— P'pa ! Je peux descendre faire pipi ? demanda Zizi comme tous les matins.

Jango exigeait que le gamin passât par cette humble formalité, car Zizi avait tendance à abuser du prétexte. On avait vu des cas où il s'était levé au chant du coq pour musarder, nu-pieds, dans toute la maison.

Jango, bien qu'à moitié endormi, examina honnêtement la requête.

— Vas-y, permit-il, mais prends tes pantoufles et ne traîne pas.

Il ajouta, après avoir évoqué la fonction à laquelle le gosse allait souscrire :

— Attention de ne pas faire sur le bord du siège.

Zizi ne trichait pas. A l'oreille, Jango étudia ses faits et gestes. Quand Zizi remonta, il l'appela.

— Entre.

Il sourit au visage rieur.

— Bonjour, p'pa…

— Bonjours, fils. A propos, tu as retrouvé ton lapin, hier ?

— Non, bonne-maman et moi, on l'a cherché presque tout l'après-midi, et puis le monsieur qui voulait te parler est arrivé et on n'y a plus pensé.

Jango étudia la frimousse dorée de Zizi. Il soupçonnait vaguement son fils de mensonge, mais se refusait à le questionner d'une manière trop pressante, de peur de ruiner son prestige paternel au cas où Zizi serait sincère.

— Va te recoucher, dit-il, nous essaierons de le trouver tout à l'heure.

Peu après, bonne-maman se leva. En passant devant la chambre de Jango, elle heurta la porte sur un rythme convenu.

Ce signal servait à rappeler à son fils que c'était son jour d'effectuer les emplettes domestiques.

— Voilà ! cria joyeusement Jango.

Il ne fut pas long à se vêtir. Prétextant le soleil, il étrenna un pantalon de lin, passa une chemise saumon et noua à son cou un léger foulard de soie.

— Bigre ! fit bonne-maman en le voyant apparaître, tu t'es fait beau comme un artiste de théâtre.

Elle lui servit un thé au citron, et lui donna le sac à provisions et la liste des denrées qu'il devait acheter. Jango se hâta de partir avant le lever de Zizi pour éviter des demandes et des refus toujours pénibles.

La petite ville des bords de Seine était coquette comme un décor suisse. Ce matin-là, elle sentait la lessive et la rose. Le soleil entrait dans la poreuse pierre meulière des pavillons comme dans les rayons de cire d'une ruche. Au loin, sur la Seine, des frégates aux cornettes de religieuses cherchaient une brise fugace.

Jango se sentait paisible et languide. Il allait d'un pas de bonheur qui n'effrayait même pas les lézards. Il saluait tout le monde et tout le monde le saluait. Le facteur qu'il rencontra lui remit une carte postale représentant cent mètres de Côte d'Azur. La carte, émanant de vagues cousins éloignés qui avaient conjugué leurs signatures pour que le libellé ne dépassât pas cinq mots, laissa Jango insensible, mais le facteur l'émut. Il proposa un verre de vin blanc. Ce n'était pas de refus. Ils trinquèrent et se séparèrent. Le boulanger entra au café pendant que Jango réglait les deux vins blancs. Ils se saluèrent et convinrent qu'il faisait beau. Le boulanger fit servir deux autres blancs d'autorité. Les deux hommes commencèrent alors une importante conversation sur la panification. Quand ils eurent vidé le sujet, ils se penchèrent sur les crédits militaires, sur le Tour de France, sur la pêche et ils allaient aborder la délicate question de la Radiodiffusion française lorsque Jango, soucieux de ses achats, manifesta l'intention de partir.

— Je vais chez vous, dit-il au boulanger en riant. Vos baguettes sont-elles bien cuites à point, aujourd'hui ?

— Nous sommes mercredi, répondit le boulanger.

Jango fronça le sourcil. Il ne comprenait pas en quoi ce jour de la semaine pouvait influer sur la cuisson du pain. Le commerçant souriait de le voir chercher.

— Voyons, finit-il par dire, le mercredi est mon jour de fermeture…

Jango se moqua de son manque de mémoire et, fort civilement, exprima au boulanger son regret de devoir se servir chez son concurrent.

— Mais pas du tout ! s'écria le brave homme. Pour les amis, il n'y a pas de fermeture. Venez avec moi !

