LE RÈGNE DE LA JUSTICE

La mort m'avait dit : « Concevez-vous qu'on puisse tuer pour rien ? »
A mes Rollet.

Mangod marchait lentement, avec précaution, à cause de sa cheville enflée. Il était le dernier de la colonne, il se méfiait. Il avait remarqué que les premiers et les derniers essuyaient davantage de coups. Le dernier surtout parce qu'il était le dernier et qu'on lui mettait tout ce qui vous restait de colère.

La foule s'ouvrait férocement devant ceux de tête et se refermait derrière lui comme une bouche. Toute la multitude pesait sur ses reins endoloris, en hurlant. Mangod ne comprenait pas pourquoi la ville hurlait après lui, ni pourquoi sa personne déchaînait de la haine. Il se sentait si bien lui-même, si éternellement, si constamment lui-même que, vraiment, il ne pouvait pas comprendre.

La foule criait la mort comme une girouette crie le vent.

Mangod vivait, et c'était intolérable, soudain, pour des milliers de gens qui, quelques minutes auparavant, ignoraient jusqu'à son existence. Mangod ne comprenait pas. Comprendre, c'est s'ouvrir à une vérité : sa vérité à lui venait de sombrer ; elle s'était dissipée, un peu comme une idée fausse. Il ne restait plus que le vide dans l'être de Mangod. Et Mangod marchait tête basse, avec le cri du monde sur ses talons.

Les F.F.I. qui l'escortaient ne prêtaient pas attention à lui, c'est-à-dire pas particulièrement, car ils lui jetaient de temps à autre un regard distrait afin de s'assurer de lui. On avançait sur un boulevard que Mangod avait parcouru peut-être des milliers de fois, et il ne le reconnaissait pas. Ce n'étaient que des pavés qui défilaient sous lui, très vite, comme un tapis roulant qu'on descendrait. A gauche, à droite, il apercevait, en louchant un peu, une barrière de jambes. Elles bougeaient ; c'était plus énervant qu'un malaxage. Mangod préférait contempler la fuite des pavés, tout en bas de ses yeux.

Ni les distances ni le temps ne comptaient plus ; ainsi, si l'on avait dit à Mangod qu'il marchait depuis sa jeunesse, il l'aurait cru. Il était prêt à accepter n'importe quelle vérité.

Il se produisit soudain un ralentissement.

Des cris retentirent au sommet de la colonne :

— Laissez passer ! Déblayez !

Les F.F.I. taquinèrent leurs armes. On arrivait et ils se méfiaient de l'immobilité : la vitesse soutient les équilibres.

— Les bras en l'air ! ordonna un sergent.

— Oui, oui, approuva la foule. Les bras en l'air, les bras en l'air, plus haut, plus haut !

Mangod leva les bras, désespérément. Il les leva au point de s'étirer les muscles. Il avait l'impression, en accomplissant ce geste, de conjurer une force en suspens.

La troupe parvint au centre d'épuration devant lequel stationnaient des automobiles estampillées aux couleurs françaises. A cet endroit la foule stagnait ; le boulevard l'avait conduite là ; c'était la mare où se déversait le noir ruisseau des badauds.

Les prisonniers relevèrent la tête et prirent le vent comme un gibier traqué. Ils examinèrent avec effarement la façade verte de ce magasin désaffecté qui coagulait la populace. Des drapeaux alliés claquaient allègrement. Il aurait fait bon vivre derrière la foule.

Mais il y avait trop de monde en vérité, on ne pouvait les fusiller là ; un frisson courut dans la colonne, un frisson d'espoir.

— Halte ! ordonna une voix.

Dès qu'ils furent immobiles, les prisonniers prirent peur. La multitude croulait sur eux. C'était une immense pesée contre laquelle ils ne pouvaient rien. Ils se sentaient accablés par leur inertie. Les soldats s'interposèrent. Mangod regarda l'un d'eux avec gratitude, il éprouva le besoin de lui parler ; jamais aucun homme ne lui avait été aussi cher.

— Moi, j'ai rien fait, commença-t-il.

Le soldat lui jeta un coup d'œil indifférent. C'était un petit campagnard râblé, à figure rouge et aux yeux clairs.

— Y disent tous ça ! fit-il en haussant les épaules.

— Moi, je jure que je n'ai rien fait, insista Mangod.

— Y disent tous ça aussi ! continua le soldat.

Désespéré, Mangod se tut ; il aurait voulu pouvoir attendre son sort.

