En descendant de la gare, Jango chercha sa maison au milieu d'une grève de toits multiformes, l'identifia grâce à sa cheminée en forme de pas de vis, et sourit d'aise. En s'exhalant, son souffle devint harmonieux, et bientôt il découvrit que tout son être fredonnait une chanson d'allégresse.
Il s'arrêta chez l'épicier italien afin d'y acheter des dattes pour bonne-maman et une sucette pour Zizi. Lesté de ces emplettes, il s'achemina vers son logis d'où s'échappait une fumée de bonheur, rectiligne et bleue.
Ce fut Zizi qui lui ouvrit la porte du jardin.
— Y a quelqu'un, lui dit le gamin. Je crois que c'est pour du travail.
Jango passa par l'office où bonne-maman épluchait des pommes de terre pour le repas du soir. Il embrassa sa mère et déposa la boîte de dattes sur son tablier.
— Oh ! Par exemple…, fit la vieille femme.
Chaque fois que Jango allait à Paris pour toucher une « prime », il s'arrêtait chez l'épicier italien pour y effectuer les mêmes achats. Bonne-maman ne manquait jamais de feindre une surprise, excessive, comme si, chaque fois, il se fût agi de sa fête ou de son anniversaire.
Elle rendit son baiser à son fils.
— Un monsieur t'attend au laboratoire, Zizi te l'a dit ?
— J'y vais.
Il accrocha son chapeau au trophée de chasse flanquant la glace à trumeau du corridor, rajusta sa cravate et, après un coup d'œil en direction de Zizi, fixa la rosette du colonel à sa boutonnière.
Zizi ne s'aperçut de rien car, pour l'heure, il était uniquement occupé à imprimer à sa sucette un mouvement de va-et-vient à l'intérieur de sa bouche.
L'homme qui attendait Jango était un personnage à tête de tirelire et qui avait tendance à se développer dans le sens de la largeur. Il devait se prendre pour quelqu'un de sérieux et s'efforçait de faire partager cette conviction à ses semblables. Mais c'était un faible, du moins en témoignaient son regard peureux et ses gestes hésitants.
— Que puis-je pour vous ? questionna Jango avec une certaine rondeur, après avoir salué son visiteur.
L'homme se mit sur ses pieds ; il parut plus petit que dans la position assise. Une surprise profonde passa sur son visage.
Il n'avait pas dû se faire une idée exacte de Jango. Et, sans doute, l'être sévère qui se tenait devant lui ne l'incitait-il pas à formuler le coupable objet de sa visite.
— Je… Excusez-moi, il doit y avoir une erreur…, commença-t-il.
Il aperçut la Légion d'honneur éclairant la boutonnière de son interlocuteur ; cette découverte fortifia l'impression qu'il éprouvait de s'être trompé.
Jango acheva de le dérouter en questionnant :
— C'est pour quoi ?
L'homme ouvrit la bouche, mais ne put proférer une parole. Jango coula un regard sans curiosité entre les deux mâchoires de son visiteur, et attendit un mot, ou du moins un son. Mais ce fut le silence.
— Quelqu'un vous envoie ? dit Jango d'un ton encourageant.
— Oui, fit l'homme, c'est cela.
Il hésita :
— « Bière et limonade », dit-il comme on lâche une insulte.
— Ah bon. Bon ! Je vois ce que c'est. Qui vous a donné le mot de passe ?
— M. Séraphin.
Jango consulta sa mémoire.
— M. Séraphin… M. Séraphin… Attendez : c'était pourquoi ?
L'homme baissa les yeux :
— Pour sa première femme.
— Oui, s'écria Jango, j'y suis : une petite boiteuse, hé ?
— Précisément, se hâta de dire l'homme-tirelire.
— Alors, questionna Jango, comme ça, il s'est remarié ?
— Hé oui ! grommela l'autre d'un ton tellement réprobateur que Jango comprit immédiatement qu'il ne partageait pas la ténacité de M. Séraphin sur le terrain conjugal.
— Et ça marche avec sa nouvelle femme ?
— Lali-lala…
— Au cas où il regretterait cette nouvelle union…, commença Jango.
— Entendu, coupa l'homme, je le lui dirai. Je suis venu vous trouver pour moi.
