Ce 12 novembre 1924, Ferdinand Worms quitta son domicile plus tôt que de coutume dans sa hâte de retrouver un malade dont l’état inquiétant lui avait ravi le sommeil une bonne partie de la nuit.

Il s’intéressait vivement à la pneumonie d’un vieil employé de gare, car elle se compliquait d’une agitation intense qui éveillait l’attention du psychiatre. Aussi, durant le trajet, une sorte d’allégresse le poussait-elle. Le matin exhalait d’ardentes odeurs de vie, qui grisaient Ferdinand Worms en lui insufflant le frémissant désir d’exister. Il eut la tentation — vite repoussée — de s’accorder une promenade dans les environs de la ville tant il devinait la campagne vivante et blonde, mais son devoir parlait haut et le docteur aimait se soumettre à sa voix. Son malade demeurait dans une maison grise et muette, d’une tristesse nullement tempérée par une quelconque fantaisie architecturale. Les fenêtres géométriques faisaient penser à des regards vides. Le crépissage glissait au ruisseau, à chaque passage de lourds véhicules, comme du sable au bas d’un crible. C’était une de ces bâtisses moroses dont la laideur ne se hausse pas jusqu’au pittoresque, où les grandes sociétés ont entrepris de loger leur personnel. Les appartements y sont identiques comme le destin de leurs occupants. La société détient dans les rayons de cette ruche — otages résignés et crédules — les familles de ses employés dont, ainsi, la vie privée leur appartient. La petite automobile du docteur peupla les fenêtres de cent visages bouffis de sommeil, auxquels Ferdinand Worms prodigua un sourire circulaire. Il s’engouffra dans une cage d’escalier obscure au bas de laquelle baillaient des boîtes à lettres défoncées. Les murs transpiraient une eau trouble qui glaçait les doigts sans vraiment les mouiller ; l’escalier difficile, aux marches glissantes, était plongé dans une nuit fétide, qui croupissait dans les bas étages malgré la lueur indifférente d’une ampoule poussiéreuse. Au faîte de l’immeuble se découpait une verrière blafarde chargée de prodiguer aux portes des greniers un jour éteint, malade et âcre, plus louche encore que l’obscurité.

Tout en montant, le docteur Worms évaluait la qualité des microbes en suspens dans cette seule cage d’escalier et louait Dieu de ne pas lâcher plus souvent la bride des épidémies.

Il s’arrêta au troisième étage, et sonna à une porte où une carte de visite annonçait : « Auguste Rogissard, Employé P. L. M. ».

Une jeune fille vint lui ouvrir. Elle se devinait à peine dans l’ombre du corridor. En l’apercevant, Ferdinand Worms esquissa un mouvement de surprise.

— Entrez docteur, fit-elle, je suis Claire, la fille de M. Rogissard, la voisine m’a écrit pour me dire que mon père…

Worms suivit la jeune fille sans mot dire dans le couloir tapissé d’un affreux papier jaune qui servit d’écran à leurs deux ombres bizarrement tumultueuses.

— Je suis arrivée hier au soir…

Préoccupé par son malade, il ne prêtait pas attention aux paroles de Claire.

— Comment est-il ? questionna Worms.

Elle tourna vers lui un regard empreint à la fois de réprobation et de gratitude. Elle était vexée de l’indifférence impolie du médecin à son égard et comprenait par ailleurs l’inquiétude professionnelle de ce dernier.

— Il ne tousse plus, dit-elle, mais il délire.

— A-t-il beaucoup de fièvre ?

— Oui, s’écria la jeune fille d’un air anxieux, il est très malade, n’est-ce pas ?

Worms haussa les épaules. Il n’ignorait pas qu’Auguste Rogissard était un ivrogne notoire et redoutait que sa pneumonie ne déclenchât une psychose alcoolique aiguë. Il pénétra dans la chambre où stagnait une odeur d’eucalyptus et de corps négligé. Une vive clarté éblouissait, mais cependant, ici, le jour ne donnait pas une impression de salubrité. Perfidement il accusait la médiocrité de la pièce, la signalait par vingt détails. Le papier de la tapisserie partait en languettes, le soleil et l’humidité en avaient décomposé la couleur, celle-ci était devenue d’un jaune inégal, infiniment triste. Les meubles étaient fades jusqu’à écœurer, on eut dit qu’ils figuraient les dons de plusieurs brocanteurs car, sans le moindre style, ils réussissaient à être dépareillés. La glace de l’armoire mentait ; des horreurs en plâtre s’ennuyaient sur une commode en bois verni et sur des sellettes aux jambes frêles, entre autre un pierrot bleu, maladif et stupide, grattant d’un doigt figé une mandoline dorée. Malgré cela, subsistait dans cette chambre de veuf l’ombre décolorée d’une présence féminine ; les cendres d’une intimité disparue couvaient.

