Barbara donnait à manger à ses poissons rouges lorsque Jango sonna. Elle vida son sachet de daphnies dans l'aquarium pour s'en débarrasser. L'Aga-Khan, heureux de l'aubaine, se précipita à la surface pour y gober les graines. Il mettait dans sa hâte tant de gloutonnerie que Barbara l'injuria avant de quitter la pièce.
Un monsieur à mine sévère se tenait dans l'encadrement de la porte, un paquet sous le bras. La jeune femme eut l'impression de connaître le paquet, mais non l'homme.
Elle attendit des mots de son visiteur. Il la regardait d'un air tendre et grave qui surprenait Barbara sans toutefois l'inquiéter.
— Vous désirez ? questionna-t-elle.
Alors l'homme eut une affirmation surprenante :
— C'est moi, dit-il, en faisant un pas en avant.
Éberluée, Barbara le laissa entrer. L'arrivant enleva son chapeau, l'accrocha au portemanteau du vestibule, puis déposa son paquet sur la console.
— Je vous demande pardon, dit Barbara, mais vous devez faire erreur…
Jango ouvrit de grands yeux :
— Ce n'est pas possible, soupira-t-il. Sans blague, Barbara, tu ne me reconnais pas ? Ou c'est histoire de plaisanter ?…
Barbara réfléchit rapidement. Elle subissait la situation et ne trouvait pas la force de réagir. Elle pensa vaguement à une farce montée par un copain. L'arrivant venait de l'appeler Barbara. Le fait qu'il se servît de son surnom avait quelque chose de rassurant. (En réalité, elle s'appelait Albertine.)
Par ailleurs, l'homme avait des gestes et des expressions qui frétillaient dans sa mémoire.
— Parole, assura-t-elle, je ne vous connais pas. Il y a bien quelque chose du côté du nez… Et aussi les yeux… C'est stupide, mais le menton… Faites voir à la lumière…
Jango poussa la porte du studio et s'approcha de la fenêtre. Il offrit son visage au soleil qui ruisselait sur la rue de Rennes. Barbara le scruta, un peu comme on le fait pour un tableau.
— C'est formidable, déclara-t-elle soudain en riant, formidable… Je te jure, Jango, que je ne t'avais pas reconnu. Qu'est-ce que tu as fait ? Tu t'es maquillé ?
Jango exhala un soupir de soulagement.
— Je ne me suis pas maquillé…
— Mon œil ! fit Barbara. En tout cas, tu devrais monter sur les planches, parce que c'est rudement torché. Tu parviens à ne plus être toi du tout, tout en restant toi… Tu peux pas comprendre…
— Mais si, je comprends… Je comprends. Tu as dit, tout de suite : c'est formidable ; moi aussi j'ai prononcé ce mot-là.
Subrepticement, il ôta la rosette du colonel qu'il avait fixée à sa boutonnière dans un édicule public.
— Et maintenant ? demanda-t-il.
— Oh, merde ! rugit Barbara. Non mais, dis donc, tu es plus fortiche que Frégoli. Tu devrais aller faire un tour à Médrano.
Jango se fit modeste. Il était soudain détendu comme s'il avait véhiculé pendant longtemps un lourd fardeau. Il sentait qu'un travail intérieur se faisait dans son organisme. Ses muscles se remettaient en place et son cœur changeait de rythme ; il se faisait plus rapide et plus familier, en quelque sorte. Il ouvrit la fenêtre, respira à pleins bords l'air amolli de Saint-Germain-des-Prés. Il ne pouvait se débarrasser d'un vague sentiment de noblesse assez gênant.
— Si ça ne t'ennuie pas trop, émit Barbara, raconte-moi ce qui se passe.
Jango hésita à révéler que la transformation dont il était capable s'opérait par le simple agrafage de la rosette au revers de son veston.
— C'est un truc que j'ai découvert, dit-il brièvement. Il compléta ses explications, dans le style qu'emploient les maîtres de la chirurgie lorsqu'ils s'adressent à leurs élèves pendant une opération. Concentration, fit Jango. Contraction musculaire… Prodige de volonté…
Pour couper court, il s'approcha de l'aquarium. Les poissons rouges cherchaient une issue à leur bocal, à l'exception du plus gros, l'Aga-Khan — qui, gavé de nourriture, fientait mélancoliquement sur une nappe de graviers roses.