Il le remorqua jusqu'à sa cour, lui fit enjamber des fagots et l'introduisit dans ses appartements en passant par son four.

— Entrez, entrez donc ! N'ayez pas peur, la patronne ne vous mangera pas, faisait le boulanger à la cantonade afin de prévenir sa femme de leur arrivée.

Celle-ci amena un regard par la porte de la cuisine, poussa un petit cri de confusion en reconnaissant Jango, et se dépêcha d'ôter son tablier de caoutchouc.

Elle s'empressa. Jango faisait des courbettes et des sourires avec un petit air gêné qui fit battre le cœur de la boulangère. La brune ardente avait formé dans sa jeunesse le projet de devenir institutrice. Hélas, son niveau d'instruction n'ayant pu s'élever au-delà du brevet élémentaire, elle n'avait pu réaliser cette louable ambition. Elle gardait de cette tentative une vive attraction pour les gens et choses de l'esprit ainsi que pour les bonnes manières. Jango lui plaisait à cause de son exquise politesse, de son visage sérieux et de sa conversation choisie.

— M. Jango ne se souvenait plus qu'on était fermé le mercredi, expliqua le mari. Sapristi, je n'ai pas voulu qu'il aille chercher son pain chez Cudet.

Il cligna de l'œil pour Jango.

— Qu'est-ce que vous diriez si je vous faisais manger du pain blanc, du vrai pain blanc comme avant la guerre ?

Jango se récria. Il exprima sa confusion ; il dit que « vous me gênez horriblement, M. Porlin, et ça n'est pas raisonnable » ; que « je ne sais pas si je dois accepter » et que « la maman et le petit ouvriront de grands yeux ; et comment vais-je vous revaloir ça ? »

Heureux de son geste, le boulanger s'étonnait qu'on pût s'attirer tant de gratitude avec un kilogramme de farine.

— Que vas-tu offrir à M. Jango ? demanda la boulangère.

— De la clairette de Die, décida le boulanger. Le matin, c'est tout indiqué.

Jango ne savait où se mettre. Il finit par s'abattre dans un fauteuil afin d'y subir commodément les largesses des boulangers. Il les connaissait depuis plus de dix ans, mais leurs relations ne s'étaient jamais développées ailleurs que devant le comptoir de leur magasin. Jango, malgré sa gêne, appréciait fort les caprices du hasard qui le plaçaient aussi soudainement dans l'intimité des commerçants.

Pendant que son mari descendait à la cave, la boulangère s'assit en face de Jango. Elle croisa les jambes si haut qu'il crut découvrir son intimité jusqu'à l'estomac. Au lieu de rougir suivant son habitude, Jango montra beaucoup d'assurance. Il sourit si gentiment à la boulangère qu'elle s'y perdit et ne sut quelle attitude adopter. Elle se débattait dans l'incertitude lorsque, à sa profonde stupeur, elle vit Jango s'arracher de son fauteuil et franchir, la lèvre goulue, les quatre-vingt-dix centimètres qui les séparaient. Elle fut embrassée toute vive et d'une façon si savante qu'elle en eut la nuque meurtrie comme d'un coup de matraque. Ce rudimentaire hommage rendu à son hôtesse, Jango abandonna les bras de la brune ardente pour ceux de son fauteuil. En un laps de temps très réduit, il venait de mettre au point un curieux programme de séduction dont il sera parlé en son temps, et duquel il escomptait plus de satisfactions morales que de félicités physiques.

— Vous allez me goûter cette clairette ! tonitrua le boulanger.

Il servit le vin mousseux et ils trinquèrent. Apercevant un cor de chasse accroché au-dessus d'une photographie représentant le couple en mariés, Jango s'enquit avec intérêt du nom de la personne qui utilisait ce viril instrument.

— C'est moi, dit le boulanger.

Et il accepta, en se frappant la poitrine, les compliments de son invité :

— Ça, j'avoue, il faut du souffle, avoua-t-il. Tonton, tontaine et tonton… Ah, ça vous fait gonfler le cou.

Il voulait, sur l'heure, donner un récital, mais sa femme l'en dissuada, alléguant que la clinique d'accouchement était proche.

— Et vous, demanda le bonhomme, avez-vous un passe-temps ?