Worms respira péniblement, il n’aimait pas les chambres de veufs car ce sont les caveaux des amours mortes.

Auguste Rogissard reposait sur un lit qu’on aurait cru Empire, s’il n’avait été en bois blanc. Il s’était délivré des couvertures de sa couche et, mal vêtu d’une chemise aux manches déchiquetées, se tordait sur son lit en vociférant. C’était un quinquagénaire voûté et creux, comme un saule. Il travaillait depuis vingt-cinq ans au chemin de fer en qualité de lampiste et à force d’évoluer dans la gare, d’enjamber les voies, d’escalader les fourgons, de secouer les feux de signalisation, ses membres avaient acquis une étrange souplesse ayant pour thème le balancement. Il oscillait sur ses jambes comme un métronome et ses bras accomplissaient d’amples mouvements circulaires de brasseur de levain. Une photographie fixée à la tête de son lit le représentant en militaire, conservait le souvenir d’une mâle beauté. On découvrait entre la visière du képi et les écussons du col un visage altier de soldat photographié tout vif ; les yeux hardis jusqu’à l’effronterie, brillaient d’une flamme, qui n’était certes pas d’intelligence mais dont l’éclat avouait un esprit éveillé. La moustache effilée n’aurait pas déparé un lieutenant de cavalerie, et le jeune militaire possédait ces lèvres charnues et sensuelles, sur lesquelles les trottins de 1900 posaient une main mutine. Il existait, entre cette photographie jaunie et le malade, la différence qui sépare les deux planches anatomiques d’un livre de science élémentaire, représentant d’un côté l’homme nu et de l’autre le squelette, Rogissard à vingt ans, Rogissard quinquagénaire, auraient fort justement illustré le fameux avant et après des affiches anti-alcooliques chargées de montrer le plus effroyablement possible, les méfaits de la boisson chez un individu. D’une maigreur tourmentée, sa figure se sillonnait de rides acides, étrangères à l’âge, ses sourcils touffus se joignaient au-dessus d’un nez rouge et variqueux, ses joues sans pommettes étaient creuses comme les flancs d’un chat maigre, ses oreilles s’éloignaient de ses tempes, et ses yeux enfoncés, ayant à peine la force d’un regard mêlé de sang, ressemblaient à une double blessure. Durant sa maladie, une barbe profuse, malsaine comme une barbe de mort, avait envahi le bas de son visage, lui donnant l’aspect terrifiant d’un Christ de patronage.

Lorsque le docteur Worms pénétra dans la chambre, l’employé de gare hurlait des phrases sans suite mais qui traduisaient toutes un incompréhensible effroi. À certains moments, il « cuinait » comme une femme en couche, sans cesser d’effilocher les manches de sa chemise et de se démener tel un chat dans un sac.

Le médecin tenta de s’emparer du poignet de Rogissard, mais le malade le repoussa avec une force déroutante et le contempla d’un air terrorisé.

— Voyons Rogissard, fit Worms paisiblement, mettant dans sa voix une fermeté débonnaire, ne vous démenez pas ainsi, sacrebleu !

Il étudia l’effet produit par ces paroles, le malade ne semblait pas les avoir entendues, il se reculait à l’autre extrémité de sa couche avec de brusques soubresauts.

— N’approchez pas, assassin ! cria-t-il, vous êtes un bandit, vous tuez, au secours !

Worms secoua la tête d’un air pensif ; il savourait l’exactitude de son pronostic : à n’en pas douter Rogissard faisait une psychose alcoolique aiguë. Déjà il se désintéressait de Worms pour passer à un cauchemar sans objet. Il pointa son doigt au plafond en affirmant qu’une nuée de chauve-souris y tourbillonnaient, puis il poussa des clameurs en annonçant que ses jambes s’embarrassaient dans un nœud de serpents.

