Il se produisit un bruit inaccoutumé.
Bonne-maman sortit de sa chambre et s'approcha de la balustrade surplombant la vaste pièce qui servait de laboratoire à Jango.
Jango se tenait debout devant le corps d'un vieillard à moustaches blanches. Le visage du mort et celui de Jango reflétaient la même surprise.
— Tu as des ennuis ? demanda bonne-maman à son fils.
— Je n'y comprends rien, dit Jango, il n'est pas mort tout de suite.
— Ça vient peut-être de la dose…
— Je ne pense pas.
Il continuait d'examiner le cadavre, lorsque Zizi entra par la porte du jardin. Le gamin tenait un lapin par les oreilles.
— Ne prends jamais un lapin par les oreilles, conseilla Jango, tu lui fais mal.
— Mais puisqu'elles sont longues, objecta Zizi.
Jango eut un haussement d'épaules agacé :
— Ça ne veut rien dire. Même chez les lapins, les oreilles ne servent qu'à entendre.
Zizi posa le lapin sur le plancher. L'animal s'accroupit, les flancs agités par la frayeur, les oreilles baissées.
— Cette idée de sortir ce lapin de sa cage à tout propos, grommela bonne-maman.
Zizi, qui n'avait pas encore aperçu sa grand-mère, leva les yeux vers la galerie. Il tendit un sourire malicieux à la vieille femme dont le visage s'éclaira.
L'incident du lapin avait distrait Jango de ses préoccupations.
— Veux-tu que je te dise, m'man ? Pour moi, les réactions des types sont différentes.
Bonne-maman hocha la tête en signe de doute :
— Pourtant… un vieillard a moins de résistance, dit-elle.
Elle mettait dans cette remarque un peu de coquetterie à cause de son âge, mais Jango était trop soucieux pour y prêter attention.
— Un vieillard est plus faible, je ne dis pas, concéda-t-il, seulement celui-ci est un ancien colonel… Un colonel, m'man, c'est un type qui se donne de l'exercice toute sa vie, ne l'oublions pas. Et bien nourri… faut voir !
Bonne-maman descendit l'escalier et s'approcha du cadavre. Elle se sentait envahie par une sorte de respect confortable.
— Un colonel…, murmura-t-elle.
— En retraite, précisa Jango.
Zizi s'approcha à son tour du cadavre et questionna :
— Qu'est-ce que c'est, un colonel ?
— Un officier supérieur, dit Jango. Un type qui commande un régiment…
Les renseignements qu'il donnait faisaient naître en lui un orgueil dont il ne pouvait préciser la cause.
— Pourquoi qu'il n'est pas en uniforme ? demanda Zizi.
Sans attendre la réponse, le gamin s'agenouilla devant le corps du vieillard et entreprit de lui ôter sa rosette de la Légion d'honneur.
— Ne touche pas à ça ! intima bonne-maman. Il y a des choses qu'on ne plaisante pas avec… Tu comprendras plus tard.
Elle quêta du regard une approbation de son fils. Jango ne jugea pas opportun de renchérir et la vieille femme en conçut quelque humeur.
— C'était un homme très bien, fit-elle au bout d'un silence ; regardez-moi ces traits fins, ces cheveux blancs et cette moustache soignée… Il me rappelle un président de la République que j'avais en photo sur un Almanach Vermot … Je ne sais plus lequel ; tu as une idée de qui je veux dire, Jango ?
— Non, grogna Jango. Ce qui me tracasse, vois-tu, m'man, c'est pourquoi il n'est pas mort comme les autres. Pourtant, y a pas, je m'y suis pris comme d'habitude… Mine de rien, je suis passé derrière lui et je lui ai enfoncé ma seringue dans le cou. Ordinairement, ils tombent le nez en avant, sur la table. Eh bien, lui, m'man, il s'est levé tout droit et il m'a fixé d'une drôle de façon. Tiens, regarde ses yeux, on voit encore…
Bonne-maman contempla les prunelles éteintes. L'expression stupéfaite du mort s'évaporait. Il commençait à ressembler à un mort de bon aloi. Ses narines se pinçaient et son teint, déjà plombé par un cancer au foie, s'enrichissait de coloris intéressants. Bonne-maman ne décela rien de suspect sur la physionomie du défunt, non plus que dans son attitude.
— Il ne faut pas te tracasser, dit-elle de sa voix la plus rassurante. Un colonel, Jango, ça n'a pas l'habitude de mourir comme n'importe qui.