— Pour vous ?
Le petit homme eut un sursaut ; ses fesses en goutte d'huile tremblèrent.
— Je m'exprime mal ; je voulais dire : au sujet de mon épouse.
— Il y a combien de temps que vous êtes marié ? demanda Jango.
Comme son interlocuteur paraissait interloqué, il s'empressa d'expliquer :
— Je me méfie lorsqu'un nouveau marié vient me trouver. Souvent, il a du remords et me téléphone au dernier moment pour décommander le… la cérémonie. Au contraire, chez les vieux conjoints, tout se passe bien. Ils mettent une vie parfois à se décider, mais lorsque leur résolution est prise…
— Moi, monsieur, s'exclama le candidat au veuvage, j'ai vingt-quatre ans de mariage !
Pour Jango, ce renseignement était aussi éloquent qu'un extrait de casier judiciaire.
— Parfait.
Il s'enquit de l'âge, du caractère et des habitudes de l'épouse. Il nota ces renseignements et demanda :
— Vous êtes pressé ?
— Assez, dit l'homme, je prends mes vacances le mois prochain…
Ils parlèrent de la Provence où le client comptait passer son repos annuel. Jango connaissait Fontvieille, les Baux et les courses de cocardes… Ils échangèrent amicalement des images ruisselantes de soleil. L'un proposait le Moulin de Daudet, l'autre évoquait une spécialité culinaire de Saint-Rémy.
— J'allais oublier de vous demander où vous habitez, fit soudain Jango.
— Paris…
Avez-vous une idée du prétexte à invoquer pour faire venir votre femme ici ?
— J'y ai réfléchi en cours de route. Depuis quelque temps, elle me tourmente pour que je loue un pavillon en banlieue. Je vais lui dire qu'on m'en a indiqué un. Je lui conseillerai d'aller le visiter et lui donnerai votre adresse.
— Vous l'accompagnerez ?
— Dieu non ! s'écria le client de Jango.
— Mais, s'étonna ce dernier, Madame ne sera pas surprise que vous la laissiez venir seule ?
— Du tout ! Depuis longtemps, elle a pris l'habitude de tout faire sans moi…
Il dit cela d'un ton si pitoyable que Jango en fut tout remué et qu'il pressentit un drame intérieur.
— Quand pensez-vous me l'envoyer ? interrogea-t-il.
L'homme-en-largeur réfléchit.
— Voyons, dit-il, nous sommes mardi… Est-ce que jeudi vous conviendrait ?
Jango consulta son bloc pour la forme.
— Entendu pour jeudi.
— Donnez-moi votre numéro de téléphone, fit l'ami de M. Séraphin, pour le cas où il y aurait contrordre…
Lorsqu'il eut inscrit le chiffre sur son agenda, il pensa qu'il devait parler des conditions.
— Elles n'ont pas varié, prévint Jango. Cinquante mille… payables après… Ça n'est pas cher. Vous avez des types sans moralité, à Pigalle, qui vous en demandent deux cents, payables cash, et qui vous cochonnent le travail. Sans compter les ennuis avec la police quand ces crapules se font prendre.
Le client eut l'air de trouver la somme raisonnable. Il en témoigna par un accès soudain de volubilité aimable.
— Ça fait plaisir de s'adresser à quelqu'un de sérieux pour une chose aussi délicate, dit-il. Si l'occasion se présente, je parlerai de vous en termes chaleureux. On ne sait jamais… Vous voyez, mon ami Séraphin…
Il huma avec précaution les lieux où le destin de son épouse allait bientôt s'accomplir. Une question pénible le tourmentait.
— Est-ce que… Est-ce qu'on souffre ?
— Pas une seconde ! affirma Jango.
Il ajouta, rassurant :
— J'ai toujours eu les meilleurs résultats avec ma technique. Faites-moi confiance, votre femme sera bien traitée. Elle ne s'apercevra de rien. Y a-t-il des objets qu'elle ait sur elle et que vous désireriez récupérer ? Remarquez que je ne vous le conseille pas, car c'est dangereux. Mon principe est celui-ci : plus rien ne doit subsister des personnes qui pénètrent ici pour y être traitées. Je travaille d'une façon nette.
