— Tu veux que je te dise à quoi ressemble ton clebs ? proposa Maurice.

— Non.

Maurice se força à rire pour accentuer son ironie.

— Il ressemble à un manchon de fourrure.

— Il est marrant, fit Barbara, attendrie.

— J'aimerais connaître le plaisir que tu éprouves à traîner cette horreur ou à te faire traîner par elle. Moi, à ta place, j'aurais acheté un chien.

— Fiche-moi la paix, bougonna la jeune femme.

Elle serra Flick sur son cœur et le bisota comme pour le réconforter. Mais le chien se moquait des propos malveillants de Maurice et des caresses de sa maîtresse — laquelle, soulignons la coïncidence au passage, se trouvait être épisodiquement celle de Maurice. La tête hors de la portière du train, il humait les beaux jours voluptueusement.

Maurice allait chercher des vacheries à dire lorsque deux dames, plus ou moins en deuil, vinrent s'asseoir à côté d'eux. Après s'être accoutumées à l'ambiance du train, elles hésitèrent entre le tricot et les confidences. L'une tirait déjà sur la fermeture Éclair de son sac lorsque l'autre commença à parler de la jambe articulée de son mari qui le faisait souffrir — ce qui indiquait clairement que le temps allait changer.

La première dame abandonna illico toute idée de tricot et ratifia les prévisions météorologiques de sa compagne en faisant remarquer que les hirondelles volaient bas.

C'est d'ailleurs vraisemblablement ce qu'était en train de se dire Flick…

A quelque tours de roues plus loin, la première dame se mit à pleurer. Prévoyant l'exposé de malheurs intéressants, Maurice fit signe à Barbara de prêter l'oreille.

Comme prévu, la seconde dame s'informa de la raison de ce chagrin. Mais, à sa voix, on devinait qu'elle était au courant de bien des choses.

La pleureuse renifla ses larmes et révéla qu'elle avait bien des tourments avec sa famille : son mari buvait, sa fille s'était mise en ménage avec un sidi, et son fils s'était inscrit au parti communiste.

La dame voisine poussa les interjections qui s'imposaient pour bien faire sentir sa supériorité de femme heureuse. Après quoi, elle aida son amie à trouver une bonne conclusion à ses catastrophes.

En définitive, l'espoir général à retenir fut celui-ci : le mari alcoolique était en train de prendre un début de cirrhose lui interdisant l'usage de tous liquides — hormis l'eau ; le sidi de la fille avait la gorge tranchée d'un coup de rasoir dans une rixe — dont ces gens-là sont friands ; quant au garçon, on l'obligeait à lire J'ai choisi la liberté à la faveur d'une angine ou d'une grippe. Il faisait amende honorable. La dame, qui avait des relations (côté soutane), obtenait sa réintégration au sein de l'Église. On lui faisait faire ses Pâques et le tour était joué. Ces questions réglées, on revint à la jambe articulée…

— On s'en va ? proposa Maurice. Il y a pas de seconde partie, le film recommence déjà.

Barbara prit une brassée de Flick et suivit son compagnon dans le couloir. Cinq minutes plus tard, ils arrivaient à destination.

* * *

— On a sonné, dit bonne-maman.

Zizi alla ouvrir, espérant que ce serait le shérif de l'opuscule qu'il lisait, venu pour lui demander s'il avait aperçu Petite-tête-de-Condor, le redoutable chef de la tribu des Eggs-and-Bacon, lequel dévastait la région depuis Poissy jusqu'à Elizabethville.

A sa profonde surprise, il se trouva, en pleine pampa, nez à nez avec Barbara, un jeune homme à moustaches et un animal imprécis.

— Bonjour, Zizi, fit gaiement Barbara. Ton papa est là ?

De la fenêtre de sa chambre, Jango aperçut les arrivants. La présence de Maurice l'inquiéta et lui fut pénible. Il abandonna le colonel et descendit quatre à quatre plus une les marches au nombre de vingt-neuf. La salle à manger était déserte ; bonne-maman, peureuse comme une belette, s'était cachée dans sa cuisine en voyant arriver du beau monde.

