LA BECQUÉE DES MONSTRES

La Mort m'avait dit : « Ah ! la vengeance… »
A Léon Charlais.

Le salon luisait d'encaustique, une rivière de soleil le traversait. Quelques meubles impersonnels, décoratifs et sans utilité précise, semblaient avoir grand-peine à se maintenir en équilibre sur cette patinoire. Au-dessus de la porte, un Christ jaune.

— Il ne faudra pas pleurer, dit Mme Mauduis à son fils.

Alban secoua la tête et se mit à pleurer.

Mme Mauduis retint à grand-peine une trombe de larmes entre ses longs cils si savants. Ses pleurs contenus agissaient sur sa vue comme des verres grossissants. La tête bouclée de son gamin lui parut immense comme une lande.

Elle dit encore :

— Je viendrai te voir tous les mercredis ; le jeudi, je ne peux pas, mais j'espère que le directeur acceptera.

On entendait, comme suintant des murs, un sourd bourdonnement de prières.

Il y avait des mouches sur les vitres et une branche de lilas, lourde comme une grappe, oscillait derrière la croisée.

Le portier boiteux avait dit :

— Monsieur le directeur termine son cours d'anglais ; si vous voulez bien attendre quelques instants…

Il était jaune comme le Christ d'ivoire et il paraissait aussi inutile que la table ronde couverte d'un tapis vert.

Madeleine Mauduis saisit la main de son fils.

— Il faudra m'écrire souvent, n'est-ce-pas ?

L'enfant fit signe que oui. Ses larmes tombèrent sur le parquet. Il les regarda.

Madeleine les regarda aussi. Et peut-être que le premier regard du directeur, en entrant, alla à ces trois larmes écrasées sur le plancher ciré. Il ne referma pas la porte tout de suite. Pendant quelques secondes, on entendit : « … pleine de grâce, le Seigneur est avec vous », puis la prière ânonnée redevint un bourdonnement que Madeleine maintenant pouvait suivre.

Le directeur s'avança. Il avait l'air bon. Il ressemblait à un vieux président de la République, à un bœuf, à un beau crépuscule, à quelque chose de noble, de puissant et de serein.

Il s'inclina très bas et dit :

— Mes respects, Madame.

Madeleine dit :

— Bonjour, Monsieur.

Elle regardait le bouc poivre et sel du directeur et pensait involontairement : « vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles… »

Alban s'arrêta de pleurer, il fit un pas et marcha sur ses larmes. Personne n'y pensait plus.

— Bonjour, mon petit, murmura le directeur en tapotant la joue du gamin avec deux doigts.

Il tenait toujours deux doigts allongés, comme le Christ, mais c'était à cause de sa cigarette.

— Comment t'appelles-tu ? questionna-t-il.

La mère répondit :

— Alban.

— C'est un joli nom, approuva le directeur, et tu m'as l'air d'un brave petit. Tu verras comme nous serons bons amis ; quel âge as-tu ?

— Il a huit ans, s'empressa Madeleine.

Elle était soulagée. Cet homme savait comprendre les enfants.

Alban tira son mouchoir et s'essuya les yeux. Il réprimait un sanglot sec, convulsif, un sanglot pareil au tonnerre qui s'éloigne.

— Tu peux pleurer, murmura le directeur, il ne faut pas rentrer ses larmes. Je comprends ton chagrin, va, mais ta maman viendra te voir souvent et tu trouveras ici de bons camarades.

Il posa sur le front du petit un baiser de distribution de prix. Après quoi, il appuya sur un bouton astucieusement dissimulé dans une moulure de la boiserie.

Le portier apparut.

— Allez me chercher M. Fels, ordonna le directeur ; puis, se tournant vers Madeleine Mauduis : C'est notre surveillant, il aime les enfants ; je vais lui confier Alban pour aujourd'hui.

M. Fels ne tarda pas à arriver. Son visage rond paraissait emmanché sur un col dur. Il avait les joues couperosées, les yeux niais, et une moustache de chat.

— Voici le petit Alban, dit le directeur après les salutations d'usage, je vous le confie pour aujourd'hui. Il va embrasser sa maman, ensuite vous l'emmènerez dans le jardin. A la récréation, il faudra le présenter à son maître, M. Guichard, et à ses petits camarades.

M. Fels salua avec déférence et assista aux effusions d'un air faussement attendri.

— Viens, bébé — il prononçait « baibai » —, dit-il en prenant la main d'Alban.

Madeleine Mauduis quitta précipitamment le pensionnat. Elle se retrouva dans une rue calme, assoupie, où un arroseur dessinait de grands zigzags d'eau avec son jet.

Elle allait, comme on revient d'un enterrement, la tête vide et le cœur soulagé. Elle pensait à la branche de lilas, au Christ d'ivoire, aux larmes de son fils écrasées en étoile.

