DEUX SOUS DE VIE

La mort m'avait dit : « Tuer par devoir ! Quelle humanité. »
A mes Brugère.

Le soldat Fritz Kurth, vingt-huit ans, croix de fer sur le front russe — Heil Hitler ! — , était originaire du Hanovre. Sa maison natale commençait un petit village couleur de camouflage et mirait sa cheminée compliquée dans les eaux indolentes de l'Aller.

Le père du soldat Fritz Kurth s'était noyé en 1930 dans ces tendres eaux, à l'âge de soixante-deux ans, ce qui lui fit rater une très importante partie de l'histoire d'Allemagne. Le soldat Fritz Kurth pensa souvent que son père aurait pu trouver une mort glorieuse, à l'instar de tant de vieillards allemands qui se prolongèrent jusqu'en 1945 dans cette seule intention — Heil Hitler ! Mais le führer propose et, hélas, Dieu dispose !

La mère du soldat Fritz Kurth avait fait de son garçon un homme vigoureux et un parfait nazi. On trouve de partout des veuves courageuses.

Le soldat Fritz Kurth fut incorporé dans la Wehrmacht en 1939 et se mit à apprendre l'Europe. Il connut la Pologne, la Norvège, la France, l'Italie, la Grèce, l'Ukraine, sans oublier l'Europe centrale. Les voyages usent la jeunesse. Il ne tarda pas à être blasé par la multiplicité des paysages et revint à sa distraction première qui était le bricolage. Car l'ingénieux soldat Fritz Kurth n'avait pas son pareil dans tout le Hanovre pour parfaire l'utilité des instruments créés pour le soulagement de la vie courante, depuis la béquille jusqu'au fusil.

Sa croix de fer lui ayant donné quelque ambition, il résolut de travailler au perfectionnement d'une arme de façon à servir au mieux son pays — Heil Hitler ! — en même temps que sa réputation. Après mûre réflexion, il s'attaqua à la découverte d'un fusil capable de propulser à volonté des balles explosives et des fléchettes empoisonnées. Malheureusement, ses loisirs étaient rares ; le soldat Fritz Kurth s'appliqua à penser paisiblement, même dans les plus grands tumultes, et fut bientôt capable de vous fusiller le patriote le plus pathétique sans cesser d'étudier le comportement de son fusil.

C'est en France qu'il put travailler d'une façon effective à son invention. Il eut la bonne fortune de séduire, dans une petite ville de garnison, la femme d'un prisonnier, laquelle mit à son service l'atelier de serrurerie de son mari.

Le soir, après avoir rendu à son hôtesse les politesses qu'elle attendait de sa belle prestance, il s'asseyait devant l'établi et ses gros doigts habitués aux rudes gâchettes s'assouplissaient étrangement au contact d'instuments minutieux.

— Que fais-tu, mon coco joli ? demandait la donzelle à travers son petit Deutsch-Franzosische judicieusement édité par un libraire du pays.

— J'invente une arme nouvelle, répondait le soldat Fritz Kurth par l'intermédiaire de l' Allemand-Français sorti des presses du même éditeur avec une préface du maréchal X…, sept étoiles.

Cette dame était très fière d'héberger un génie, et une partie de son respect allait aux outils de son époux, lesquels, jusqu'alors, n'avaient travaillé qu'à des serrures françaises.

De plus, le soldat Fritz Kurth était très gentil. Il sortait à tout propos une boîte de conserve de sa giberne et ne dénonça qu'au moment de son départ les voisins du dessus qui écoutaient la radio anglaise.

Lorsque, le 6 juin, la Libération « éclata », le soldat Fritz Kurth touchait au but. Il emportait dans ses fontes l'ébauche de son appareil — une sorte de réveille-matin sans cadran.

— Quelle poisse ! dit-il en allemand. Si j'avais disposé d'encore quinze jours, mon invention était au point.

Mais les Alliés ne savaient pas…

* * *

La chose se passa en Alsace. Le soldat Fritz Kurth faisait partie d'une patrouille chargée de reconnaître la position des lignes américaines. Dans le même secteur furetait une patrouille américaine chargée de reconnaître la position des lignes allemandes. Elle était commandée par le sergent Smith, de Detroit. Il faisait un clair de lune de tableau. Et voici que le hasard mit en présence les deux patrouilles. Les Américains eurent l'avantage, l'élément de surprise joua en leur faveur, car, étant presque tous nègres, ils furent moins vite repérés.

— Hands up ! crièrent-ils.

Les soldats allemands dans leur jeunesse avaient lu des fascicules de Nick Carter, ils comprirent et levèrent les bras.

— O.K., nasilla le sergent Smith, voilà une bonne prise. Retournons au cantonnement.

Les deux patrouilles unirent leur marche, l'une encadrant l'autre.

Le soldat Fritz Kurth était bien ennuyé, non pas d'être fait prisonnier, mais à cause de son invention qui gonflait sa poche. Tout en marchant, il réfléchissait : « On va nous fouiller, bien. On trouvera mon appareil, bon. On ne saura pas de quoi il s'agit, et on le flanquera aux ordures. »

Ah non ! non ! Cette découverte en puissance ne lui appartenait plus, il en était responsable vis-à-vis de son pays — Heil Hitler ! Il lui fallait à tout prix s'évader et ramener comme un flambeau les rouages de son génie.

A un détour du chemin, il prit sa course, mais le sergent Smith avait l'œil. Ajustant le fuyard, il lui dépêcha une balle démocratique au nom de la Liberté.

Le soldat Fritz Kurth culbuta et mourut avant de comprendre qu'il ne courait plus.

* * *

On décora le sergent Smith.

La maman du soldat Fritz Kurth pleura beaucoup. C'est triste, trimer pour élever un garçon, ne pas le perdre de vue pendant des années à cause des eaux sournoises de l'Aller, et puis voilà…

La maman du sergent Smith offrit un thé aux voisins pour fêter la décoration de son fils.

Il aurait fallu quinze jours de plus au soldat Fritz Kurth. Quinze jours ! Une poussière de vie, une misère de vie dans l'éternité.

Mais les Alliés ne savaient pas…