Jango se tut tout à coup, car il venait de penser à la rosette qui fleurissait à sa boutonnière.
Une tristesse indéfinie l'accabla. De plus, la noblesse qui s'introduisait en lui chaque fois qu'il ornait son revers du précieux ruban l'indisposa comme un mets mal cuit. Il eut hâte de voir partir son client afin de pouvoir réintégrer sa véritable personnalité.
Ses aspirations furent satisfaites. Après quelques échanges de vues concernant le général de Gaulle, l'épidémie de typhoïde, la hausse des transports, le temps (de ces jours derniers), les tomates provençales, et la question indochinoise, le petit-homme-plus-large-que-haut-à-tête-de-tirelire se leva pour le bon motif.
Jango et lui convinrent d'un rendez-vous pour le jour qui suivrait le décès de la conjointe ; après quoi, Jango fit les ultimes recommandations.
— Lorsque vous irez déclarer sa disparition au commissariat, conseilla-t-il, affirmez bien haut que vous n'envisagez pas la possibilité d'une fugue. Les policiers riront sous cape et seront persuadés que vous êtes cocu ; certes, c'est désobligeant, mais ils n'auront pas l'idée de vous poser d'autres questions. De sorte que vous ne risquerez pas de vous troubler. L'affaire sera classée et, au bout de trois ou quatre ans, vous pourrez vous remarier, si le cœur vous en dit.
L'homme aux fesses en gousses d'ail révéla que le reste de ses jours serait uniquement consacré à la philatélie et au bœuf braisé (dont sa femme avait une profonde horreur).
Il tendit sans répulsion, ce dont Jango lui sut gré, une petite main de vieux bébé, et prit congé.
En traversant le jardin, les deux hommes croisèrent Zizi qui s'acharnait sur le manche dénudé de sa sucette.
Le monsieur tapota la joue du gamin et lui donna dix francs en lui conseillant de les convertir en sucreries.
Zizi dit : « merci m'sieur » et poussa un cri en ne reconnaissant plus son père. Jango réalisa promptement la raison de la stupeur qui transformait ce physique éveillé de Zizi en celui d'un crétin de village. Discrètement, il mit un doigt sur ses lèvres.
Une fois la porte ouverte, l'homme-qui-se-développait-dans-le-sens-de-la-largeur se jeta à l'extérieur comme on se défenestre. Il rentra sa poitrine loin derrière sa cravate, et prit le chemin de Paris.
Jango repoussa la porte et donna un tour de clé. Puis il se montra à Zizi avant de se séparer de la rosette. Le gosse était un peu pâle.
— Pourquoi que tu te déguises ? demanda-t-il sur un ton de reproche.
Jango, de la main, indiqua que pour des raisons inconnues, il différait sa réponse. Il avait porté la rosette trop longtemps et il était fourbu. Il avait l'impression de s'être simultanément débarrassé d'un mauvais dentier, d'un slip trop étroit, de chaussures trop petites et d'une lettre compromettante.
— Ce n'est rien, dit-il enfin pour rassurer Zizi. Je voulais rire.
— Comment que tu fais ça ?
— C'est un secret…
— Tu m'apprendras ?
— Plus tard, promit Jango.
— Il faut la médaille du colonel pour réussir ce tour ?
Jango fut étourdi par tant de perspicacité chez un enfant. Il ne répondit pas à cette question trop précise et s'en fut rejoindre bonne-maman.
Une casserole ronronnait sur le feu. Par endroits, la purée gonflait et éclatait avec un petit happement de fumeur de pipe. Il se formait alors de minuscules cratères qui s'uniformisaient pour composer de nouveaux volcans en éruption.
— Tu as l'air tout chose, remarqua bonne-maman.
— C'est vrai, reconnut Jango.
— Quelque chose qui ne va pas ?
La vieille femme crevait la peau d'une énorme saucisse au moyen d'une épingle.
— Tu la fais cuire comment ? demanda Jango dont ces préparatifs culinaires émouvaient les papilles.
— Au vin blanc…
Elle attendit un peu, espérant que les confidences ne tarderaient plus. Mais son fils ne se décidait pas.
— Ce serait pas que tu t'ennuies ? dit-elle brusquement.
Jango fit volte-face et mit ses yeux dans les yeux usés de sa mère.