Claire Rogissard suivait, épouvantée, les divagations de son père ; en profane elle les attribuait à la fièvre. Elle fit part de cette supposition au docteur.

— De la fièvre, bougonna Worms, vous êtes bonne. Il s’agit d’hallucinations à caractère pénible et terrifiant. Entraîné par sa science, oubliant qu’il avait comme interlocutrice la propre fille du sujet, il exposa complaisamment le cas de Rogissard.

« C’est un alcoolique, poursuivit Worms, un alcoolique chronique, cet accès de psychose alcoolique aiguë a été occasionné par sa pneumonie. Notre malade vit un cauchemar. Les hallucinations visuelles se succèdent rapidement, ce sont des scènes de meurtre, des visions de dangers ininterrompus. À un degré de plus ces hallucinations se font menaçantes et alors le malade, pour échapper à ces dangers a recours au suicide ou au meurtre. »

— C’est affreux balbutia la jeune fille qui jeta à son père un de ces regards par lesquels les femmes savent traduire tous les sentiments qui les agitent.

Ferdinand Worms eut alors conscience de s’être montré inhumain et tâcha d’atténuer la sévérité de son pronostic.

— Heureusement, murmura-t-il en examinant la fille Rogissard, il existe un traitement énergique.

— Évidemment, fit-elle, sèchement, tous les maux ont été dotés d’un traitement, il faut bien essayer de barrer la route à la maladie, ne serait-ce que pour satisfaire la famille du malade.

Le médecin sursauta, ses yeux bleus s’embrumèrent d’une juste colère. Soudain, cette frêle fille blonde aux joues blafardes, aux cheveux tressés en bandeaux, au regard fébrile et combatif lui fut insupportable. En général la famille d’un malade est anxieuse, humble, soumise au médecin. Worms avait l’habitude des gens passifs. Nous savons qu’il n’éprouvait aucun orgueil de son talent ; cependant, il n’aimait pas parler médecine avec des gens qui n’y entendent rien.

— Mademoiselle, vous ne me comprenez pas, dit Worms, le front plissé, je ne cherche nullement à vous être agréable en vous promettant un traitement efficace. Je suis médecin et non représentant en spécialités pharmaceutiques. Je soigne et guérit parce que les hommes sont faits pour être vivants et les vivants pour être en bonne santé. Vous saisissez ? Ceci dit, je vais vous envoyer une garde-malade, je ferais bien transporter votre père à l’hôpital, mais comme l’isolement est ma première prescription, mieux vaut le laisser ici.

— Je n’ai nul besoin de garde-malade, docteur, répondit Claire, je viens précisément de Paris pour soigner mon père.

Elle plantait ses yeux comme un dard dans ceux de Worms et sa voix tremblait.

— À votre aise, fit le docteur avec une nonchalance affectée, néanmoins, poursuivit-il, une assistance vous sera nécessaire. Je suppose que votre voisine…

— Ma voisine a deux enfants.

— Écoutez, interrompit Worms, il faudra administrer des lavements de chloral et je ne pense pas que la fille d’un malade soit qualifiée pour le faire.

Passant outre son indignation, il rédigea une ordonnance détaillée dans laquelle il prescrivit des diurétiques, une copieuse hydratation et des enveloppements humides.

Avant de signer l’ordonnance, il alla une dernière fois examiner Rogissard, et, profitant d’un instant d’accalmie, l’ausculta.

— Le cœur est faible, murmura-t-il, nous allons le lui soutenir au moyen d’huile camphrée.

Claire, pendant ce temps, s’était emparée de son sac à main et, avec cette belle impudeur que témoignent les femmes pour l’argent, comptait des billets de banque.

— Voulez-vous m’indiquer le montant de vos honoraires, docteur demanda-t-elle à Worms au moment où celui-ci se levait.

Le médecin haussa les épaules.

— Attendez que votre père soit rétabli pour parler argent, mademoiselle.

Elle n’insista pas, mais à un frémissement de ses narines, Worms comprit qu’il venait de la heurter à nouveau. Grand Dieu ! que cette fille était donc susceptible ! Il la devinait fragile comme ces gencives délicates qui saignent au moindre contact. Il contempla — d’un œil peut-être attendri — le petit visage ardent, aux yeux fiévreux, aux lèvres décolorées, et lui trouva mauvaise mine.

