En 1924 la bonne société de Bourg s’enorgueillissait d’un médecin nommé Ferdinand Worms, praticien de grand mérite et homme de grande vertu. Il est assez fréquent de voir des médecins pratiquer la charité, aussi la bourgeoisie lui pardonnait-elle volontiers ce caprice et, loin de lui en tenir rigueur, avait à cœur de l’en louer.

Le docteur Worms jouissait d’un de ces physiques communs qui abritent les âmes de valeur. Il avait un regard bleu, préoccupé, des lèvres minces, pincées par un sourire oblique et un visage sans intentions au nez côteleux. Ses cheveux blonds et fins découvraient comme par transparence son crâne luisant, mais à quarante ans Ferdinand Worms ne redoutait plus la calvitie ; il avait compris qu’il demeurerait jusqu’à la vieillesse une sorte de chauve artificiel. Bien qu’il fût plutôt maigre, il possédait un cou massif de personne placide qui exagérait l’ovale de son visage. Le docteur Worms n’était pas beau, mais il savait plaire ; or le charme est à la beauté ce que la tendresse est à l’amour : un prolongement moins chatoyant mais beaucoup plus durable.

Très tôt, ses parents — un couple de colonels — lui avaient acquis un cabinet et une épouse, car, à leur avis, l’un n’allait point sans l’autre. Gens rigides, le père portait les éperons, la mère maniait la cravache. Tous deux avaient trop le culte du commandement pour ne pas apprendre à leur fils à obéir. Leur vie fut un enseignement. Ils la voulurent édifiante et n’osèrent jamais regretter cette décision. Le colonel routinier aimait la France, la discipline et les dames de bon maintien et il vénérait l’armée qui lui avait accordé tout cela. On le considérait comme un rude meneur d’hommes dont on avait vu les qualités au cours de maintes grandes manœuvres. Tout le monde regretta sa mise à la retraite avant la guerre de 1914 ; quatre ans auraient suffi à cet homme patient pour décrocher une étoile au ciel de sang.

En 1910 l’officier eut à statuer sur sa situation et celle de son hoir. Sa fortune modeste ne permettait pas simultanément l’achat de la maison de campagne susceptible d’abriter sa retraite — mot pénible pour un soldat — et du cabinet de son fils. Il fallait se décider pour l’un ou pour l’autre. Certes le père Worms aspirait à une calme campagne où son sabre aurait pu rouiller, mais il savait le poids d’une situation neuve et se serait sans aucun doute dépouillé au profit de Ferdinand, si sa femme n’avait apporté une troisième solution à laquelle se rallia la famille : un riche mariage.

Ferdinand Worms ne songeait qu’à son travail. Il voyait en chaque femme une épouse possible dont il ne récusait pas l’importance et tenait le beau sexe en trop grande estime pour se laisser émouvoir par lui. Il chercha consciencieusement parmi les riches héritières de la ville et se décida pour la fille d’un marchand de vin que l’on disait laide et sotte mais qui n’était que dodue et réservée. Cette personne lui parut particulièrement désignée pour tenir un intérieur bourgeois et procréer efficacement. Peut-être une part de calcul se mêla-t-elle à la chose et Ferdinand pensa-t-il donner confiance à sa future clientèle en produisant une épouse bourrée de santé, mais il ne fit jamais à quiconque confidences de ce genre. Il apportait dans la corbeille de mariage le passé prestigieux de son père et les promesses de son avenir. Le marchand de vin ne se fit pas trop tirer l’oreille — les gros buveurs sont cléments — il fut flatté par l’uniforme du beau-père et la profession de l’époux. Il dorait ses barriques avec les galons du colonel. C’était un homme sans façons, gros et jovial, dans les veines duquel coulait un vin épais. Il s’appelait François Borecque et s’en montrait très fier. Cette facilité à se satisfaire de faits aussi naturels dénote un esprit simple qui tend hélas ! à disparaître. Il maria sa fille, paya un cabinet boulevard de Brou et recommanda son gendre à toutes les « cirrhoses du foie » de la ville. « Vous savez, disait-il d’un air matois à ses amis, vous n’avez guère de mine ces temps-ci, votre figure est jaune comme un canard plumé ; allez donc trouver notre docteur, allez-y de ma part ; si, si, le gendre vous fera un prix ». Le salon d’attente du jeune médecin fut vite très fréquenté ; au moindre bobo, on allait voir Ferdinand Worms ; par curiosité, autant que par sympathie pour le père Borecque d’abord ; ensuite parce qu’il satisfaisait ses pratiques. Il prenait un air réfléchi qui inquiétait et mettait en confiance tout à la fois. Il avait une façon de vous flairer et d’aller droit au mal qui tenait du prodige. « Il connaît son affaire » pensaient les malades en se rajustant. Et comme, par égard pour les recommandations de son beau-père, il tenait des prix modestes, sa réputation ne tarda pas à s’affirmer.