— Entrez ! dit Jango.

Il goba un baiser machinal sur la bouche de Barbara et serra la main fluide de Maurice.

— Bonjour, c'est gentil d'être venus. Il ajouta malicieusement en se tournant vers le jeune homme : Vous avez encore de la famille qui vous encombre ?

— Sans blague ! Dis donc, Barbara, il en a de l'esprit, ton copain. Tu m'avais caché ça.

— Oh, ça suffit, s'écria la jeune femme, on n'est pas venu ici pour se tirer la bourre…

Ils choisirent chacun un siège. Jango s'enferma dans une réserve méprisante tandis que Maurice commençait à promener sur le mobilier un regard appuyé et narquois.

— Dites, les bonshommes, attaqua Barbara, si vous continuez à faire cette tête, j'attrape mon chien et je m'en vais.

— Ton chien, rétorqua Maurice, de la façon dont il gémit, je devine qu'il meurt d'envie d'arroser le jardin de Monsieur. Tu ferais bien de lui enlever sa laisse et de lui ouvrir la porte…

Barbara fit ce que Maurice lui conseillait. Le chien bondit au-dehors en aboyant.

— Il est content, dit Jango. C'est un chien rigolo, comme tes poissons…

— Tu es gentil, remercia Barbara.

Sur un signe du jeune homme, elle mit Jango au courant des péripéties du matin. Elle lui raconta tout, y compris les intentions malsaines de Maurice pour le cas où les policiers verseraient le cadavre de la morgue à son débit.

— On est venu te trouver, conclut-elle, en espérant que tu trouverais un moyen d'arranger les choses.

— Ça demande réflexion, fit remarquer Jango, pris au dépourvu.

— Eh bien, réfléchis !

Elle se leva :

— Veux-tu m'indiquer les toilettes ? Dans ton sacré train, on prend plein de charbon sur la figure…

Jango s'apprêtait à faire un plan de son logis lorsqu'un clignement d'yeux de Barbara lui fit comprendre que l'histoire des toilettes n'était qu'un prétexte pour lui parler en particulier.

— Je vais te montrer.

Il l'entraîna dans son laboratoire.

— Tu as quelque chose à me dire ?

— Ne fais pas l'enfant. Tu dois bien penser que si je l'ai fait venir ici, c'est que j'avais une idée derrière la tête…

— Quelle idée ? demanda Jango.

— Je ne sais pas si tu te rends compte de la situation, mais elle est grave. Voilà un garçon qui va être arrêté d'un moment à l'autre. Salaud comme je le connais, il n'aura rien de plus pressé que de nous donner… Du reste, tu vois, il ne se gêne pas pour nous le dire…

— Et que veux-tu que j'y fasse ? questionna-t-il.

— Il y a une chose très simple à faire…

Jango allait questionner davantage, lorsqu'il lut la pensée de Barbara dans ses yeux.

Il eut un sursaut.

— Non ! s'écria-t-il.

Elle fut effrayée par son cri et lui mit la main sur la bouche. Jango dégagea ses lèvres doucement en tournant la tête à droite et à gauche.

— Tu es folle, gémit-il.

— Nous n'avons pas le choix. Tu l'envoies rejoindre son oncle et tout rentre dans l'ordre. Les flics supposeront qu'il s'est enfui.

— Mais c'est qu'elle me prend pour un assassin ! s'exclama Jango.

Un début de colère le faisait trembler. Il réussit pourtant à se calmer, mais son excitation courait encore sous sa peau. Il paraissait très fatigué, sa tension artistique de la matinée pesait sur ses épaules et Barbara constata qu'il avait sous les yeux autant de poches qu'un pantalon américain.

— Tu n'es pas malade ? s'inquiéta-t-elle.

— Oh, Barbara ! Barbara… Comment as-tu pu avoir une idée pareille ? Que je… C'était pour plaisanter, n'est-ce pas ?