« Je vous salue, Marie, pleine de grâce … »

* * *

M. Fels se promène dans les jardins de l'internat. Il a l'habitude. A chaque nouvel élève, il est chargé de l'adaptation. Il dit à Alban, montrant un carré de salades :

— Tu vois, ça c'est des salades.

Alban approuve et pense de toutes ses forces aux salades, il les apprend comme la formule d'un document secret.

Les voici devant un cerisier aux branches basses. M. Fels se hausse sur la pointe des pieds. Il attrape une cerise d'un air malin et la tend à l'enfant.

— Tiens, mange, attention au noyau.

La cerise a un goût de chagrin pas très mûr. Alban, docile, crache le noyau.

Ils parviennent devant le lilas. Alors le petit songe à la branche qui dansait devant la fenêtre. Il ne peut plus la découvrir dans cette immense gerbe palpitante. Cette branche ressemblait à sa mère ; comme sa mère, elle a disparu.

— Il ne faut pas pleurer, chuchote le surveillant. Tiens, voilà justement M. le directeur, sèche vite tes larmes.

En effet, le directeur se dirige vers eux. Il sourit et tapote les joues d'Alban avec ses deux doigts jaunis par la nicotine.

— Va jouer, mon petit, il y a des quilles sous le préau.

Alban s'éloigne à pas peureux. Il examine les quilles, mais n'ose les toucher, il ne connaît pas ce jeu qui lui paraît redoutable et détenteur de perfidies.

Pendant ce temps, M. le directeur approche son bouc de l'oreille du surveillant.

— Il m'a l'air docile, cet enfant. Je vous le recommande, c'est un pauvre petit ; son père est mort depuis plusieurs années, et sa mère, comment dirais-je, n'a pas une conduite…

M. Fels rougit.

— Ce n'est pas à proprement parler une femme de mauvaise vie, mais elle se fait entretenir par des amants. Dans sa déchéance, cette malheureuse n'a pas perdu tout à fait la notion de son devoir maternel puisqu'elle éloigne son fils de sa vie licencieuse.

« Nous devons forger une âme robuste et pure à cet enfant qui connaîtra trop tôt, sans doute, les noirceurs de l'existence.

M. Fels se racle le gosier.

— Ne craignez-vous pas, M. le directeur, que la conduite de cette… gourgandine ne nuise au renom de notre établissement ?

Le directeur ferme les yeux, lève la main.

— Que celui qui n'a pas péché lui jette la première pierre, souvenez-vous, M. Fels !

Le surveillant baisse la tête comme à confesse.

— Je vous laisse, avertit le directeur, j'ai du travail.

* * *

La vie de M. Fels est comme une route dans la nuit. Elle fend la nuit, elle mène plus loin ; c'est seulement une route. M. Fels a vingt-huit ans d'internat Saint-Joseph dans la tête, dans les membres. Toutes les cerises qu'il a mangées pendant vingt-huit ans provenaient de ce cerisier. Il a existé gravement au milieu d'enfants sans cesse nouveaux, sans cesse identiques comme des vagues. Son sifflet nickelé est tout jaune à l'embouchure, tout rongé par ses lèvres molles, pareil au pied du saint de bronze de la chapelle qu'il faut toucher pour obtenir cent jours d'indulgence. Le pied du saint, ce pied informe, cette masse dorée, luisante, semblable à une décomposition du bronze, ce pied aux orteils rongés, ce pied qui s'amenuise de lustre en lustre, c'est la vie de M. Fels.

M. Fels ne quitte jamais l'internat, même pendant les grandes vacances. Il ne sort qu'une fois par an, à la Noël. Il se rend à Paris, muni de ses économies de l'année, il prend un bain, fait un bon repas et va au bordel — tout ça rapidement —, il a juste le temps de se confesser à Saint-Germain-des-Prés avant de reprendre le train du soir. Il appelle cette sortie : « la visite à mon cousin Charles ». Car il a un cousin Charles ; il n'aurait pas été capable de l'inventer.

Adossé à un pilier du préau, M. Fels contemple Alban. Il recherche les traits de la mère sur ceux de l'enfant. Grand Dieu, s'il avait su, il aurait regardé Mme Mauduis ; il ne se souvient plus d'elle. Il fait un effort. De temps à autre lui parvient un détail immédiatement évaporé. Il revoit ses longs cils, un coin de sa bouche, son mollet. Il s'arrête au mollet et remonte en pensée la couture du bas. Un gros émoi s'empare de lui. Il voit trouble.

— Écoute, petit !

Alban lève sur M. Fels ses yeux craintifs.

— Elle est bien jolie, ta maman, as-tu une photographie d'elle ?