Ce raisonnement, s'il ne convainquit pas Jango, eut du moins l'avantage d'apaiser son anxiété.
— Il s'est levé tout droit, insista-t-il. Et il m'a regardé comme s'il n'arrivait pas à comprendre ce qui se passait. Moi non plus, je n'y comprenais rien…
Au ton de Jango, bonne-maman comprit qu'il venait d'accepter l'événement. Elle en fut rassurée.
Pendant cette conversation, Zizi, sous prétexte de jouer avec son lapin, avait réussi à ramper jusqu'au colonel et à lui ravir sa rosette. Il la regardait dans sa main, surpris qu'elle n'eût pas plus de consistance. Jango découvrit le vol et se fâcha :
— Ce gosse a de mauvais instincts, déclarat-il sombrement.
Bonne-maman hésita à prendre la défense du gamin, mais elle s'aperçut que l'absence de la décoration laissait voir un rond de moisissure au revers du veston de drap noir. Cette pastille verdâtre lui parut une mutilation qui accroissait l'importance du délit commis par son petit-fils.
— Zizi, dit-elle, je t'ai déjà expliqué qu'on ne doit pas plaisanter avec ces choses-là.
Zizi, qui était fort embarrassé par le minuscule nœud de ruban auquel il ne parvenait pas à trouver une utilisation valable, fut tout aise de s'en séparer. Il le déposa sur la table où chacun l'oublia.
— Et maintenant, ordonna Jango, tu vas aller me chercher le diable.
Zizi sortit en courant.
— C'est un bon petit, remarqua bonne-maman.
Jango fronça les sourcils. Il voyait dans ces louanges un reproche très défini au sujet de sa sévérité précédente.
— Je ne te dis pas le contraire. Seulement, question d'éducation, je serai toujours intraitable. Il est à un âge, poursuivit Jango qui tenait à étaler ses convictions pédagogiques, où l'autorité paternelle a le plus d'importance. Regarde-moi, m'man ; tu crois que si notre pauvre papa ne m'avait pas secoué les plumes quand il le fallait, je serais aujourd'hui un homme sérieux et bien équilibré ?
— Évidemment, consentit bonne-maman, tout émue, en jouant du bout de son soulier avec la main du cadavre.
Elle enveloppa Jango d'un regard moite.
— C'est vrai, tu es un homme bien. Tiens, la boulangère me le disait l'autre jour… Tu m'attendais devant son magasin et, tout en coupant mes baguettes par le milieu, elle te regardait à travers la vitre. A un moment, elle m'a fait comme ça : « Vous avez de la chance d'avoir un fils pareil… Un garçon qui vous dorlote… Et pour l'intelligence, il faut voir… Hier, il discutait avec mon mari, je ne me rappelle plus quoi, mais ce qu'il disait était tellement bien que les autres clients faisaient semblant de ne pas trouver tout de suite leur porte-monnaie pour pouvoir écouter. »
Jango rougit. Depuis quelque temps, la boulangère une brune appétissante le convoitait. Ce qui empourprait le front de Jango, ce n'était pas tant la fringale d'amour de la commerçante que la candeur de bonne-maman.
Le retour de Zizi poussant le diable fut un heureux dérivatif. Jango amena le chariot à deux roues tout contre le corps du colonel. Il lui releva les jambes et engagea l'avant du diable sous le postérieur de l'officier. Après quoi, il saisit le cadavre par la cravate et le tira à lui afin de le charger sur le véhicule. Le corps du colonel était d'un maniement facile.
— Ouvre la porte ! ordonna Jango à son fils.
L'étrange convoi s'achemina, à travers le jardinet clos de murs, vers un appentis habillé de lierre. Bonne-maman, qui marchait devant, soutint le diable pour faciliter son entrée dans la cabane, car il y avait une marche à gravir. Le corps fut déposé au pied d'une cuve formée par un important tronçon de chaudière. Jango prit le colonel aux épaules, bonne-maman le prit par les pieds et, avec beaucoup de peine, ils le hissèrent au bord de la cuve. Le corps, ployé en deux, demeura en équilibre sur la paroi du récipient : la tête et les bras à l'intérieur, les jambes pendant à l'extérieur, tandis que les maigres fesses du vieillard pointaient comme une bosse de chameau.
— Reculez-vous ! ordonna Jango.
Lui-même esquissa un saut en arrière lorsqu'il fit basculer le cadavre dans la cuve. A plusieurs reprises, il avait reçu des éclaboussures d'acide et il se méfiait.
— Bon, eh bien maintenant, à table ! cria joyeusement bonne-maman. Va te laver les mains, Zizi.