* * *

Le chef était un petit Corse au regard d'aigle et aux cheveux épais.

Il demanda :

— Milicien ?

— Oui, dit Mangod, mais je n'ai rien fait.

Il se sentait couler dans un grand cloaque de vie gâtée qu'il aurait voulu pouvoir rayer de son passé.

— Depuis quelle date ? questionna le chef.

— Depuis 1943, février. Je vais vous dire, Monsieur, on est des gens du peuple. On demandait qu'à s'employer utilement, on cherchait une branche à quoi s'agripper. Au début, on y a cru, vous-même y auriez cru, je vous jure !

Le Corse déboutonna sa chemise de soie saumon, il montra le sinuement d'une estafilade sur sa poitrine velue.

— Je n'y ai jamais cru, dit-il en regardant pesamment Mangod.

Mangod fixait sur la cicatrice un regard éperdu. Elle était d'un rose dangereux de blessure résignée.

— Vous êtes un homme intelligent, bien sûr ; moi, faut comprendre, je n'avais pas d'instruction.

— Dis donc, demanda le chef, est-ce que tu te fous de moi ?

Il ne comprenait pas. Mangod était désolé. Le chef ne croyait pas à son admiration.

Le chef regarda intensément son prisonnier, Mangod soutint le regard. Était-ce bien ainsi ? L'autre n'allait-il pas croire à une bravade ?

— Qu'as-tu fait à la Milice ?

— Je montais la faction devant la porte.

— Pendant un an et demi, tu as monté la faction ?

— Je jure que je n'ai rien fait ; ma femme est enceinte, ajouta-t-il.

Il y eut un silence. Les miliciens interrogés avaient été parqués au fond du local, les autres se tenaient immobiles, attentifs et anxieux.

— Ça va, dit le Corse d'un ton blasé, au suivant !

Mangod rejoignit les autres. Certains s'étaient déjà habitués à leur sort au point de s'asseoir par terre. Il y avait là beaucoup d'hommes parmi lesquels quelques sidis hébétés. En insistant, on finissait par reconnaître des femmes. Elles avaient été tondues, on ne les distinguait qu'à leurs robes en loques. L'une d'elles avait un drapeau allemand en papier épinglé sur la poitrine. Le papier se déchirait, elle eut peur de perdre cet attribut et, timidement, l'épingla plus bas.

Mangod s'insinua au centre de ce bétail humain. Il se trouva contre un grand Arabe dont les lèvres étaient tuméfiées. Il regarda le sidi qui devait avoir des dents cassées, car les chairs de la mâchoire s'éboulaient.

— J'ai rien fait ! affirma-t-il au sidi.

L'Africain eut un rire violet qui fit saigner ses lèvres.

Mangod avait envie de pleurer à cause de ce sang qui ne servait à rien.

Les femmes baissaient la tête ; elles n'osaient pas se parler. Du reste, aucun des prisonniers n'osait parler. C'était moins la présence de leurs gardiens qui les terrorisait que leur promiscuité.

Bientôt il n'y eut plus personne devant la table du chef. Celui-ci referma son cahier et le mit dans une serviette. Au moment où il se levait, un jeune garçon s'approcha de lui et lui parla à l'oreille.

Pourquoi Mangod avait-il l'impression qu'il s'agissait de lui ?

— C'est bien, dit le Corse, nous allons voir.

Il se tourna vers les prisonniers.

— Mettez-vous sur un rang, ordonna-t-il.

Le jeune homme s'approcha en fronçant les sourcils pour cacher sa gêne. Il était blond, d'un blond transparent, et il avait une mâchoire de mulot. Il commença par le bout et examina chaque individu d'un air préoccupé. Parvenu devant Mangod, il eut comme un sursaut.

— C'est lui ! cria-t-il au chef.

— Vous êtes sûr ? insista l'autre.

Mangod dit d'une voix bonne :

— Vous devez faire erreur, Monsieur ; moi, je ne vous connais pas.

— Salaud ! grinça le jeune homme blond.

Il zozotait. Il suçait le mot. Il répéta : « Salaud ! » en envoyant des postillons au visage de Mangod. Les postillons furent comme des éclaboussures d'acide. Mangod les sentit ronger sa figure.

Il essaya encore :

— Mais, Monsieur…

Alors le chef lui flanqua un énorme coup de poing sur la bouche. Mangod eut l'impression de manger ses dents. Il se dit tout de même qu'il préférait les coups aux postillons du mulot blond.