Alban se sent pris d'une grande affection pour M. Fels.

— Oui, M'sieur.

Et il tire de sa poche la photographie.

Voyez le phénomène : Alban regarde cette jeune femme souriante à la gorge généreuse. Son cœur se contracte, il voit sa mère. M. Fels s'empare du portrait, il regarde au-delà de la photographie, il repère les lèvres pulpeuses et croit déceler la palpitation de la poitrine. Il voit une femme.

Tout à l'heure, Alban pleurera dans le lit anonyme. Tout à l'heure, dans un autre lit, M. Fels remontera doucement la couture du bas.

Et peut-être qu'à Noël, le corps qu'il louera aura un visage.

* * *

Cunacan, de la classe de sixième, demande à Alban :

— Qui que t'aimes le mieux, des maîtres ?

Et Alban répond :

— Çui que j'aime mieux des maîtres, c'est pas un maître, c'est M. Fels.

Cunacan éclate de rire. Sa tête tondue se plisse. Il n'a pas de cheveux et presque pas de pensées sous sa couenne mal bouclée. Il appelle les autres :

— Écoutez, tout le monde, Mauduis il aime mieux le père Fesse de tous.

Alban rougit intensément. Est-ce indécent d'aimer M. Fels ?

Le grand Gripa interroge, soupçonneux :

— A cause de quoi, que t'aimes mieux de tous le père Fesse ?

— J'sais pas, ment Alban, je le trouve gentil.

Et c'est exact. M. Fels est gentil. Il dorlote Alban. Pendant les récréations, il le prend par la main et fait avec lui le tour de la cour. Lorsque deux élèves se battent, il donne un petit coup de sifflet — pas un long, car les élèves croiraient à la fin de la récré. Il crie :

— Hep ! là-bas, avez-vous fini ? Grogiron, au piquet devant les cabinets ! Mignard, dix fois le tour du préau les mains sur la tête !

Comme cela, sans lâcher la menotte d'Alban, si bien qu'Alban participe bon gré mal gré à la sentance. Il apprend l'autorité ; c'est une science qu'on n'enseigne pas à Saint-Joseph.

Un jour que Cunacan faisait pipi dans le seau à papier M. Fels lui infligea cent tours de préau, mais, à la suite d'une timide intervention d'Alban, il ramena le pensum à dix tours.

Alban est devenu l'éminence grise de la discipline.

M. Fels l'aime, ça ne s'explique pas. Un lien familial se noue peu à peu. Ainsi, lorsque sa maman vient le voir, le mercredi, bien que ce ne soit pas le jour des visites, M. Fels l'accompagne au parloir et discute avec Mme Mauduis.

Il dit :

— Madame, votre cher baibai est un ange. Il est studieux, poli, et d'une sagesse édifiante. Je le considère comme mon petit enfant à moi.

Madeleine rougit de plaisir. Elle embrasse Alban, sourit à M. Fels et tous trois grignotent des pâtisseries.

Au moment de se séparer, Mme Mauduis serre la main de M. Fels ; alors, au lieu de dire : « Au revoir, madame, à bientôt », tout de suite le surveillant trouve un discours, au dernier moment, et le prononce sans lâcher la main de la jeune femme. Et Madeleine frissonne, car il lui semble qu'elle vient d'engager sa main, comme un dompteur, dans la gueule d'un fauve. Elle se méfie de la douceur du fauve.

La maman d'Alban connaît les fauves, tous les fauves ; les tigres, les lions, les M. Fels, etc. Mais elle fait semblant de rien.

* * *

Ce mercredi, M. Fels arrive seul au parloir. Mme Mauduis devient pâle.

— Le petit est malade ?

— Non, non, rassure le surveillant, ils sont en composition de calcul, il faut attendre un petit quart d'heure.

Madeleine soupire de soulagement. Elle sourit à M. Fels qui s'assied à ses côtés sur le canapé épluché.

Il recommence à chanter les louanges de l'enfant. C'est une chanson dont Mme Mauduis raffole et qu'elle ne saura jamais par cœur.

M. Fels parle, parle ou plutôt chante, chante. Son interlocutrice ne le voit plus. Tout en parlant, il fixe la jambe de Madeleine. Le mollet rond accompagne la jambe sous le bas. Mme Mauduis croise ses genoux, ce qui produit de chaque côté de cet entrelacs de jambes un trou dans la jupe. Un trou d'ombre dans lequel M. Fels plonge par la pensée. Il est hypnotisé par ces deux vides aux ténèbres infernales. On n'est pas en bois. Sans cesser de parler, il s'approche de Madeleine. Sa main quitte l'entournure de son gilet et descend lentement le long de son corps. La voici maintenant sur le canapé, il la suit du regard, comme un équilibriste suit les gestes de son partenaire. Cette main, sa main, est partie toute seule pour accomplir une mission. Il n'y peut rien. Et puis, on n'est pas en bois. La main hésite — mais va donc, imbécile ! Elle prend ses repères. Va-t-elle aborder directement le genou ou plonger dans le gouffre noir ? Elle se décide pour le gouffre et continue sous la jupe ses reptations.