— J'aime bien tes poissons, fit Jango. On dirait des poissons de dessin animé. Ils ont des yeux marrants.
Du doigt, il fit naître une tempête qui mit la panique dans la cage de verre.
Barbara commença d'oublier les métamorphoses de Jango.
— Le paquet que tu as laissé dans le vestibule est pour moi, alors ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Tu es chou…
« Hibou, joujou, caillou, genou », se récita Jango. Il rêva à une odeur d'école.
— Eh bien, va voir ! conseilla-t-il.
Barbara s'éclipsa, un vague sourire dans le regard. Elle avait reconnu le paquet avant Jango. Le papier et la ficelle provenaient de la confiserie d'en bas. Quand elle revint dans le studio, elle avait la bouche pleine.
— Ils sont fameux, ces chocolats. Tu as fait des folies.
Elle tendit ses lèvres où le rouge cyclamen et le chocolat formaient une boue écœurante.
Poliment, Jango accepta le baiser de reconnaissance qu'on lui proposait.
— Ça a marché, pour le colonel ?
— Pas mal, admit Jango. (Il sortit l'enveloppe que le neveu lui avait remise et y préleva cinq mille francs qu'il déposa à côté de l'aquarium, devant les yeux globuleux et absents de l'Aga-Khan.)
— Voilà ta commission…
— Merci. J'avais peur que tu aies des difficultés avec Maurice…
— Maurice ?
— Le neveu. C'est un petit salaud.
Jango haussa les épaules.
— J'ai vu, dit-il… Il cherchait de mauvais prétextes pour ne pas payer. Mais j'ai élevé la voix et il s'est mis à la raison. C'est pour ça que je donne toujours mes rendez-vous d'affaires dans une grande brasserie. De cette façon, on a les types en main.
— Tu es futé, admira Barbara.
— Oh ! C'est une question de jugeote, fit modestement Jango. Vois-tu, enchaîna-t-il aussitôt, la vie est pleine de gens dégueulasses… Je pense à ce petit type à moustaches…
— Maurice ?
— Maurice, oui… Voilà un garçon, son oncle devait le gâter… Et il le fait disparaître pour hériter… Tu as connu le colonel ?
Barbara toussota. Elle chercha à se donner une contenance pour dissimuler son embarras ; n'en trouvant pas, elle se résigna à rougir exagérément.
Jango découvrit son trouble et en tira les conclusions qui s'imposaient :
— Tu as couché avec ? questionna-t-il paisiblement.
— C'est-à-dire…
— Il n'y a pas de mal à ça, assura Jango. C'était un homme très convenable.
Barbara vit qu'elle pouvait se confier sans mortifier le moins du monde son visiteur.
— Ça s'est fait bêtement, commença-t-elle. Tu sais, je le connaissais. Je l'avais rencontré une nuit à la Reine Blanche, sur le Boulevard ; on avait causé… Il m'avait raconté sa vie, comme le font tous les hommes saouls. Il habitait chez son oncle, because ses parents sont morts. Le vieux…
— Je t'en prie, protesta Jango.
— Le colonel, rectifia docilement Barbara, lui menait la vie dure et le traitait de paresseux…
— J'ai idée qu'il n'avait pas tort.
— C'est aussi mon avis. Ce Maurice est un vaurien, un de ces garçons qui sont persuadés que pour être quelqu'un il faut avoir couché avec un nègre et ne pas avoir de préjugés. Tu saisis ?
— Je saisis.
— Bon. Figure-toi que malgré sa saoulographie, Maurice a eu une idée, et une idée qui se défendait. Il m'a proposé de me présenter à son oncle afin que je le séduise. Il avait remarqué que le vieux lorgnait les petites femmes. Il paraît que lorsqu'il se baladait au Luxembourg, le colonel laissait tomber sa canne et faisait semblant de ne pas pouvoir la ramasser. Il attendait qu'une petite se baissât afin de regarder dans l'ouverture de son corsage.
— Alors, il t'a présentée ?
— Oui. Et ça a rudement bien marché… Ces anciens militaires sont naïfs comme des collégiens. Deux jours plus tard, il venait là.