Jango vit dans la question une preuve que le Destin choisissait ses gens et ses instants pour se manifester. Il fut troublé qu'on lui posât une semblable question le lendemain du jour où il avait pris la résolution de s'adonner à un art.

— La peinture, s'entendit-il répondre.

— Comme ça se trouve ! glapit la brune ardente. Dans mon jeune âge, j'étais attirée par la peinture, moi aussi…

Jango convint qu'en effet, ça se trouvait bien.

— Seulement, poursuivit la boulangère, je n'avais aucune disposition.

Jango assura qu'elle péchait par excès de modestie.

— J'y pense ! dit-elle en réussissant un petit cri de souris prise au piège. J'ai encore ma boîte de peinture au grenier ; puisque vous êtes artiste, je vais vous la donner. J'espère qu'elle pourra vous être utile… Jules, ordonna-t-elle à l'époux enfariné, monte au grenier ; c'est une boîte grosse comme ça, avec une courroie. Tu verras, dans la grande malle.

Docile, le boulanger s'exécuta. Jango se débattait, croulant sous les largesses, mais la boulangère, s'autorisant du précédent de tout à l'heure, vint lui manger ses protestations dans la bouche.

Ils entendaient les pas du mari à l'étage supérieur. Étroitement unis, Jango et la boulangère broutaient leurs langues consciencieusement. Une grosse faim tourmentait la partie inférieure de leur individu.

Ils se séparèrent pour respirer.

— Au crépuscule, chuchota la femme, j'irai me promener du côté de l'écluse.

— C'est un endroit charmant, fit Jango.

Un peu déroutée, elle l'observa.

— Vous aimez le petit bois ?

— Énormément.

Elle eut l'air rassuré et poussa un soupir qui souleva la mèche capricieuse de Jango.

* * *

— Eh bien, tu en as mis du temps ! s'exclama bonne-maman. Ma blanquette ne sera jamais prête pour midi. Qu'est-ce que c'est que cette boîte de colporteur ? On dirait que tu viens proposer du coton à repriser.

Jango mit sa mère au courant des événements. La vieille femme fut heureuse de savoir que son fils allait devenir un grand peintre et elle le fut plus encore du pain blanc.

Zizi battit des mains.

— Quand c'est que tu vas commencer ta peinture, dis p'pa ?

— Tout de suite…

— Je vais t'aider ?

— C'est impossible, voyons…

Jango ressentait des démangeaisons dans les doigts. Il avait hâte d'écraser des couleurs, de les délayer, de les étendre sur une surface plane. Il allait créer un univers somptueux aux couleurs nobles.

— Tu vas peindre quoi ? demanda bonne-maman.

La question embarrassa Jango. Ce qui comptait pour lui, c'était de jouer avec la couleur, au gré de l'inspiration. Il sentait qu'en donnant des lois, des tendances, voire même un simple motif à son art, il le limitait et s'éloignait de lui.

— Je monte dans ma chambre pour être dans le calme, fit-il.