La fille Borecque se prénommait Blanche. C’est là un prénom de tout repos qu’elle méritait et justifiait pleinement. Elle était blonde et grasse, trop timide comparativement à l’importance de sa dot, et d’un caractère passif, prompt à se satisfaire comme celui du marchand de vin. Elle fut bien aise d’être mariée à un médecin et s’appliqua à l’aimer. Comme elle l’admirait et le craignait ce lui fut facile. Elle s’intégra à la maison, ouatant la vie du docteur. Elle allait à la messe sans enthousiasme mais pour perpétuer au profit de son mari cette habitude qui s’était avérée utile à son père. Blanche savait combler son existence avec de menus soucis ménagers. Elle possédait en fait de distractions une servante docile, quelques amies bavardes et une collection de pauvres recommandables, cependant elle manifesta bientôt le désir d’enfanter. C’est un peu par ce souhait que les jeunes filles bien pensantes rejoignent les libertines fatiguées. Ferdinand Worms n’eut garde d’accéder à cette importante mais légitime requête. Il ne voulait pas se multiplier avant de s’être pleinement réalisé, avant de jouir d’une situation et d’une renommée. Seuls, les hommes ayant connu les affres des chiffres ambitionnent que leurs enfants soient en naissant les fils de leur père. En 1919 il songea à satisfaire son épouse, mais il différa sa résolution le 3 août et reporta le projet à une date ultérieure. C’était un homme prudent. Sa femme eut l’esprit de ne pas se formaliser et s’abstint de juger hâtivement la carence du docteur, dont en quatre ans elle avait pu apprécier la sagesse.

Bien que fils d’officier — ou peut-être à cause de cela — Ferdinand Worms n’était pas militariste. Il considéra la mobilisation un peu comme une épidémie et l’esquiva savamment. Savoir comment n’est pas notre fait. Le système D et les aréopages évoluent très lentement, point n’est besoin de révéler de pernicieux échappatoires susceptibles d’être mis à profit au cours des guerres à venir.

Le colonel habitait aux environs de Meximieux une coquette bicoque bressane. Le quatre août, il se précipita à Bourg afin de reprendre du service. Avant de se rendre à la Préfecture, il passa chez son fils qui lui découvrit séance tenante une obturation du pylore nécessitant une proche opération. Ce diagnostic arrêta l’élan du retraité. « Vois, Ferdinand, s’exclama-t-il, comme le hasard est maudit. Tu es témoin de mon patriotisme. Enfin puisque mon corps n’est plus aussi neuf que mon âme, je m’incline. Espérons que la France vaincra quand même. »

Grâce à la maîtrise du docteur, le père Worms évita l’opération envisagée. Son pylore se déboucha tout seul, miraculeusement… quatre ans plus tard.

La « grande guerre » affermit la position du docteur Worms en le faisant bénéficier de la clientèle de ses confrères mobilisés.

Vers le milieu des hostilités, le marchand de vins mourut d’une mauvaise angine de poitrine malgré les efforts de son gendre et les prières de son épouse. Ferdinand Worms hérita de huit cent mille francs. Il n’en demandait pas tant et s’estimait comblé par les libéralités du père Borecque. Un grand mouvement intérieur bouleversa cet être réfléchi qui vit dans cette largesse du sort un mystérieux avertissement. Il sentit s’élever en lui une flamme luminescente qui, dès lors, éclaira sa vie. Le docteur Worms se dit qu’à trente ans, jouissant d’une fortune solide, il se devait tout entier à la médecine.