— Non !
— Si ! Et il était encore vert, le bougre. Mais radin…
— Il ne faut pas juger les gens trop vite, objecta Jango.
— Tout ce que tu voudras, mais quand un vieux te casse les pieds avec Verdun et ses rhumatismes pendant une demi-journée, il doit avoir la délicatesse de te laisser un cadeau. Soyons logiques ! Toi, Jango, tu ne mettrais jamais les pieds ici sans m'apporter un petit quelque chose. Pourtant, nous sommes surtout en relation d'affaires, tous les deux.
— C'est vrai, reconnut Jango, flatté par cet hommage. Enfin, tu sais ce que c'est que les vieux…
— Sapristi, ça n'est pas une maison de retraite, ici !… J'en ai eu marre et c'est alors que je me suis dit comme ça que le colon ferait un bon client pour toi. J'ai mis cette idée dans le crâne de Maurice, et voilà…
Barbara s'approcha du guéridon et s'empara des cinq billets de mille francs. Elle caressa l'argent avec une satisfaction d'où était exclue toute cupidité.
— Tu es chou, redit-elle.
Au lieu d'une règle de grammaire, ce fut l'image d'une crucifère qui s'épanouit dans l'imagination de Jango. Un énorme chou pommé poussa dans sa mémoire, s'effeuilla comme une rose d'automne et libéra un minuscule Jango décoré de la Légion d'honneur. Jango étudia ce phénomène qui s'opérait dans une ambiance de songe.
Puis il abandonna cette fantasmagorie pour penser à ce que venait de lui révéler Barbara sur le colonel et sa façon de se comporter avec elle. Il était peiné de ce que la jeune femme n'en eût pas conservé un très bon souvenir. Les allusions de Barbara au sujet de la ladrerie de l'ancien militaire l'humiliaient sans qu'il pût s'expliquer pourquoi. Comme il ne pouvait préciser ses griefs contre son amie, sa rancœur prit le neveu pour objectif.
— Il faut être un beau voyou pour faire assassiner un oncle qui vous a élevé, déclara-t-il avec tant de brusquerie que Barbara sursauta. Si j'avais été au courant, je me demande, vois-tu, si j'aurais accepté ce travail…
Barbara chercha une formule concise, susceptible de présenter une philosophie accommodante.
— Chacun mène son affaire comme ça lui chante, exposa-t-elle. On n'a pas à s'inquiéter de savoir si ceux qui vous font travailler sont des crapules ou des enfants de Marie, parce qu'alors, il n'y aurait plus moyen d'entreprendre quoi que ce soit.
Elle chercha encore des arguments.
— Si tu te mets à discuter les raisons des gens qui t'apportent de l'ouvrage, je te le dis, Jango, tu es fichu.
— Pourquoi ? demanda Jango, impressionné.
— Parce que… T'as un métier difficile, ne l'oublions pas. Ce n'est pas tout le monde qui peut être exécuteur privé. Il faut de l'énergie, du sang-froid, de l'intelligence… T'es aux prises avec des dangers incessants… Tu ne peux pas te permettre de faire du sentiment.
— Non, reconnut de bonne grâce Jango, je ne peux pas me permettre ça.
Il tourna la tête vers l'aquarium et rencontra le monstrueux regard de l'Aga-Khan qui venait de déféquer.
— Chacun doit faire ce qu'il doit faire, enchaîna Barbara qui commençait à être surprise par sa propre facilité d'élocution et la profondeur de son jugement. Il doit le faire parce qu'il a choisi ce qu'il fait, ou bien parce qu'il peut pas faire autre chose. Regarde autour de toi : Tout le monde fait son petit bisness consciencieusement, même s'il trouve que c'est pas malin. L'Aga-Khan nage dans sa cuvette de flotte, moi je fais l'amour avec des types qui trouvent que c'est plus drôle qu'avec leur femme, Maurice se fait faire des cochonneries par des Sénégalais, et toi, tu lui tues son oncle, moyennant cinquante billets ; c'est régulier…
Jango hochait la tête tendrement. Il avait oublié la rosette et un bien-être tiède et facile se répandait jusque dans ses extrémités.