Assis sur son lit, il ouvrit la boîte et essaya de se repérer au milieu de tous ces tubes, de tous ces flacons dont l'utilité lui paraissait bien incertaine. Il regrettait de ne pas avoir de manuel à sa disposition pour la mise en train. Un simple mode d'emploi lui aurait été d'un grand secours. Pourtant, à force de tâtonnements, il parvint à donner à chaque objet une signification approximative. Quand il jugea son éducation express au point, Jango se mit en quête d'une toile susceptible d'accueillir ses transports artistiques. Après beaucoup d'hésitations, il se décida à peindre sur l'envers d'une toile sans valeur achetée aux Puces pour le prix du cadre. Le tableau convenait, de par ses dimensions, à une première tentative ; il était d'un format modeste et faux, en ce sens qu'il était trop haut pour sa largeur ; mais, précisément parce qu'il sortait des calibrages classiques, on le devinait tout prêt à devenir un chef-d'œuvre. Jango examina le recto de la toile qui allait être le verso de la sienne. Il représentait un compotier d'abricots sur un fond de tenture ocre. C'était voyant et d'une composition douteuse. Jango n'eut pas de regret. Il se dit au contraire que ce tableau avait suffisamment incommodé d'yeux et qu'il était grand temps qu'on le mît au piquet. Loin d'être gêné par les abricots, il éprouvait une joie de mauvaise qualité à peindre sur leur dos. Ayant mélangé au petit bonheur du bleu de prusse et du vermillon, il trempa un pinceau de taille moyenne dans de l'huile de lin, l'enduisit de la couleur obtenue, qu'il estimait curieuse, et commença à tracer de larges lignes imprécises sur la toile. Cet épais dessin terminé, il marqua un temps d'arrêt pour juger de l'effet produit. Il se gratta le nez, perplexe. Le dessin résultant de cette rapide opération pouvait, suivant l'imagination, évoquer un intestin, une carte du Japon, la caricature de M. Robert Schuman ou n'importe quoi, vu par un enfant de quatre ans. Comme les taches d'encre dans une feuille pliée, le graphisme était bizarre et plein d'embûches. Jango étudiait cette armature sans parvenir à décider comment il allait la vêtir. A la fin, ce qu'il crut être la voix de son génie artistique lui souffla qu'il tirerait un heureux parti de cet entrelacs de traits en le cultivant avec un tempérament de portraitiste. Cette suggestion le ravit et passa à l'état de décision. Jango sourit de son hésitation… Comment n'avait-il pas découvert dans son graphisme les éléments d'un visage ? Maintenant, le dessin se dépouillait de son mystère. Un nez plongeant, un front haut, une petite oreille, une mâchoire tourmentée, avec, comme interprétation des lignes inutilisées, peut-être une moustache en crocs, ou bien un lorgnon, à moins que… oui, après tout, des rides… Le mieux serait de peindre une tête de vieillard…

Jango posa des petites fientes de couleur autour de sa palette. Il respira à pleins poumons l'air de sa chambre chargé d'une électricité créative.

— Au travail ! cria-t-il.

— Tu as besoin de quelque chose ? s'inquiéta Zizi assis au bas de l'escalier.

Non, Jango n'avait besoin de rien ! Fort et sûr de lui comme le navire débouchant du chenal pour affronter la haute mer, il peignait. Il se libérait, la poitrine dégagée, le visage illuminé par le triomphe comme les personnages des réclames pour laxatifs.

La blanquette de veau suspendit pour une heure cette fièvre libératrice.

— Ça marche ? demanda bonne-maman.

— Très bien.

Zizi l'accablait de questions.

— De quelle couleur il est, ton tableau ?

— De toutes les couleurs…

— Comme l'arc en ciel, alors ?

— Oui, comme l'arc en ciel, Zizi.

— Tu peins quoi ?

— Un portrait.

— Le portrait de qui ?

La question parut valable à Jango ; cependant, il fut étonné de l'empressement avec lequel il la repoussa.

— Le portrait de personne, tu m'agaces…

Ils déjeunèrent en silence. Bonne-maman était peinée de voir le peu de cas qu'on faisait de sa blanquette. Elle en venait à regretter que son fils embrassât sur le tard une carrière artistique. Il se préparait, songeait-elle, bien des tourments. Tristement, elle se disait que leur vie familiale n'aurait plus la même qualité.

Elle vit la confirmation de ses craintes lorsque Jango quitta la table sans avoir roulé sa serviette.

— Tu ne prends pas de café ?

— Pas aujourd'hui…

Et hop ! Déjà la porte de sa chambre claquait.

La vieille femme soupira. Elle allait desservir, mais elle vit deux larmes dans le regard de Zizi et elle retomba sur sa chaise, les jambes fauchées par un coup de vieillesse. Elle allongea sa main pleine d'os sur la nappe ; Zizi posa dessus ses mains potelées de Jésus de crèche et s'arrêta de pleurer. Immobiles, bonne-maman et son petit-fils écoutèrent la chanson que Jango entonnait à tue-tête, là-haut :

Si tu t'engageais dans les zouaves,
Ou dans les chasseurs à pied,
Ça ne t'empêcherait pas d'être brave,
Mais ça t'empêcherait de te noyer…

— Ce sera beau ? questionna enfin Zizi.

— Quoi donc, mon chéri ?

— Le tableau de papa ?

— Bien sûr…

— Pourquoi qu'il peint pas des petits chiens ? C'est joli, des petits chiens avec le museau rose…

Bonne-maman imagina le sujet proposé par Zizi.

— Oui, dit-elle, j'ai idée que ce ne serait pas mal. Tu en verrais combien, de chiens, sur le tableau ?