Il voulut lui restituer son véritable rôle qui est de soulager tout individu souffrant. On le vit se dépenser largement, indifférent à l’heure qui passe, allant de lit en lit, de grabat en grabat. Il soignait les riches sans dédain et les pauvres sans condescendance, omettant de présenter sa note lorsqu’il devinait la gêne. Il fréquentait d’un même cœur le luxe et la misère. Il savait que le mal n’a pas de classe et il vivait avec le mal. « Il m’est, disait-il, sympathique comme un vieil adversaire dont les ruses passionnent. »

Le docteur se fit lentement une réputation de philanthrope sévère qui se propagea au-delà de la ville, dans la campagne environnante.

En 1920, Blanche Borecque mit au monde un garçon, ce dont toute la famille lui fut reconnaissante. Le colonel, élu parrain, voulait le prénommer Napoléon ou César mais les femmes se récrièrent et lui firent sentir combien de tels prénoms sont lourds à porter. La maman Borecque proposa timidement François en souvenir du marchand de vin « qui aurait été si heureux s’il avait été là ». On agréa d’emblée ce prénom d’un maniement facile. On le baptisa fastueusement. Des malades reconnaissants vinrent sur les marches de l’église. On rit beaucoup des larmes du bébé ; on pleura d’émotion devant ses sourires. Après quoi, le colonel déclara qu’on en ferait un sacré petit lieutenant de cavalerie.

* * *

Les Worms habitaient une maison de deux étages cossue et confortable où le granit abondait. La façade grise révélait qu’un bon siècle s’était installé entre les pierres sans leur causer le moindre dommage. Un lierre chétif s’essayait sur les soubassements, habillant de vert la demeure jusqu’à la hauteur des fenêtres. Ces dernières étaient pourvues de petits carreaux dont certains — ceux du haut — se partageaient les trois couleurs fondamentales. Le toit d’ardoise ressemblait à un manteau de cheminée ; il enveloppait l’habitation dans une sorte de carapace luisante, un peu austère sans doute car l’ardoise est triste, mais d’une distinction savante. Chose étrange ! une avancée de tuiles roses, en forme de visière, surmontait la porte d’entrée. L’architecte avait prodigué toute son originalité à celle-ci. Elle était faite de chêne massif, tourmenté de moulures, et s’ouvrait à deux battants. Un heurtoir de cuivre représentant une tête de lion la parait bizarrement. Cette tête de lion incommodait à cause de ses yeux de verre, profonds et sans prunelles, dans lesquels le soleil glissait parfois des fixités infinies.

Pendant de longues années, François Borecque avait convoité cette maison opulente. Il eut la satisfaction d’y installer le ménage de sa fille et de voir briller sur la fameuse porte la plaque de cuivre de son gendre. Il put ainsi avant de mourir se repaître de ce legs prématuré.

Le rez-de-chaussée répondait aux nécessités du médecin. Il se composait de quatre pièces administrées par un vestibule carrelé en damier au fond duquel prenait le monumental escalier intérieur donnant accès à l’appartement. À gauche de l’entrée, s’ouvrait la porte d’un vaste salon d’attente, à droite celle du cabinet d’auscultation auquel faisait suite le laboratoire du docteur. La pièce correspondant au laboratoire servait de débarras et de bureau ; on y serrait les meubles détériorés, les vieux paravents et une galerie de tableaux d’ancêtres inconnus dont la vue déplaisait à Blanche. C’est dans cet entrepôt d’antiquaire que se tenait mademoiselle Jésus la secrétaire de Ferdinand Worms, une vieille fille de bonne tenue dont les fonctions étaient d’ouvrir la porte aux pratiques, de répondre au téléphone et de dactylographier le courrier du médecin, d’un index hésitant, sur une vieille Olliver.

La vie du docteur Worms était très active et ses nuits se peuplaient de coups de sonnette. Il subissait courageusement la tyrannie de sa clientèle sans se départir d’une constante égalité d’humeur. Sa femme ne lui avait jamais vu exprimer le moindre signe d’impatience lorsqu’un appel le sortait du lit. Elle confia à une amie que, la sonnerie du téléphone ayant retenti certaine nuit alors qu’il accomplissait son devoir d’époux, il s’était levé aussitôt et comme Blanche lui témoignait sa déception, s’était excusé courtoisement en disant : « Pardonnez-moi ma chère, et ne considérez pas mon départ comme un affront, mais comme une déficience ; je vous jure qu’il me serait impossible de prendre ou de donner du plaisir en sachant qu’un malade me réclame ». L’amie ne put conserver plus d’un jour ce secret intime qui, du reste, méritait de ne pas l’être. Toute la ville chuchota ce trait de dévouement dont certains imbéciles s’autorisèrent à rire mais que tout le monde n’eut garde d’admirer.