Le Corse se tourna vers ses hommes et commanda :

— Embarquez-moi ces fumiers au centre de triage.

Il dit à Mangod :

— Toi, reste ici.

Il prit le jeune homme à part.

— Je n'ai pas le temps ce soir, nous nous occuperons de cette affaire demain. Venez me trouver à sept heures, ici. Auparavant, inscrivez votre nom et votre adresse sur ce cahier, et puis laissez-moi la photographie. C'est ça, au revoir !

Le jeune homme se dirigea vers la porte, il se retourna et cria : « Salaud ! » à Mangod.

Mangod geignit :

— Mais je n'ai rien fait !

— Ah ! tu n'as rien fait ? dit le Corse. Viens voir là !

Il tira un pistolet de sa poche. C'était un Walther allemand. Mangod le reconnut au petit point rouge indiquant que le cran de sûreté n'était pas en place. On leur donnait les mêmes, à la Milice.

— Écoute, dit-il, si tu étais tombé dans mes mains il y a seulement trois jours, je t'en aurais mis une dans la tête, mais maintenant nous sommes en République, alors tu seras jugé et on t'en flanquera douze au lieu d'une. Tu n'y perds pas !

Il tendit au prisonnier une photographie :

— Tu connais ?

Mangod s'empara de l'image. C'était le portrait de la jeune Juive qu'il avait tuée.

— Non, dit-il avec un calme qui le surprit, qui est-ce ?

— Comme tu voudras, fit le chef, mais à ta place j'avouerais. De toute façon, ta culpabilité sera prouvée, car le type de tout à l'heure t'a formellement reconnu. C'était le garçon de bureau du magasin où vous êtes allés perquisitionner et il t'a vu tuer la petite. Il devait avoir le béguin, car, depuis ce matin, il court les postes d'épuration avec l'espoir de te retrouver.

Mangod réfléchit. Chose curieuse, il éprouvait un soulagement à se voir accuser d'une façon précise. Le chef lui parlait sur un ton cordial.

— Écoutez, Monsieur, je voudrais que vous compreniez : dans la vie, il y a des moments… C'est bête, comment vous expliquer ? D'accord, j'ai tué la petite, mais ce n'était pas un geste de moi, il y avait l'ambiance…

Il s'interrompit. Le chef était devenu tout pâle.

— Qu'est-ce ?… Qu'est-ce qu'il y a ?…

— Tais-toi ! gronda le Corse en s'approchant de lui.

Il lui administra un coup de crosse dans le ventre ; Mangod en eut le souffle coupé.

— Tais-toi, vomissure, fils de louve ! Comment oses-tu parler encore ? Comment oses-tu espérer te faire comprendre ?

— Sans la guerre, larmoya Mangod, j'aurais toujours été un brave homme. Je suis un accident.

— A cause de la guerre, affirma le Corse, d'autres, tant d'autres sont devenus des martyrs et des héros !

— Ce sont des accidents aussi, dit Mangod.

Il pleurait. Il pensait à sa femme, il se disait qu'on le fusillerait sûrement, mais cela ne le terrorisait pas, à cause de sa femme. Il pleurait sur sa vie accidentée.

— Tu me dégoûtes, grommela le chef en haussant les épaules.

Il se dirigea vers la porte. Le boulevard s'était vidé. Cette journée d'août s'achevait et un crépuscule tiède descendait des arbres comme un oiseau enhardi par le silence.

— Merde, dit le Corse, tous mes hommes sont partis.

Il regarda à droite et à gauche ; il aperçut, assis sur un banc, un homme muni d'un brassard tricolore et le héla.

— Vous faites partie d'un groupe ? questionna-t-il.

— Non, dit l'homme, j'ai quarante ans. Mais je suis venu m'enrôler au café Manuel.

Le chef réprima un petit rire méprisant : encore un néophyte.

— Écoutez, dit-il, vous allez me rendre un service. Il s'agit de me garder à vue cet homme pendant deux heures. Méfiez-vous, il est dangereux. (Mangod sourit.) Vous n'êtes pas armé ? Tenez, voilà mon pistolet, vous savez vous en servir ? Je vais à la prévôté, et je téléphonerai pour qu'on vous envoie un garde ; vous lui laisserez mon feu, merci…

* * *

Le nouveau venu s'assit derrière le bureau du chef. Il regarda Mangod.

— Qu'est-ce que tu as fait ? demanda-t-il au bout d'un moment.