La jeune femme comprit qu'elle ne parviendrait jamais à fléchir Jango.

— C'est dommage, soupira-t-elle. Ç'aurait été la solution idéale.

Elle sortit son poudrier et entreprit les réparations annoncées devant Maurice.

— Va le rejoindre, dit-elle à Jango.

* * *

Maurice n'avait pas bougé de sa chaise.

— Ça y est, demanda-t-il, vous avez mis un coup d'arnaque au point, tous les deux ?

Jango secoua la tête.

— Ne dites pas de bêtises…

— Avez-vous trouvé la fameuse solution que Barbara me promet depuis Paris ?

Jango ignora la question.

— Vous raisonnez comme un jeune cul-cul, mon garçon. Le mieux que vous ayez à faire, si la police vous interroge à nouveau, c'est de dire la vérité au sujet de votre voyage à Versailles.

— Pardine ! Et cinq minutes plus tard, je serai obligé de lever les deux mains pour me gratter le nez parce que j'aurai une gentille paire de menottes à mes poignets. Je vous vois venir… Vous vous dites qu'une fois sérieusement inculpé mes accusations tomberont à plat.

Barbara entra, la bouche neuve. Elle retourna s'asseoir à la place qu'elle occupait avant de sortir et ne dit rien. Elle avait pris son parti de la situation et s'appliquait à sécréter de l'indifférence.

— Sais-tu quel est le conseil que me donne ton copain le tueur ? fit Maurice à Barbara.

Non, Barbara ne savait pas. Elle ne désirait pas le savoir, du moins son geste l'indiquait.

— Il veut que j'aille prendre les bourres par le bras et que je leur dise que j'étais à Versailles hier matin. Pas folle la guêpe, hein ?

Jango fit craquer ses jointures, ce qui était un signe d'énervement. Les craquements furent si sonores que bonne-maman les entendit depuis sa cuisine.

— Si vous ne jacassiez pas comme une petite fille, j'essaierais d'aller au bout de mon raisonnement, s'impatienta Jango. Ne prenez pas la police pour plus bête qu'elle n'est. Votre alibi sera décortiqué avec soin. S'ils s'aperçoivent que vous l'avez truquée, alors vous pourrez redouter le pire. Tandis qu'avec de la franchise vous serez à couvert. Il ne faut pas perdre de vue que le cadavre qu'on vous reproche n'est pas le bon. Tôt ou tard, pour peu que votre avocat insiste sur ce point, le défunt de la morgue reviendra à sa famille. Alors vous serez complètement innocenté. Mais si vous mettez les policiers au courant de notre affaire, vous êtes perdu.

Maurice essaya de protester. Jango ne lui en laissa pas le temps.

— Je dis « perdu » ! Car vous avouez avoir trempé dans la disparition de M. le Colonel. Barbara et moi aurons beau jeu de nous disculper, puisqu'il n'y aura pas d'autres charges contre nous que votre parole. Parole douteuse d'un individu qui aura trompé ou essayé de tromper la police déjà une fois avec un alibi fantaisiste. Vous me comprenez ? Et si on découvre alors que vous n'avez pas tué dans le train de Versailles, on vous conservera néanmoins puisque vous aurez reconnu être mêlé à une histoire de meurtre. Vu ?

Barbara était sortie de son attitude lointaine sur la pointe des pieds. Elle applaudit.

Maurice, fortement ébranlé, baissait la tête.

— Enfin, termina Jango, nous parlons comme si vous étiez sous le coup d'un mandat d'amener. Dieu merci, il n'en est pas question.

Comme il achevait ces mots réconfortants, le bruit d'une chasse à courre arriva du jardin.

Ils se précipitèrent au-dehors. Ils arrivèrent à temps pour assister à une scène curieuse : le chien de Barbara, un train mécanique attaché à la queue, courait après un lapin blanc en aboyant, cependant que Zizi encourageait poursuivant et poursuivi, sans aucun chauvinisme, par des cris d'Indien.