Le docteur Worms allait à ses malades comme un archer va au combat : allègrement et avec une constante curiosité. Il connaissait d’une manière précise les maladies et les guérissait de mémoire car il possédait un sixième sens de médium pour percevoir le mouvement intérieur de l’individu « Il me suffit, expliquait-il, d’opérer une transposition, je ne me substitue pas aux malades, mais j’interpose mon corps entre mon regard et lui. Je confronte mes sensations et ses symptômes ». Il se colletait vaillamment avec les maladies effectives et réservait tout son enthousiasme aux troubles mentaux, qui échappent aux réalités tangibles de l’anatomie et de la microbiologie. « Lorsqu’il s’agit, expliquait Worms, d’organes tels que le cœur, le foie, les poumons, le lien unissant les lésions aux symptômes est manifeste tandis qu’il n’en va pas de même pour le cerveau. La psychiatrie est une partie arriérée et sans limite de la pathologie, elle se trouve en retard sur le mouvement scientifique. Voilà pourquoi elle me passionne. »

Cette branche de la médecine le séduisait aussi parce qu’elle exige beaucoup d’intelligence, de psychologie et de grands efforts d’adaptation. Son laboratoire comprenait une bibliothèque exclusivement réservée à cette science. Il y puisait largement au cours des maigres loisirs de sa vie harassante. Ses confrères du département s’adressaient à lui et sollicitaient son diagnostic dans les cas de démence qui — trop souvent hélas — dépassaient leur compétence. Ils trouvaient pour le requérir des formules adroites, évitant l’aveu de leur incapacité.

— Allo ! glapissait le petit docteur Basin de Nantua, c’est vous, Worms ? Écoutez, j’ai en ce moment dans ma collection une gentille méningo-encéphalite diffuse qui vous amuserait, si le cœur vous en dit.

— Vous avez fait la réaction de Guillain ?

— Heu, non… je…

— Bon, murmurait Ferdinand Worms, je termine mon cabinet et je saute dans ma voiture. Avez-vous du benjoin, au moins ?

Il savait l’art délicat consistant à commander un égal sans qu’il y paraisse. Aussi ses collègues ne lui en voulaient-ils pas trop de son obligeance. Au début de sa spécialisation, ils avaient essayé le coup de la commission sur les « consultations provoquées » et suggéré l’idée d’un service rétroactif, mais Worms avait pris une attitude digne, pleine de fermeté pour témoigner combien il méprisait ces procédés de charlatans. Ses confrères qualifiaient sa dignité d’égoïsme, mais à voix basse, car il leur rendait de sérieux services… sans escompte.

— Vous vous laissez dépouiller de votre savoir, docteur, protestait parfois Mademoiselle Jésus, lorsqu’il revenait d’un canton voisin les vêtements poussiéreux, les yeux rouges et clignotants — il roulait dans un petit cabriolet découvert — et la cravate chiffonnée par le vent. « Ils » vous grugent, poursuivait la vieille fille, vous guérissez leurs malades et la gloire est pour eux.

Ferdinand Worms jetait un bref regard à sa secrétaire. Il la trouvait laide et la plaignait : la laideur étant un mal contre lequel il ne pouvait rien.

— Mademoiselle Jésus, disait-il, on ne dépouille jamais quelqu’un de son savoir et il n’y a aucune gloire à guérir. J’entends la sonnette, allez ouvrir.

Elle obéissait promptement. La vieille demoiselle était comme une girouette qui ne grince plus.

* * *

En 1924, Blanche Borecque se trouva enceinte pour la seconde fois. Ferdinand Worms en fut contrarié. Sa femme allait sur ses trente-cinq ans et il en comptait lui-même trente-huit, ils avaient pris de graves habitudes et chérissaient leur petit François d’une façon déjà exclusive, — cependant, il n’eut pas la coupable pensée d’utiliser sa science pour changer le destin de son foyer.