— A propos des cinquante billets, dit-il, bonne-maman trouve que ce n'est plus le prix ; elle me dit que c'est toujours mon tarif de 1944 et que je dois le rajuster. Il paraît que des types à Pigalle prennent des deux cents billets et plus. Et comme travail, faut voir, c'est fait en dépit du bon sens, à la mitraillette le plus souvent… Qu'en penses-tu ?
La question parut d'une telle importance à Barbara qu'elle ne voulut pas livrer son opinion sans une bonne minute de réflexion.
D'instinct, elle était hostile à l'idée d'une augmentation. Mais comme c'était la mère de Jango qui était la promotrice de cette augmentation, elle voulait la combattre en termes mesurés et en se basant sur des arguments de valeur.
— L'idée de ta mère se défend, commençat-elle. Parce que tu vas me dire que la vie a augmenté. Bien sûr, le prix du kilo de pain a triplé depuis 44. Seulement, ne perdons pas de vue que l'argent se fait rare. Les gens regardent sur tout. Tu me diras : « Mais cinquante mille francs, c'est peu quand on a la perspective de faire un bel héritage ou quand on veut se séparer de son conjoint sans passer par les tribunaux… » D'accord, d'accord. Ta mère, Jango, elle doit penser à ça. Dans un sens, on ne peut pas lui donner tort ; mais réfléchis : un héritage est toujours incertain, sans compter que ça réserve des surprises parfois désagréables… Cinquante mille balles, par ailleurs, c'est le prix d'un petit divorce… Ta réussite est basée sur cette somme. Tu mets le… la… disparition à la portée de tous. Si tu forces sur le devis, tu tombes automatiquement dans la classe fortunée. Or, ces gens-là n'ont pas besoin de toi pour liquider leurs petites affaires ; il y en a qui achètent un fusil à leur jardinier et le tour est joué. Ou alors, ils se paient les caïds à deux cents billets…
Barbara reprit son souffle.
— Ces rupins, Jango, tu n'as pas les moyens de les toucher. Pourquoi ? Parce que tes affaires se font comme les assurances : par relations, et que tu n'as pas de relations dans ces milieux. Suppose que mon épicier de la rue du Four ne vende que des boîtes de caviar et des fruits exotiques ! Tu penses qu'il aurait des clients, toi ?
Elle eut un rire forcé afin de donner plus de force à sa comparaison.
— Crois-moi, mon chou.
Au passage, Jango essaya d'accrocher un x au mot chou.
— Crois-moi, mon chou, ton lot à toi, c'est le bourgeois. Il ne faut pas que tu en démordes. Avec les bourgeois, tu es tranquille. Ils ne te feront jamais d'ennuis, ils sont bien trop peureux. De plus, tu ne seras jamais fabriqué, question pognon. Un exemple ? Cette petite lope de Maurice : voilà un gars pourri de vices, de dettes et de fausses théories, eh bien, tu vois, il t'a payé comptant !
Jango se détendit sur son canapé.
— C'est vrai, se plut-il à reconnaître. Ma vieille Barbara, tu raisonnes comme une reine.
Barbara évalua la comparaison. Elle songea à Marie-Antoinette (la seule reine qu'elle connût d'un peu près pour avoir lu un feuilleton à son sujet) et pensa que l'image était moins flatteuse que Jango ne le supposait. Néanmoins, elle ne lui en fit pas la remarque. Au contraire, elle feignit d'être extrêmement flattée et vint s'asseoir à ses côtés.
Jango prit cette attention pour de la provocation et mit sa main entre les cuisses de Barbara qui prit cette politesse pour du désir. En très peu de temps, ils se trouvèrent dans la tenue et l'état d'esprit nécessaires et, grâce à ces petites confusions réciproques et successives, ils firent l'amour. L'un et l'autre étaient consciencieux.
Bien que Jango fût habitué au corps pulpeux de Barbara, et Barbara aux assauts timorés de Jango, ils prirent à cette peu coûteuse distraction un certain plaisir.
— J'ai bien fait de ne pas amener Zizi, dit Jango lorsque ce fut fini.
Il exagérait la satisfaction qu'il venait de tirer de ce divertissement physique. Barbara assura qu'il avait eu une riche idée. Elle était sincère, car elle ne pouvait pas souffrir Zizi.