— Mais j'ai pas tripoté le monsieur ! protesta le gamin qui n'avait aucun penchant pour les ablutions, même les plus modestes.
— Avec ça, insista bonne-maman. Et puis tu as touché ton lapin…
— Mon lapin n'est pas sale, plaida Zizi d'un ton prudent.
Il réfléchit :
— Le colonel non plus, ajouta-t-il.
— Ne raisonne pas, trancha Jango. Et au fait, où est-il, ton lapin ?
— Tiens, c'est vrai ! s'exclama Zizi, enthousiasmé à l'idée d'entreprendre une battue qu'il souhaitait longue et d'un résultat incertain.
Toute la famille se mit à la recherche du lapin. Bonne-maman promena un tisonnier sous les meubles, tandis que Jango et son fils fouillaient le jardin dont la porte était demeurée ouverte. Malgré la minutie des recherches, l'animal demeura introuvable. Zizi crut bien apercevoir quelque chose de blanc sous le rosier nain, mais il décida qu'il s'agissait d'un papier et passa outre. L'aventure du lapin disparu le ravissait. Il n'aurait pas aimé qu'elle fût soudainement interrompue par la découverte de l'animal.
Au bout d'un temps raisonnable, bonne-maman insista pour qu'on se mît à table. Une rouelle de porc, cuite à point, justifiait ses instances.
Tout en mastiquant, chacun se livra à une large supputation relativement à la cachette du lapin.
— Crois-tu qu'il ait pu grimper l'escalier ? demanda bonne-maman.
Non, Jango ne le croyait pas. Il était pensif et ne s'intéressait que médiocrement à la fugue de l'animal. Il ne sourit même pas en entendant Zizi imaginer tout haut que le rongeur avait creusé rapidement un terrier, avait traversé le village et était allé se dissimuler dans les hautes herbes bordant la Seine.
— Tu vas à Paris cet après-midi ? questionna bonne-maman.
— Oui, fit Jango d'un air sombre. Il faut bien que j'aille toucher ma prime sur le colonel…
— Tu m'emmènes ? demanda innocemment Zizi.
Jango réfléchit. Il se dit qu'il rendrait certainement une petite visite à Barbara. Pendant qu'il serait chez elle, Zizi l'embarrasserait. Une fois, il l'avait laissé chez la concierge, moyennant cent francs, et le gosse avait trouvé le moyen de couper les moustaches du chat angora de la bonne femme. Il s'était ensuivi un véritable drame, à la suite duquel Barbara avait interdit à Jango de ramener Zizi dans le quartier.
— On irait au zoo, suggéra l'enfant. Tu te souviens, la dernière fois, on n'a pas vu l'hippopotame.
Ces exigences donnèrent à Jango le courage nécessaire pour repousser en bloc les projets de son fils.
— Tu resteras ici, décréta-t-il. Je n'ai pas le temps de te promener, j'ai des courses très importantes à faire.
Il parlait avec un air tellement déterminé que bonne-maman, bien qu'elle brûlât de le faire, n'osa intervenir.
— Ton complet est repassé, se contenta-t-elle de dire.
Jango prit le train de treize heures vingt. C'était un très bon train, direct après Sartrouville, où l'on trouvait toujours une place assise. D'autre part, à cette heure-là, les voyageurs se recrutaient uniquement dans la classe aisée ; on ne risquait donc pas d'avoir pour vis-à-vis un gars sans retenue qui frotte complaisamment ses godillots boueux sur votre pantalon. C'était le train des comptables, des artistes et des femmes adultères. On y entendait des conversations choisies, les messieurs y lisaient Le Figaro, les dames y brodaient de délicats napperons (certaines feignaient de se passionner pour d'énormes traductions américaines). Une bonne ambiance, en somme, dont pouvait s'honorer la S.N.C.F.
Jango s'assit aux côtés d'une dame blonde, au maquillage nuancé, et entreprit de lui faire du pied, histoire de tromper la monotonie du trajet. La dame ne retira pas son pied et se mit séance tenante à se raconter. A Maisons-Laffitte, Jango savait qu'elle se prénommait Madeleine, que son mari souffrait d'artériosclérose, que sa fille aînée préparait une licence d'anglais, qu'elle n'aimait pas Jouvet à l'écran et que, si une nouvelle guerre survenait, elle irait vivre en Haute-Savoie.