Madeleine Mauduis, comme en extase, regarde sans le voir le visage violet de M. Fels. Et M. Fels pense : « Je suis à un centimètre de sa peau ! » Et M. Fels dit d'une voix charmée :

— Ainsi, la semaine passée, ce chéri m'a demandé de lever la punition d'un de ses petits camarades…

Et soudain, un tonnerre éclate dans la viande de M. Fels. La main messagère s'abat sur une cuisse tiède. On n'est pas en bois ! M. Fels n'oubliera jamais ce contact. Il se précipite sur Madeleine, les yeux brillants, le ventre courageux. Mais elle le repousse. Le désir exaspéré de M. Fels ne peut pas concevoir ce refus. Sa moustache hérissée cherche les lèvres de Madeleine. Mais Madeleine fuit la moustache en secouant brusquement la tête. Elle crie doucement, oui, elle crie doucement : « Que signifie ? Monsieur ! Monsieur ! allez vous finir ? »

Et peu à peu le désir de M. Fels diminue, il se résorbe, pantèle, s'évanouit. Bientôt il est envahi par une dignité sinistre, froide, froide. Le voilà en bois. Il se lève et sort d'un air digne.

* * *

Alban demande à sa mère :

— Tu as pleuré ?

— Non, non, mon petit, ce n'est rien, on m'a tellement dit du bien de toi. C'est la joie, comprends-tu ?

* * *

Après avoir quitté sa mère, Alban retourna dans la cour de récréation, mais il ne s'y arrêta pas, car il se proposait de monter au dortoir les petits paquets dont elle l'avait comblé. Au moment où il s'engageait dans le couloir, la voix de M. Fels le rattrapa. Il ne la reconnut pas tout de suite, tant elle était hargneuse et glacée.

— Où allez-vous ?

Alban se retourna en souriant de la surprise qu'éprouverait le surveillant lorsqu'il le reconnaîtrait. Mais son sourire se figea, M. Fels se tenait immobile derrière sa moustache. Le blanc de ses yeux était tout dilaté. Il restait debout et paraissait immensément lourd et précaire comme un pan de mur qui va tomber.

— Vous ne savez pas qu'il est interdit de pénétrer dans les bâtiments sans autorisation ? Vous me ferez dix tours de préau !

Alban regarde M. Fels. Si l'aumônier arrivait et lui disait : « A propos, Alban, ce n'est pas vrai, Dieu n'existe pas, car il y a une foule de dieux. » Si son professeur de calcul lui affirmait : « Deux plus deux, ça ne fait rien ! » ; si le professeur de français annonçait qu'« orthographe » s'écrit avec dix h, Alban rirait. Une chose admise fait partie de vous. Elle ne peut plus ne pas exister.

Alban regarde M. Fels. M. Fels a la moustache de M. Fels, le visage lombaire de M. Fels, les yeux de M. Fels. Alors ?

— Mais, Monsieur ?…

Il a envie de crier : « Mais, Monsieur, je suis Alban, le petit Alban ! »

— Vous m'en ferez vingt ! ordonne le surveillant, et il gifle la joue rouge, la joue lisse, la joue neuve d'Alban avec la main de tout à l'heure.

* * *

Alban tourne autour du préau, mais cette ronde n'est pas un circuit fermé, c'est un véritable acheminement. Chaque pilier de la construction est une borne de la route humaine où vient de le projeter une gifle.

Ne compte pas les tours, Alban ! Tourne, marche, tous les hommes tournent autour du préau. Tu viens d'entrer dans le cycle.

Tu comprends obscurément que M. Fels est un monstre, et un jour tu sauras le nom de ce monstre, et peut-être le portes-tu déjà, ce nom. Car te voilà un homme. Le visage de M. Fels te fait brusquement horreur, tu le piétines par la pensée, et tu rêves à ses gros yeux éclatant sous tes galoches de pensionnaire.

Tourne quand même et rêve à la mort de M. Fels si elle te soulage.

* * *

M. le directeur, qui traversait la cour, s'approche du surveillant :

— Tiens, dit-il, vous avez puni le petit Mauduis ?

— Il a de mauvais instincts, affirme sincèrement M. Fels ; que voulez-vous : l'hérédité !

Le directeur hoche la tête et, pendant quelques instants, regarde tourner cette âme neuve où, en secret, germe un meurtre.