Il menait une calme existence, dépourvue de soucis mesquins, et entourait Blanche d’une profonde affection — c’était décidément une épouse commode, silencieuse, d’humeur aimable, sachant recevoir et possédant en mémoire pour le moins mille recettes de pâtisserie. Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui détiennent l’instinct maternel avant la puberté. Son fils occupait toute sa vie. Elle regrettait d’être riche par besoin de se prodiguer et craignait qu’un événement imprévu engloutît la future fortune de François. Une nouvelle maternité l’intimidait quelque peu. Elle doutait de pouvoir se multiplier au point d’enfermer deux enfants dans le même cœur et ressentait une gêne à la pensée que l’événement provoquerait la curiosité de son aîné, dont les incessants « pourquoi » l’étourdissaient. Bien avant que sa grossesse fût apparente, Blanche se vêtit de robes vagues et légères, pareilles à des tuniques, qui dérobaient ses formes et accentuaient son allure massive. Les bourgeoises de la ville, se soumettant à la mode des cheveux coupés, abandonnaient leur magnifique toison aux ciseaux affamés des coiffeurs. Worms conseilla à sa femme de les imiter, bien qu’il tînt cette fantaisie pour un vandalisme. Il sentait l’opinion publique aux aguets et craignait que les cheveux de sa femme ne lui offrissent une prise facile ; il n’hésita pas à les lui sacrifier afin de ne pas passer pour « rebelle au modernisme ». D’autant que la chevelure de Blanche ne forçait pas l’admiration : elle était lourde, raide et d’un méchant blond. Pourtant, lorsque la jeune femme sortit du salon de coiffure, chacun se rendit compte — et Ferdinand Worms le premier — combien ce décret de la mode la désavantageait. La disparition de son chignon lui découvrait une nuque de débardeur, musclée et géométrique. La pauvre Blanche, dans ses vêtements trop larges, ressemblait à ces rudes statues de monuments aux morts symbolisant la France éplorée.

Ferdinand Worms examina sa femme avec ennui et convint qu’elle était peut-être pire que laide : ridicule.

Mais il n’en souffrit pas tout de suite car, nous l’avons dit, il ne s’intéressait qu’à la médecine.

Le docteur commençait ses visites de bonne heure. Il savait combien la nuit est hostile aux malades et courait à leur chevet avant que l’entrain du jour ne les ait rendus enclins à l’optimisme. « Le mal est noir expliquait-il, il ne faut pas le voir en rose ».

Il se levait aux premiers miroitements de l’aube et sans bruit, gagnait la salle de bain. Il se lavait à l’eau froide afin de chasser le sommeil obstruant ses pores et se frottait d’eau de Cologne avant de passer un complet de bonne coupe.

Il voulait que sa présence apporte un réconfort total. Il savait qu’une mise soignée et une odeur de savonnette mettent souvent plus en confiance que des paroles. Ainsi astiqué, frotté à vif, luisant et frais il sortait sa voiture. C’était une petite Peugeot, jaune citron, à l’arrière pointu et plat comme une punaise des bois. Tout le quartier connaissait le halètement de son moteur et le cri effroyable de son klaxon. Elle était longue à mettre en route, têtue et obstinée comme un vieil âne. Le docteur s’évertuait sur sa manivelle, sacrait contre cet engin du diable qui se moquait de lui, plongeait sous le capot et gâtait ses gants à tripoter le moteur. Enfin il arrachait quelques longs crachats à l’automobile et tournait, tournait la manivelle à perdre haleine.

Les voisins matinaux s’amusaient de la scène car il parlait à sa voiture.

— Tiens, disait-il, en as-tu assez ?

Mais le ronron du moteur s’affaissait après quelques pétarades.

— Oh ! tu renâcles ma fille, tiens donc, et maintenant as-tu compris ?

Il sautait sur son siège, rouge et le front emperlé sueur, au moment où le buste de Blanche apparaissait à la fenêtre de leur chambre, une Blanche blême et fondante dans une chemise de nuit semblable à une tunique d’archange.

— Ne prenez pas froid, Ferdinand, lançait-elle invariablement.