Le jardin étant exigu, le lapin ne pouvait, comme il le souhaitait, donner un aperçu de sa vélocité. Il bondissait d'un mur à l'autre pour échapper au col d'astrakan qui le pourchassait. Par ailleurs, Flick voyait son ardeur diminuée par le convoi dont Zizi lui avait confié la traction. Il résolut de se débarrasser du train pour pouvoir se consacrer totalement au lapin.

S'étant arrêté afin de sectionner avec les dents la corde fixée à sa queue, il eut la surprise de recevoir le lapin dans les pattes. Flick, qui n'était pas chien de chasse, courait jusqu'ici après le lapin par pure gaminerie, sans nourrir de mauvaises intentions. Il se promettait simplement de le bousculer du museau pour l'effrayer. Mais cette maladresse de la bestiole le surprit au point qu'il la mordit assez grièvement à l'épaule. Le lapin se coucha sur le flanc comme une embarcation quand la mer se retire, en poussant des cris aigus.

Cet hallali s'étant déroulé en quelques secondes, les spectateurs n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Lorsqu'ils se décidèrent, ce fut pour noyer des cendres et appliquer des sanctions.

— Maurice gifla Zizi, Jango porta le lapin à sa mère afin qu'elle le soignât, Barbara débarrassa Flick de son train mécanique.

L'ordre revenu, on commenta l'incident. Jango raconta la fugue du lapin (sans préciser à la faveur de quelle circonstance elle s'était produite). Flick fut sacré chien de flair et Zizi le roi des polissons. Jango offrit des liqueurs et l'entrevue fut abrégée.

* * *

Après le départ des visiteurs, bonne-maman sortit de sa cuisine en tenant le lapin dans ses bras. Elle avait pansé la pauvre bête de son mieux, mais elle nourrissait de funestes pressentiments et doutait de sa guérison.

— C'était pour du travail ? demanda-t-elle.

Jango haussa les épaules.

— Assieds-toi, je vais tout t'expliquer…

Il ne cacha rien à sa mère. Il lui relata la conversation privée qu'il avait eue avec Barbara. Bonne-maman l'écouta sans l'interrompre.

Quand il se tut, elle tira sur les poils de sa verrue en plissant les yeux.

— Bien sûr, finit-elle par dire, je comprends l'idée de Barbara : c'était s'éviter bien des tourments, bien des dangers, peut-être même bien du malheur… Tu as un fils, ne l'oublie pas ; s'il t'arrivait quelque chose, que deviendrait Zizi ? Je suis vieille…

— Tais-toi, supplia Jango.

La vieille femme fut charmée de voir ses jérémiades prises au sérieux.

— Il faut bien dire les choses telles qu'elles sont, mon pauvre garçon. Sans toi pour l'élever, le petit irait à l'Assistance…

Elle brossa complaisamment un noir tableau de cette institution. Elle évoqua en détail un Zizi mal nourri, pâlichon, guetté par la tuberculose. Il prenait de coupables habitudes parce qu'il se trouvait en mauvaise compagnie. Il se touchait, jurait, pensait aux filles avant l'heure. A quinze ans, on le plaçait chez une mégère qui le rouait vif. Il se sauvait, rencontrait des voyous qui lui enseignaient l'art délicat de vider les poches d'autrui. A vingt ans, il commettait son premier assassinat. On l'arrêtait…

Parvenue à ce point culminant, elle hésita ; elle ne savait plus si on le guillotinait ou bien si on l'envoyait au bagne où un crocodile le savourait au cours d'une évasion manquée. De toute façon, la fin de Zizi était extrêmement pessimiste et tous deux éclatèrent en sanglots.

Ils appelèrent le gamin, l'embrassèrent à l'user, lui pardonnèrent la farce du train mécanique et la chasse à courre. Bonne-maman promit un flan à la vanille pour le repas du soir et Jango une sucette à l'anis pour un futur immédiat.

