas Philibert ?
Mais sa mort me paraissait vide. Il mourrait pour lui. A quoi cela servirait-il ?
Néanmoins, avant de partir au travail, je pris mon revolver et le glissai dans ma poche. On ne sait jamais…
* * *
Mon volant me réconfortait. Le va-et-vient des voyageurs, les haltes bruyantes, la route de poussière, la danse du soleil, l'éternité des gestes à accomplir, des pensées à penser, de la vie quotidienne facile et hautaine, me captivèrent. Jusqu'à La Tour-du-Pin, tout alla bien.
Le véhicule s'engouffra dans une vallée ombreuse, sinuant entre les maisons tranquilles.
Je m'arrêtai sur la place baignée de soleil. Philibert était là !
Quelques voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Alors Philibert s'avança et il me dit :
— Bonjour, Leroy ! Quelle chaleur, hein !
Toujours la même chose, les mêmes mots. Je le regardai, il était toujours pareil. Et je sentis que moi aussi j'allais redevenir pareil et ne jamais plus changer, parce que rien ne vaut la peine qu'on change.
Philibert fit son travail. Il vint s'asseoir. Il tira son journal. Je regardai sa main. Ses poils blonds. Et je faillis comprendre. Mais je n'eus pas le temps de comprendre que je comprenais. Déjà, la colère me revenait comme une aigreur d'estomac.
Pourquoi ?
Je revis la tombe d'Anna. Plus d'Anna. Mais la main de Philibert n'avait pas encore oublié la peau et les formes d'Anna.
Alors j'éprouvai un grand froid sur ma cuisse, c'était le revolver qui n'avait pu se réchauffer dans ma poche. Il était glacé comme une vipère, comme un désir impossible à assouvir, comme la vengeance.
Essayez de bien comprendre.
Chaque fois que je passais les vitesses, je le caressais furtivement. Toute cette mort assoupie dans ma poche m'enchantait. Mais je n'avais toujours pas envie de tuer Philibert.
Nous arrivâmes à Bourgoin. Des voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Philibert ne broncha pas. Je le regardai avec des yeux épouvantés. Comment osait-il ne pas descendre ? Il se foutait d'Anna. Ça, je ne pus l'admettre. A partir de là, je vis que tout déraillait et que je ne comprendrais jamais plus l'affaire.
J'embrayai. Nous repartîmes. La chaleur nous attendait au sortir de la ville, après le rideau de platanes. Depuis le début de l'été, mes pensées avaient une odeur de caoutchouc brûlé.
Lorsque nous fûmes en pleine campagne, j'arrêtai le car.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Philibert.
Les voyageurs croyaient à une panne et se lamentaient déjà.
Alors je sortis sans rien dire mon revolver, et ma cuisse redevint chaude. Philibert me regardait avec des yeux fixes. Il s'était vidé d'un coup ; je me dis qu'aucune goutte de sang ne sortirait de sa grosse sale gueule. Il restait là, sans geste, attendant de toutes ses forces.
Je souris. Rien que ça et j'étais payé de tout, et Anna aussi, et tous les hommes comme moi et toutes les femmes comme Anna se trouvaient vengés. J'avais envie de remettre le truc dans ma poche. Mais ce fut l'idée du froid qu'il y produirait qui me retint. Je vidai tout le barillet dans le ventre de Philibert tandis que les voyageurs hurlaient de peur et se sauvaient par la portière du fond.
Puis je descendis du car et, après avoir jeté le revolver dans un champ de trèfles, j'allai pisser au bord du talus.