« Bast, songea-t-il, je pense trop en médecin, que cette gamine se débrouille donc ! que sa santé ploie puisque son orgueil est si rigide ! »

Pourtant, lorsqu’il se retrouva sur le palier obscur, un remords lui vint et il s’en fut sonner chez la voisine. C’était une grosse femme, abondante et graisseuse qui sentait le rance. Elle accueillit respectueusement le docteur et ponctua les paroles de Worms de ces mille petits cris exclamatifs qui n’expriment rien sinon la considération et agacent votre interlocuteur en lui donnant la certitude qu’il n’a pas à se mettre en frais pour être ovationné. La brave femme mouchait ses enfants et frétillait de voir le médecin lui présenter une requête. Les humbles ont davantage de reconnaissance pour ceux qui leur réclament des services que pour ceux qui leur en rendent. Elle accepta d’enthousiasme. Oui, elle soignerait son voisin, bien sûr « qu’elle » savait faire les enveloppements, quant à donner des lavements : « Vous pensez, docteur, avec deux enfants »…

Sans y prêter attention, Worms orienta la conversation sur Claire Rogissard, et obtint en quelques secondes plus de renseignements sur la jeune fille, qu’une agence spécialisée en aurait pu réunir en six mois de recherches.

Il apprit donc son âge : vingt-quatre ans, son métier : comptable chez un négociant en vins. Aux dires de la voisine, Claire était une fille laborieuse, un peu farouche et même taciturne, douée d’une vive intelligence. Worms sourit à cette dernière affirmation car son interlocutrice ne lui semblait pas qualifiée pour la formuler. La colonelle répétait souvent que dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois. Il s’amusait in petto de voir la bonne ménagère, naïve et dépourvue de ruse — cette intelligence des imbéciles — apprécier le cerveau d’autrui. Entraînée par cette audience inespérée, la commère se jeta dans un long discours où des parenthèses abondantes se greffaient sur d’autres parenthèses, si bien qu’il était impossible de la suivre. Worms se contentait de glaner çà et là une information et reconstituait tant bien que mal l’histoire Rogissard, qui se révélait à la fois banale et touchante. Puis, brusquement, il eut la sensation de perdre son temps en bavardages stériles. Il se morigéna de remuer ainsi le linge des Rogissard, eut honte et prit congé de la voisine en reculant pas à pas jusqu’à la porte.

* * *

Claire Rogissard, le front contre les vitres, regarda le docteur s’affairer autour de sa minuscule automobile. Elle éprouvait une sensation de solitude et d’angoisse. Elle regrettait les paroles aigres-douces échangées avec Worms, car ce dernier, malgré qu’elle s’en défendît, lui inspirait confiance. Aussi chercha-t-elle une cinglante vexation à lui infliger. C’est le propre des femmes volontaires que de toujours marcher de l’avant, même en se sachant dans l’erreur.

Bien que, de l’avis du docteur Worms, la voisine fût dépourvue de sens critique, elle avait porté sur Claire un jugement précis en la prétendant intelligente. La jeune fille avait vécu la jeunesse qui pouvait le mieux façonner et aiguiser son intelligence, une jeunesse de douleurs, de luttes, de déceptions. Dix ans auparavant, la mère de Claire était morte, laissant le chagrin comme raison sociale à l’ivresse d’Auguste Rogissard. Le bonhomme pleura beaucoup et but officiellement pour noyer sa tristesse « qui devait être rudement salée » affirmèrent en plaisantant ses collègues ; on savait qu’il avait le gosier complaisant, aussi trouva-t-on naturel que l’employé de gare cherchât l’oubli au fond de la bouteille, chacun ne pouvant le posséder en soi, ou le découvrir opportunément. Mais on plaignit sa petite fille.