Zizi ignorait les raisons de cette brusque amnistie, mais il s'en montrait satisfait. Voulant mériter les largesses familiales, il donna une version personnelle du drame. Au fond, tout s'expliquait avec le maximum de simplicité :

Ayant retrouvé la piste de Petite-Tête-de-Condor grâce à l'odorat de Flick, il avait lancé sur ses traces la police montée de Texas City. Pour gagner du temps, il avait embarqué la troupe dans un train spécial… Ses hommes tenaient presque le cruel chef des Eggs-and-Bacon lorsque Flick avait, sans crier gare, abandonné sa piste pour celle du lapin blanc.

Bonne-maman déclara qu'avant de molester Zizi on aurait dû penser à ça. Jango reconnut le bien-fondé de cette remarque et fit amende honorable.

Zizi laissa éclater son antipathie pour Maurice dont il avait reçu deux soufflets. Bonne-maman cria au meurtre en apprenant ces voies de fait. Elle ordonna au petit d'aller jouer et, tandis qu'il s'éloignait, fixa sur Jango un regard éloquent. Elle dit que ceux qui battaient les enfants ne méritaient pas de vivre.

Jango comprit que sa mère lui adressait de la sorte un véhément reproche.

— Enfin, quoi, gémit-il, je ne suis pas un assassin. Je ne pouvais pas tuer ce garçon de sang-froid !

Bonne-maman ne répondit rien, mais on sentait qu'elle avait un gros poids de pensées en tête.

— Espérons que tout s'arrangera, soupira la vieille femme.

Elle quitta la pièce sur ces mots lourds d'inquiétude.

Jango pensa de justesse au rendez-vous que lui avait donné la boulangère. Il annonça qu'il allait respirer le soir le long de la Seine et descendit au fleuve en réfléchissant.

* * *

Il était surpris par les avanies qui, depuis deux jours, troublaient sa vie jusque-là si limpide.

Il récapitula ses sujets de mécontentement : il y avait avant tout cette menace causée par le cadavre de la morgue, puis cette transformation qui s'opérait sur son visage chaque fois qu'il ornait son revers de la Légion d'honneur du colonel. Il y avait aussi la ressemblance de son tableau avec l'ancien militaire ; elle le tourmentait plus qu'il ne se l'avouait. Enfin, le lapin blessé ajoutait son sang innocent d'herbivore à ce faisceau de graves contrariétés.

Jango sentait que l'exécution du colonel inaugurait une ère maléfique. Qui sait même si elle ne la provoquait pas ?

Tout en soupesant ces déprimantes réflexions, il était parvenu à l'écluse. Une péniche de ciment et un yacht anglais changeaient de niveau. Ce spectacle intéressa Jango. Il aimait les bateaux et rêvait de descendre jusqu'à Rouen avec l'un d'eux.

Les mariniers et les yachtmen attendaient patiemment d'être hissés au cours supérieur de la Seine. Les premiers menaient leur existence paisiblement, sans se préoccuper du mouvant décor ni des spectateurs ; les seconds regardaient tout par acquit de conscience, mais s'ennuyaient ferme.

— Hou, hou !

Une écharpe rouge s'agitait dans le bosquet de trembles. Jango aperçut la boulangère.

— Comme ça se trouve ! dit-elle avec un sourire idiot.

Il s'approcha d'elle et essaya de lui cacher sa mélancolie et son manque d'enthousiasme.

— A propos, vous savez que mon prénom c'est Édith ?

Il reconnut que c'était très élégant et très bien porté.

Furtivement, il jetait des coups d'œil derrière lui pour se rendre compte si les éclusiers pouvaient les voir. Il ne vit personne sur le quai de pierre. Les deux hommes étaient allés boire avec le patron de la péniche pendant que l'écluse se remplissait lentement.

— Alors, demanda Édith, cette peinture ?

Jango fit un effort pour exprimer sa reconnaissance.

— C'est un plaisir de travailler avec les couleurs que vous m'avez données.

— Bien vrai ? Vous avez peint quoi ?