— Trois, fit Zizi. Un blanc, un noir, et un noir et blanc…

— Ce serait rudement bien, reprit bonne-maman avec force. Ils seraient dans une corbeille…

— Non, sur un coussin bleu !

— Tu crois ?

Ils discutèrent longuement de la composition à donner au sujet.

* * *

L'eau de la vaisselle bouillait quand Jango les appela, penché sur la rampe.

— Venez voir, tout le monde !

Bonne-maman et Zizi se précipitèrent dans l'escalier. Parvenus devant la chambre, ils s'arrêtèrent net et se turent comme à la porte d'une nouvelle accouchée.

— Entrez, entrez ! invita Jango.

Ils entrèrent, la gorge serrée par l'émotion. Le tableau reposait sur l'oreiller. Un rai de soleil l'éclairait. Bonne-maman et son petit-fils se rangèrent devant le lit, les mains jointes sur le ventre. On aurait pu croire qu'ils venaient visiter un caveau de famille. Le sourcil froncé, la vieille dame et le gamin cherchèrent une vérité dans le rectangle de taches éclatantes que Jango leur proposait.

— C'est un portrait, fit bonne-maman comme pour se convaincre.

Zizi attendit un peu avant de se prononcer. Lorsqu'il eut épuisé toutes les autres combinaisons d'interprétation qu'autorisait le tableau, il répéta :

— C'est un portrait !… Je vois un œil, triompha-t-il en désignant une sorte de mollusque au centre de la toile.

— Voyons, voyons, fit sévèrement Jango, c'est l'oreille !

Partant de ce point de repère que le peintre venait de leur fournir, bonne-maman et Zizi reconsidérèrent la question et finirent par s'y retrouver. Ils purent commenter le portrait.

— C'est un homme, avança bonne-maman.

— Et il est vieux, renchérit Zizi. Regarde ! Il a la moustache et les cheveux blancs…

— C'est très beau.

— Pourquoi que t'as pas peint des petits chiens ? demanda le gamin à son père.

— Quelle idée, dit Jango d'une voix boudeuse. Tu ne le trouves pas bien, mon tableau ?

— Si. Mais si t'avais fait des petits chiens avec le museau rose, ç'aurait été plus joli. Y a pas de rose dans ton tableau ; y a même pas de rouge…

— Il y en a ! affirma Jango, il y en a. Seulement, Zizi, il est mélangé à d'autres couleurs…

Zizi tapa du pied.

— On le voit pas !

Son visage se partagea, ses joues mangèrent ses yeux : il rit.

— Puisque tu as fait le portrait d'un vieux monsieur, mets-lui une médaille rouge…

Envoûté par son art, Jango ne soupesa l'argumentation que sous l'angle de la peinture. Il se dit que le petit n'était pas bête et qu'en effet, une simple tache incarnat réchaufferait le tableau, donnerait plus de réalisme et de vie au portrait.

Il trempa son pinceau dans un rouge vif, humide et onctueux comme du sang, et décora le vieillard.

Il avait à peine retiré son geste que bonne-maman poussa un cri.

— J'y suis ! Mais c'est le portrait du colonel que tu as fait…

— Oui ! Oui ! glapit Zizi. Le colonel, c'est le colonel…

Jango était devenu tout pâle. Ses mains pendaient le long de son corps comme des branches cassées. Il regarda le tableau et enfla sa poitrine pour un cri.

C'était bien l'œil sévère du colonel qui le fixait, glacial et réprobateur. La personnalité de l'ancien officier débordait de la toile. Du reste, ce n'était plus une toile, mais une présence. Et une présence attentive, scrutatrice, hostile.

— Ce que tu es habile ! dit bonne-maman. C'est à s'y méprendre.

Jango sentit la louange se faufiler à travers sa peur et trouver sa vanité. Ce qui l'effrayait, c'était d'avoir donné involontairement une ressemblance à son barbouillage.

Involontairement ? Voire ! Peut-être avait-il voulu faire le portrait du colonel sans s'en rendre compte ? Cette réalisation surprenante et fortuite n'était-elle pas tout bonnement l'œuvre, non pas de Jango, mais du peintre qui venait de se déclarer en lui comme une rougeole ?

— Hein ! triompha-t-il, l'ai-je bien enlevé, ce sacré colonel ?