Ils avaient échangé des paroles trop solennelles avant leur étreinte pour donner à la conversation une allure sérieuse. Aussi parlèrent-ils des poissons, d'une transformation probable d'un manteau de Barbara en tailleur, du temps (de la veille), d'un antiquaire de la rue Dauphine, d'un accident de car, des touristes débarquant à Saint-Lazare, de la rareté du beurre, du temps (du lendemain), et de l'orthographe du mot « jugeote ». Lorsque, Larousse en main, Jango eut prouvé à son amie que le mot litigieux ne s'écrivait qu'avec un seul « t », il rajusta son pantalon et dit à Barbara son intention de partir.
Au moment de le raccompagner, la jeune femme poussa un petit gloussement.
— Refais-le-moi ! s'écria-t-elle.
— Quoi donc ? demanda Jango, inquiet.
— Ton truc de tout à l'heure. Ton déguisement, quoi !
Cette requête contraria Jango. Il se détourna et fixa la rosette à son revers de veste.
Barbara ne put réprimer un petit cri de surprise.
— Tu… Vous… Oh ! C'est formidable ! répéta-t-elle.
Jango enleva la rosette pour ne pas effaroucher Barbara qu'il embrassa, et descendit l'escalier. Des sensations inconnues le tourmentaient à nouveau. Il s'engagea dans la rue de Rennes, troublé par des pressentiments.
* * *
Après le départ de Jango, Barbara se mit à penser à lui. Elle conservait de son exercice de transformation un souvenir ému. Jango occupait une grande place dans la vie de la jeune femme. Pourtant, il n'y occupait aucune position précise, car il n'était ni son amant, ni son collaborateur, ni son confident. Il n'était rien de cela, parce qu'il était tout à la fois.
Elle mangea les chocolats qu'il lui avait apportés, tout en se peignant devant sa coiffeuse. Comme beaucoup de femmes inoccupées, Barbara consacrait à ses cheveux le plus clair de son temps. Comme beaucoup de femmes également, elle croyait posséder une chevelure ensorcelante. En général, celle-ci était blond cuivré.
Cette teinte ou plutôt cette teinture convenait à sa carnation et à la couleur de ses yeux.
Les dents d'écaille mordaient dans les lourdes boucles ; elles broutaient des mèches folles et étiraient de longs reflets fragiles comme du verre filé.
Barbara absorba le dernier chocolat et contempla la boîte vide avec écœurement. Elle regrettait sa gourmandise, qu'elle allait payer d'une nausée de longue durée.
Comme elle hésitait à prendre un vulnéraire, on sonna.
C'était Maurice.
— 'soir ! grommela-t-il.
Et il entra avant qu'elle l'en eût prié.
Le premier sentiment qu'éprouva Barbara fut la peur. Une peur indéfinie, causée par la commission que lui avait remise Jango sur la mort du colonel. Il lui sembla que Maurice lisait en elle et qu'il allait se venger de cette tractation dont il avait fait les frais.
— Quel hasard ! fit-elle d'une voix maladroite.
Maurice repoussa la porte du talon.
— Je grimpe tes deux étages après avoir changé deux fois de métro, et tu appelles ça un hasard, gouailla-t-il.
Barbara le fit entrer au studio. Comme l'avait fait Jango tout à l'heure, il s'approcha de l'aquarium.
— Ne mets plus ta cendre de cigarette dans l'eau des poissons rouges, avertit Barbara. L'autre jour, l'Aga-Khan en a bouffé et il a failli en crever.
Maurice ôta posément sa cigarette américaine de ses lèvres et la secoua à plusieurs reprises au-dessus de l'aquarium.
Barbara se dit que si elle avait un revolver, elle viderait volontiers un chargeur dans le gilet mauve de Maurice.
Ce dernier guettait les réactions de Barbara, mais elle mit un point d'honneur à se contenir et son attente fut vaine.
— Ça y est, dit-il.
— Qu'est-ce qui y est ?
— Ce cher vieux tonton est chez saint Pierre.
— Ah !