Cette enfant sensible le méritait bien, puisqu’elle pleurait simultanément une chère absence et une odieuse présence. L’ivresse se manifeste sous de multiples aspects : elle est violente ou triste, bruyante ou taciturne, sentimentale ou enjouée, joyeuse ou timide ; celle de Rogissard appartenait à la plus sordide, la plus écœurante de toutes : elle était triste. « Il ne pisse pas son vin, il le pleure, disait-on ». Cela surprenait d’autant plus que, rencontré à jeun, l’employé conquérait par un entrain de bon aloi. Il aimait les histoires plus ou moins spirituelles, les recherchait, les modifiait, les propageait. Il connaissait toutes les vieilles blagues de comptoir, tous les jeux de mots de banquets, tous les à peu près lamentables qui font s’esclaffer les personnes bornées et sourire de pitié les gens d’esprit. Il amusait par la bonne volonté de ses saillies et ses louables intentions de dérider. Le matin le trouvait réjoui et plein d’une ardeur laborieuse. Il « dégourdissait » selon sa propre expression, ses collègues. Puis, entre deux manœuvres, ses visites au buffet commençaient. Alors il perdait de son enthousiasme, de son éclat. Le vin l’éteignait comme le jour fait pâlir et oublier la lumière d’une lampe. Il devenait méditatif, puis sombre et passait graduellement par tous les stades conduisant de la mélancolie à l’affaissement.

Cela commençait par des confidences et se terminait par des radotages larmoyants. Au repas de midi il exposait ses rancœurs à la fillette, au dîner il lui pleurait son malheur. Claire fut l’exutoire du trop-plein couleur de lie de cette âme étroite. Le bonhomme geignait sur la laideur de la vie, sur la pauvreté de sa condition, sur l’inhumanité de ses chefs. Il racontait des misères, exposait son infortune de veuf à la malheureuse gamine excédée par ces éternelles jérémiades. À l’âge où les filles font connaissance avec le miroir, Claire se consacrait aux travaux ménagers. Ce n’était pas une Cosette car elle ne subissait aucune contrainte ou brutalité, mais elle connaissait les affres de la solitude totale, de cette solitude hermétique sans horizon, de cette solitude d’enfant qui ne peut concevoir une tendresse en dehors de ses proches. Auguste Rogissard témoignait envers sa fille d’une indifférence qui ne se démentait même pas au cours de ses quotidiennes crises de désespoir. Il vivait machinalement dans l’univers de son alcool, sans prêter attention à son travail, à son logis, à son enfant. Le poisson ne doit pas s’apercevoir des déplacements que l’on fait subir à son aquarium, puisqu’il nage dans une même portion d’eau. Rogissard nageait dans son vin. Chaque jour, un nouveau torrent de Beaujolais l’entraînait comme un fétu, le roulait, l’aveuglait et le déposait rompu, sur la grève vineuse de sa couche solitaire.

Claire possédait des aspirations qui ne dépassaient pas ses possibilités. L’adolescente souhaitait s’instruire. Elle le souhaitait en femme, d’une façon pratique, non pour accumuler du savoir, mais pour s’élever à l’échelle sociale. Elle sut choisir et acquérir des connaissances facilement monnayables telles que la comptabilité et le maniement de ces multiples machines en acier noir, nées du commerce qui embrigadent les chiffres et enlèvent tout attrait aux opérations. À dix-huit ans elle quitta son père, qui ne pleura ni plus ni moins, et s’embarqua pour Paris munie d’une recommandation de son école l’adressant à un négociant en vins de Vaugirard.

Un jeune provincial affronte Paris en tremblant. Il sait trop de choses de la Ville Lumière, il sait ses monuments, ses rues, ses gloires, sa légende, il l’attend comme un communiant fervent attend l’hostie rédemptrice. Il s’effraye de cette connaissance brusque. Il a peur d’un écrasement ou d’une déception. Paris c’est l’inconnu, mais, chose paradoxale, un inconnu dont on sait tout. Il n’en va pas de même pour une femme. Une jeune provinciale attend Paris comme une vierge sa nuit de noce, avec une candeur qui ignore la crainte. « Le » provincial, sitôt descendu du train se fait conduire aux Champs Élysées afin de se mesurer avec l’Arc de Triomphe. Il remonte l’avenue prestigieuse, pieusement, comme un chemin de gloire, une sorte de voie sacrée qui conduit à la France. « La » provinciale peut-être, s’y fera-t-elle conduire aussi ? Ne dit-on pas que les plus grandes élégantes du monde y circulent ? Elle n’apprendra jamais Paris ; une petite provinciale est bien trop positive, même dans ses rêves ; elle se promènera, mais ne flânera pas ; or l’on ne peut découvrir Paris qu’en flânant. Paris n’appartient pas aux gens pressés. Le provincial se rendant à Paris pour y faire fortune commence à vivre son désir en dépensant son pécule, il travaillera après, lorsqu’il aura appris les petits tabacs de Montmartre, le quartier latin et les boulevards ; soyons sans crainte pour lui, il se « débrouillera », tout le monde se débrouille à Paris. Sa sœur provinciale ira sagement — comme le fit Claire — à sa boucle d’amarrage, se fixera solidement, s’installera, s’organisera une vie ordonnée comme une page de grand livre. Évidemment le moment de l’homme arrivera, rarement celui des hommes pour une fille matoise ; elle rencontrera le Parisien, le vrai, celui qui ne connaît pas Paris parce que l’ayant toujours possédé, et qui sait ? peut-être seront-ils heureux, étant ignorés. Tandis que pour le provincial, il y aura inéluctablement les femmes, et sans cesse les femmes, car à Paris les femmes sont parisiennes.