— J'étais milicien.

— Aïe ! Aïe ! fit l'autre, c'est mauvais ça.

Il parlait sur un ton conciliant.

— Il paraît que tu es dangereux ?

Mangod haussa les épaules.

— On dit ça, parce que, par accident, j'ai tué une femme juive !

— Ah ! t'as tué une femme ? Eh ben, mon vieux…

Mangod murmura :

— Je peux baisser les bras ?

L'autre hésita afin de savourer le plaisir de décider. Il prit le pistolet et fit oui de la tête. Puis, à nouveau il regarda le prisonnier.

— T'es un dégueulasse, conclut-il. Moi, tu vas voir, j'aime pas les Juifs, mais question de leur faire du mal, ça non ! On va te bousiller et ce sera pain bénit.

Mangod baissa la tête, mais, en coin, il examina l'homme.

Celui-ci possédait une tête tranquille. Il avait un regard de chien de chasse et de grandes oreilles préhensiles.

— Les miliciens étaient des ordures, enchaîna-t-il, des vendus et des brigands. Moi, j'ai jamais fait de la résistance, je suis marié, avec des gosses, et j'ai mon petit magasin de primeurs ; on ne peut pas s'occuper de tout… Mais cette Milice me puait au nez.

Dehors la nuit tombait ; par la vitre du magasin on voyait la lune qui se colorait.

Mangod réfléchit un long moment.

— Écoutez, dit-il, ma peau est fichue. Je vais payer ; s'il ne s'agissait pas de moi, je dirais que c'est juste ; pourtant, comme j'ai vécu mon passé, il me paraît excusable, vous saisissez ? Vous avez l'air d'un brave homme et je voudrais, avant de… de mourir, être compris.

— C'est pas comprenable ! dit l'homme.

— Mais si, dit Mangod, puisque je l'ai compris !

— Moi, je ne pourrai pas le comprendre, affirma l'homme. Tuer ? Je comprendrai jamais.

— Écoutez tout de même les choses, insista Mangod.

Et, sans attendre un acquiescement, il commença :

— Voilà, un jour on nous dit d'aller perquisitionner un comptoir de textiles juif. Le patron, paraît-il, planquait ses employés bons pour le S.T.O. On arrive, le patron n'y était pas, il y avait seulement sa nièce, une jolie fille, juive aussi. Alors on se met à tout fouiller et on vide le tiroir-caisse, et puis, comme nous avions une bagnole, on la remplit de coupons de laine. Ces Juifs, faut reconnaître, ils manquaient de rien, pendant que les pauvres types allaient cul-nu. La fille, écoutez, on l'aurait violée qu'elle aurait peut-être rien dit, mais de voir partir la marchandise et le pognon, ça la met dans une fureur noire. La voilà qui nous injurie et nous traite de tous les noms. Je lui dis ; « Ta gueule ! », mais elle crie de plus en plus, je lui fous un gnon ; elle hurle, alors je regarde sa bouche et j'ai tiré. C'est tout. Vous comprenez ?

L'homme ouvrait de grands yeux. Il respira profondément et demanda :

— Bon Dieu, t'as tiré ?

— Hélas ! fit Mangod.

— A cause de sa bouche ?

— Oui.

— Qu'est-ce que ça te faisait ?

— Je peux pas te dire, c'était comme si ma chair grinçait, non, non, je peux pas t'expliquer.

Un silence pesa dans la pièce, les deux hommes regardèrent la nuit par l'imposte.

Ils se distinguaient mal, l'homme s'approcha de Mangod.

— Redis-moi ?

— Quoi ? demanda Mangod.

— La mort de la femme.

— Je te dis : elle gueulait, j'essaie de la faire taire, je la bats, mais elle hurle. Alors j'ai tiré.

— Bon Dieu, t'as tiré ? Et comment ça lui a fait, à elle ?

— Je sais pas, avoua Mangod, elle a eu l'air étonnée, elle s'est tue ; puis elle a fait la grimace et elle est tombée.

— Et à toi, qu'est-ce que ça t'a fait ?

Mangod baissa la tête.

— Ça m'a fait comme plaisir, le cœur me cognait…

Il y eut une grosse détonation. Mangod sentit une violente douleur lui fouailler les entrailles. Il vit que le pistolet fumait dans la main de l'homme.

— Ah… t'as compris ! balbutia-t-il.

— Oui, cria l'homme. Oui, oui, oui !

Et, à chaque oui, il appuyait sur la gâchette.