Fatigué par ce bavardage, il descendit à Sartrouville et changea de compartiment. Il était maussade parce que durement préoccupé. Au moment de partir, il avait traversé son laboratoire dans l'espoir d'y trouver le lapin et son regard s'était posé sur la rosette de la Légion d'honneur du colonel. Il avait raflé la décoration au passage et l'avait glissée dans sa poche, sans idée préconçue, uniquement pour la soustraire aux doigts sacrilèges de Zizi. Chose étrange, ce morceau de ruban rouge l'incommodait.
Pourtant, il n'osait s'en débarrasser en la jetant. Un vague sentiment de culpabilité rôdait quelque part en lui…
Il se rendit aux W.-C. et examina la décoration. Il la tenait comme un joyau ou une pilule empoisonnée. Elle était solennelle et hostile. Jango la porta à sa boutonnière. Il fut parcouru par un bref frisson. La pastille écarlate modifiait complètement son aspect. Il aperçut, dans la glace du lavabo, un personnage nouveau, un peu suspect, qui le troubla beaucoup. Sous le chapeau noir à bord roulé, le visage était sévère et pâle : le regard gris avait une pesanteur qui ne pouvait se justifier tout à fait par la paupière à demi baissée. Jango ne parvint pas à comprendre pourquoi sa figure, habituellement ronde, s'ovalisait. Il ôta la rosette et, comme s'il se fût éloigné d'un miroir déformant, il réintégra ses formes et ses couleurs initiales.
— Formidable ! s'exclama-t-il.
Il étudia le rond de ruban. Celui-ci émettait dans le creux de sa main comme une sourde clarté.
Pensivement, Jango glissa l'insigne dans sa poche.
Quand il quitta les toilettes, le train parvenait à Saint-Lazare. Les voyageurs dont la place avoisinait les W.-C., le regardèrent avec quelque mépris non dépourvu d'intérêt, car ils supposaient que le séjour prolongé de Jango aux lieux d'aisances indiquait l'assouvissement de passions solitaires.
Jango sortit par la cour de Rome où il prit un autobus qui le déposa rue Montmartre. Il avait rendez-vous avec le neveu du colonel, au bar d'Uzès, à quatre heures. Comme il était en avance, il dépassa le bar et descendit la rue jusqu'aux journaux.
L'un d'eux parlait encore de son dernier travail. Il s'agissait de la « disparition » d'un charcutier de Saint-Mandé, remontant à la semaine précédente. La presse ne s'occupait que médiocrement de cette affaire. Trop de possibilités banales se proposaient à la sagacité des enquêteurs… Le bonhomme avait fait de la collaboration pendant l'occupation (avec ses porcs et les Allemands) ; par ailleurs, il s'était avéré qu'il était pédéraste et qu'il affectionnait la pêche au lancer. Il avait donc pu être victime d'un justicier, d'un sadique ou d'un faux pas.
Le journaliste concluait en laissant entendre que la police penchait pour le crime passionnel. Jango sourit. Lui seul savait que la belle-mère du charcutier avait financé la mort de son gendre. D'ordinaire, Jango ne travaillait pas pour les femmes : trop sujettes aux remords, elles changent souvent d'idées. Jango en avait connues qui, « avant », lui recommandaient de pratiquer les pires supplices et qui, « après », venaient le traiter d'assassin.
Il avait accepté néanmoins la belle-mère du charcutier comme cliente, car elle lui avait été chaudement recommandée par un conseiller municipal qu'il avait rendu veuf.
Il faisait tendre. Le ciel indiquait des beaux jours derrière des palmes de nuages vidés de toute substance. Un instant, Jango se laissa bercer par le mouvement de Paris. La pensée de la rosette qu'il promenait dans sa poche habitait son cerveau comme un ver habite une pomme. Elle s'y installait pour y vivre son destin. Jango comprit qu'elle serait une locataire pénible, mais intéressante.
D'un pas étudié, il s'achemina vers le bar d'Uzès. Le neveu du colonel l'attendait déjà, bien que Jango fût en avance d'au moins trente minutes. Jango vit que l'héritier de l'officier consommait des boissons fortes. Il réprima un léger sourire qui, s'il s'était éclos, se serait composé en grande partie de pitié.
L'individu appartenait à l'espèce jeune homme vénéneux. Il avait des yeux fuyants et un mauvais sourire sous une moustache de bellâtre. A l'entrée de Jango, il parut se racornir sur sa banquette. Jango s'assit en face de lui. Un instant, le jeune homme se comporta comme s'il voulait ignorer l'arrivant. Puis, il se ressaisit.
— Alors ? souffla-t-il.