— Tu n'as pas l'air surprise…
Barbara haussa les épaules :
— Je vois pas pourquoi je le serais, étant donné que c'est moi qui t'ai fourni toutes les indications pour qu'il fasse le voyage.
Maurice se laissa choir sur le canapé.
— Enfin, c'est drôle, mais j'attendais d'autres réactions de toi.
— Sans blague ! Tu ne voudrais peut-être pas que j'éclate en sanglots. Après tout, ton « Père la Victoire » ne m'était rien…
Ces promptes ripostes surprirent quelque peu Maurice et le déconcertèrent. Il se mit à tirer sur sa petite moustache de bellâtre en sifflotant des choses vagues.
Lorsqu'il eut récupéré :
— Ton exécuteur maison est un con, fit-il doucement. D'abord, il a une tête de pasteur évangéliste.
— Vaut peut-être mieux ça que de trimbaler une tête de salaud, ne put s'empêcher d'affirmer Barbara.
— C'est pour moi que tu dis ça ?
— Qu'est-ce qui te fait croire que ça pourrait être pour toi ?
Elle mit tant de candeur dans cette dernière question que Maurice renonça à se fâcher.
— Passons, fit-il. Outre son physique, je lui reproche également de saboter le travail dont il se charge.
— Ah oui ? sursauta Barbara qui fit aussitôt un rapprochement entre les réflexions de Maurice et les espèces de scrupules que Jango avait semblé manifester.
— Voilà un bonhomme, expliqua Maurice, que je vais trouver pour qu'il fasse de moi un héritier. Pour que j'hérite de mon oncle, quelle est la condition essentielle ?
— Qu'il soit mort.
— Bravo ! Puisque tu as un esprit de déduction aussi poussé, tu vas peut-être pouvoir me dire quelle preuve on peut fournir de la mort d'un homme.
Barbara ne comprit pas. Elle haussa ses sourcils en manière d'interrogation.
— Sans doute m'exprimé-je mal, poursuivit Maurice en riant méchamment. Je veux dire que sans la dépouille d'un homme, on ne peut pas prouver que celui-ci soit claqué. Tu saisis ? Ton Jango à la noix a lessivé le juteux, d'accord ; seulement il vient me dire, la bouche en cœur, qu'il a anéanti le corps. Alors là, je proteste, parce que pas de cadavre, pas de décès reconnu, donc pas d'héritage, tu piges ?
Barbara fit signe qu'elle comprenait.
— Et moi, comme un crétin, j'ai allongé cinquante billets à cet hurluberlu pour qu'il m'empêche d'hériter. Ah ! On peut dire que tu m'as refilé un fameux tuyau…
Comme Barbara bougeait ses lèvres, il ajouta :
— Quoi ? Tu disais quelque chose ?
Barbara secoua la tête. Non, elle ne disait rien. Elle avait trop de mal à réprimer son envie de rire.
Maurice se leva pour arpenter la pièce. Il ressemblait à une bête nuisible. Il avait une démarche étroite, peureuse et souple.
Barbara le regardait sans mot dire. A la fin, elle fit un effort pour détendre l'atmosphère.
— Renseigne-toi sur les délais…
Maurice ne demanda pas de quels délais il s'agissait : il avait compris.
— Et puis, n'oublie surtout pas de signaler la disparition de ton oncle.
— J'ai le temps, dit-il, je ne suis pas censé m'inquiéter sérieusement avant cette nuit.
Barbara, dans un grand élan d'altruisme, se voulut sédative.
— Enfin te voilà libre ! En somme, tu pourras faire pas mal de fric rien qu'en vendant les collections du vieux.
— Les femmes sont pratiques, murmura Maurice.
Mais on le sentait soulagé.
— Moi qui m'étais préparé un alibi, soupirat-il. Comme je savais que la chose devait se passer du côté de Poissy, je suis allé me faire suer à Versailles. Je me suis envoyé le château, le parc, les deux Trianons et le hameau : au moins dix kilomètres d'allées et venues en compagnie d'un vieil Anglais à qui j'ai dû raconter toute l'histoire de France. J'avais conservé mes billets de musée ; je m'étais fait remarquer par les gardiens en leur posant des questions… Tout ça en pure perte…
— Baste, ça t'a fait du bien, un peu d'exercice, dit Barbara.