— Un portrait.

— Oh, s'exclama la boulangère, il est portraitiste…

Jango pensa qu'en effet il était portraitiste depuis trois heures de l'après-midi ; il en fut tout ragaillardi.

Il passa son bras à la taille de sa compagne. La femme possédait des hanches confortables sur lesquelles la main se complaisait.

— C'est le portrait de qui que vous avez fait ?

— De personne. Enfin, je veux dire : de quelqu'un qui n'existe plus.

— Vous pouvez peindre de mémoire ? Mais c'est formidable !… Et pour la ressemblance ?

— Elle y est, affirma Jango.

Il se dit que son assurance pouvait passer pour de la vanité.

— C'est dommage que mon sujet soit mort, sans cela vous auriez pu comparer…

La boulangère dit qu'elle regrettait ; et est-ce que c'était quelqu'un de votre famille ? Non ? Ah, tant mieux ! Un homme ou une femme ? Un homme ! Et de quoi qu'il était mort ? Subitement ? C'est triste de mourir subitement. De mourir doucement aussi, d'ailleurs. La mort, c'est jamais bien drôle, n'est-ce pas ? Rien que d'y penser, ça lui faisait taper le cœur… Sérieusement ! Jango pouvait toucher ! Mettez votre main là ! Ah, ah ! Qu'est-ce qu'elle lui disait ? Non, elle n'était pas cardiaque… Ça venait des nerfs… Chaque fois qu'elle était émue, son cœur s'emballait.

Jango oublia d'écouter la suite et de retirer la main. Pendant que sa compagne jacassait, il réfléchissait pour son compte ; et comme réfléchir vous laisse l'usage de vos mains, il se servait des siennes pour palper les seins fermes et copieux de la boulangère.

Ils marchèrent jusqu'à l'obscurité, en tournant en rond pour ne pas sortir du bois.

Jango pensait à son travail du lendemain. En honnête homme, il était préoccupé par la bonne exécution de la besogne. Il faudrait qu'il prépare son matériel et ses arguments, qu'il change l'aiguille de la seringue car elle était un peu tordue. Qui sait si ce simple détail n'expliquait pas les hésitations du colonel ?… Il avait promis au petit homme plus-large-que-haut que son épouse serait expédiée en douceur et il entendait bien tenir parole.

Édith s'interrompit et regarda Jango d'un air surpris :

— Ça ne va pas ? Vous semblez tout chose.

Une inquiétude égoïste perçait dans sa voix. En forte gaillarde, douée d'un solide appétit, elle redoutait que les instants d'isolement tournassent à la rêverie. Si elle exigeait de l'éducation de ses partenaires, du moins attendait-elle d'eux des qualités physiques en rapport.

Les baisers échangés avec Jango, le matin, lui avaient paru de bon augure. Elle se mit à le surveiller en coin et son bavardage décrut considérablement.

Jango s'aperçut du changement d'attitude de sa compagne. Il en devina aisément la cause.

— Si on s'asseyait ? proposa-t-il.

Elle refusa.

— Je serai correct, promit-il.

— C'est pas pour ça… C'est à cause de la rosée…

Il l'embrassa dans le cou. Elle poussa un petit gloussement de femme chatouillée et, dans le noir, chercha sa bouche de tout son mufle. Leur baiser se prolongea. Jango se demandait comment elle s'y prenait pour respirer.

Désireux de conclure le rendez-vous galant, il adossa la brune ardente à un arbre et s'attaqua à l'honneur du boulanger.

A cet instant, une sonnerie de cor tomba des coteaux bordant la rive de la Seine.

— C'est mon mari qui s'exerce, murmura Édith d'une voix déjà faible.

La martiale musique communiqua à Jango l'ardeur qui lui manquait.

Il remercia mentalement la providence de le soutenir par de vaillantes et altières sonorités dans un moment somme toute difficile, et embrocha gaillardement sa partenaire contre l'arbre sur un rythme cadencé par le cor de chasse du malheureux boulanger.