Il démêla de l'anxiété et un amour éperdu dans cet infini maternel.
— Écoute, m'man, te tracasse pas. Seulement, il se produit quelque chose de bizarre.
Il prit la rosette.
— Tu sais ce que c'est que ça ?
Bonne-maman plissa les paupières.
— C'est la décoration du colonel ?
— Oui, eh bien, tu vas voir quelque chose.
Jango fixa une fois de plus le ruban à sa boutonnière. Bonne-maman fit un pas en arrière pour le considérer.
— Ça ne te va pas mal.
— Comment, bégaya Jango, tu ne t'aperçois de rien !
— Je ne comprends pas…
Il se précipita sur le miroir fixé au-dessus de l'évier. Il s'y trouva nez à nez avec le personnage attentif et sévère dont il avait fait la connaissance dans les waters du train.
— Enfin quoi ! Ce n'est plus moi…
Bonne-maman fut sérieusement alarmée.
— Jango ! Tu es malade, mon petit…
Jango haussa les épaules et appela Zizi. Au sursaut qu'eut le gamin en entrant, il sut qu'il était bien dans les apparences qu'il supposait.
— Ne fais plus ça, supplia Zizi. Je te reconnais plus et ça me fait peur.
Il ajouta, triomphant :
— Je savais bien que c'est avec la médaille du vieux que tu réussis ton tour.
Il fallut bien se rendre à l'évidence : la métamorphose n'était pas perceptible pour bonne-maman. On lui révéla le phénomène avec beaucoup de précautions.
Elle crut d'abord à une farce concertée ; puis elle douta de sa vue, après quoi elle adopta une attitude prudente et savamment dosée, faite d'un peu de scepticisme, d'un soupçon de crainte superstitieuse et de beaucoup de naïf orgueil.
L'aventure la rendit enjouée. Au cours du repas, elle affirma que nul artifice ou sortilège n'empêcherait jamais une mère de reconnaître son fils. Comme par ailleurs la saucisse était succulente, la vieille femme déploya pendant le reste de la soirée une bonne humeur à toute épreuve.
* * *
Après les poires, Jango accorda un peu d'attention rétrospective à son visiteur à tête de tirelire.
Il devinait qu'une fois veuf l'étrange bonhomme traverserait une ère de bonheur et, tout en étant fier de jouer dans ce cas le rôle du Destin, il ne pouvait s'empêcher de l'envier.
Et ce qu'il enviait le plus chez l'individu en question, c'était son amour avoué pour la philatélie et le bœuf braisé, car lui, Jango, s'enlisait sans joie dans la routine du train-train quotidien. Aucune manie ne donnait à sa vie une impulsion profitable. Aucune de ses distractions n'avait plus de valeur qu'un simple passe-temps.
Il ressentait durement son incapacité dans l'art délicat d'employer ses moments perdus. Car la véritable personnalité d'un individu se manifeste principalement au cours des heures vides ménagées dans le courant de son activité.
Jango n'ignorait pas que chez les êtres d'élite ces heures-là, précisément parce qu'elles sont vides, sont les mieux remplies. Sa rosette le rendait ambitieux et lui faisait désirer la pratique d'un art.
Il ne connaissait pas la musique. Par ailleurs, comme il n'était ni trompettiste dans un jazz nègre, ni pédéraste, ni vedette de music-hall, ni américain, il ne pouvait espérer se lancer dans la littérature avec quelque chance de réussite. Il ne se supposait pas non plus de dispositions pour la peinture ; pourtant, à la réflexion, il se dit que son ignorance du graphisme et des couleurs jouait en sa faveur. Les hebdomadaires à sensation révélaient chaque semaine un prodige dans ce vaste domaine. En huit jours, un amateur pouvait être lancé, pour peu qu'il peignît innocemment n'importe quoi et qu'il eût la bonne fortune de rencontrer un directeur de galerie en mal de poulains ou un journaliste en mal de copie.
Sans compter, le hasard est grand, qu'on peut toujours être découvert par M. Cocteau ou Mme Édith Piaf…
* * *
Jango résolut de creuser la question ultérieurement et, en attendant de détrôner le Douanier Rousseau, accepta une partie de dominos que proposait Zizi.