— Eh bien ! Ça y est…
Un bref effroi contracta les muscles du neveu.
— Il n'a pas souffert ?
Jango réfléchit. Le vieillard s'était dressé et l'avait regardé d'un air surpris d'où était bannie, semble-t-il, toute souffrance.
— Je ne pense pas, dit-il loyalement.
— Vous prenez quelque chose ?
— Un demi de bière…
Le neveu passa la commande au garçon.
— Le… l'accident s'est produit à quelle heure ? Je vous demande ça, ajouta-t-il, pour le cas où la police éplucherait mon alibi.
— Un alibi ne vous servirait à rien, remarqua calmement Jango. Comme on ne retrouvera jamais le corps, on ne pourra pas déterminer l'heure du décès…
— Sapristi, sursauta le jeune homme, si on ne retrouve pas le corps, il sera impossible de prouver le décès. Je crois qu'il faut des années avant qu'un disparu soit considéré comme mort. Je ne suis pas près de palper la succession… Bon Dieu ! Vous avez fait du joli !
— Dites donc, murmura Jango, vous pensez bien que je ne peux pas me permettre de courir le risque de laisser un cadavre derrière moi… Cher monsieur, ça parle, un cadavre… Vous ne le savez peut-être pas ? C'est toujours le cadavre qui donne le nom de l'assassin.
— Je m'en fous, grommela le neveu. Tout ce que je regarde, c'est que vous avez tout gâché… Mon oncle était de santé fragile ; il aurait pu disparaître d'un moment à l'autre…
Jango but posément son demi mousseux.
— Tout le monde peut disparaître d'un moment à l'autre, déclara-t-il, vous… moi… Quant à la santé de votre parent, parlons-en !… Solide comme un roc, il était. Je m'y connais. C'était exactement le genre d'homme à vivre très vieux… qui sait, même : à vous conduire au Père-Lachaise…
La conversation commençait à prendre une tournure pénible.
— En tout cas, résuma le neveu, je comptais fermement sur l'héritage.
— Tôt ou tard, il vous reviendra.
— J'aurais préféré tôt.
Il mettait tant d'aigreur dans ses paroles, et d'une façon si déterminée, que Jango se fâcha.
— Écoutez, éclata-t-il brusquement, je n'aime pas beaucoup vos manières. Ai-je fait décéder votre oncle, oui ou non ? Oui ? Alors, payez-moi !
Surpris par cet éclat dont il n'aurait pas jugé son interlocuteur capable, le neveu promena autour de lui un regard éperdu. Heureusement, leur plus proche voisin était américain. Il ruminait du chewing-gum en écrivant des cartes postales. Rassuré, le neveu se tourna vers Jango. Il paraissait à la fois furieux et effrayé.
— Je vous en prie, calmez-vous…
Il sortit une enveloppe de sa poche et la tendit à Jango. Celui-ci l'ouvrit et, sans sortir les billets de banque, les compta.
— Ça va, fit-il, un peu radouci, le compte y est… Croyez-moi, insista Jango, votre oncle, c'était autant dire un roc. Les anciens officiers vivent plus longtemps que nécessaire.
Le terme d'officier lui rappela la rosette. — Voilà sa décoration, annonça-t-il courageusement.
Il posa le ruban sur la table de marbre.
Le neveu eut l'air horrifié, comme si le défunt colonel lui-même était venu s'asseoir sur le guéridon.
— Enlevez ça, balbutia-t-il, enlevez ça…
Sans enthousiasme, Jango reprit la rosette et la remit dans sa poche.
— J'ai pensé que vous seriez heureux de conserver ce petit souvenir de votre oncle…
Le neveu le regarda sans comprendre.
— Quelle idée !
— Il y en a à qui ça aurait fait plaisir, fit Jango avec humeur.
Le jeune homme tira sur sa maigre moustache. Il semblait déconcerté.
— Vous êtes un drôle de type, murmura-t-il.
Jango se demanda si cette remarque était péjorative. Il décida que non.
— Je m'excuse, mais j'ai des courses à faire, dit-il en se levant.
Une dernière fois, il regarda le neveu avant de l'oublier.
— J'espère que tout ira selon vos désirs. Je suis certain que ça s'arrangera très bien, question d'héritage ; ce serait idiot que « ça » n'ait servi à rien.
Il ajouta en se penchant un peu :
— Ce vieux colonel ne se rendait même pas compte de son grand âge. Vous le fréquentiez beaucoup ?
— Qu'est-ce que ça peut vous foutre ? demanda le neveu avec lassitude.