Claire obéit à la règle. Elle se rendit tout droit chez le négociant, dont les barriques lui servirent de radeau. Délivrée de la présence d’Auguste Rogissard, elle s’initia à la liberté, en réapprenant à exister pour elle-même. Certes elle éprouvait quelque chagrin d’abandonner le père Rogissard, mais elle se disait que le vin rendait au bonhomme la chose sans importance en la noyant dans une même amertume. Les femmes, n’ayant point un violent souci de coquetterie, réussissent très bien dans leurs emplois, grâce à leur ténacité méthodique, (que seuls possèdent des hommes d’avenir). Elles apportent dans l’accomplissement de leur besogne une obstination paysanne fort appréciée des employeurs. Une fille à l’image de Claire, ne redoutant point l’ouvrage et attendant son salut de son propre courage, devient vite le pilier d’une maison de commerce, surtout lorsque, malgré ses vingt ans, elle sait ne pas sourire. La fille Rogissard put progressivement assumer dans sa place une tâche enviable. Son patron, un vieux commerçant enrichi par la guerre — disaient ses ennemis — découvrit cette perle, l’étudia et sut dissimuler sa satisfaction à la jeune fille. Cet homme ne louangeait ses employés qu’au moment de les congédier. « Un employé remercié, expliquait-il, a besoin d’avoir confiance en soi. Il se montra très rigide avec Claire, l’éduqua sans qu’il y paraisse et souhaita au fond de son cœur qu’elle continuât à se coiffer sévèrement, à se vêtir de noir et à avoir l’air grave et agressif pour que les hommes se disent en la voyant : « Cette petite est un pion dans un pensionnat libre, je plains les gamines qui sont sous sa coupe ». On le voit, le négociant en vins connaissait la vie, il savait que le labeur et l’amour sont du même sexe et par conséquent ne s’accordent pas. Chaque lundi matin, il regardait sa secrétaire d’un air soupçonneux, redoutant de découvrir le bonheur dans ses yeux. Car il jugeait le dimanche néfaste aux jeunes filles. Les femmes, affirmait-il, composent toujours leur destin un dimanche, or l’on ne fait rien de bien le jour du Seigneur.

Il scruta l’horizon sentimental de la jeune fille de longs mois encore, mais sans rien y apercevoir de louche, si bien qu’il finit par la croire immunisée contre l’homme, et définitivement liée à son poste. Les meilleurs psychologues témoignent souvent de défaillances incompréhensibles dans leur jugement. Peu de temps après son ascension au poste de confiance de la maison Blanchin et C° (Blanchin était le nom du marchand de vins, et C° la raison sociale de sa maison) Claire fut sensible aux grâces de Cupidon qui lui apparut sous les traits d’un pauvre hère de vingt ans, affamé comme on ne peut l’être qu’à Paris, musicien, sans doute poète, en tout cas prêt à tout même à travailler — pour assurer sa matérielle. Ce garçon habitait une mansarde à Montmartre dans laquelle il composait une musique nostalgique et crin-crin qu’il affirmait puissante bien que les éditeurs de chansons fussent de l’avis contraire. Il jouait du saxophone dans une boîte de la rue Pigalle mais une vilaine histoire survenue au patron fit clore l’établissement, et notre musicien, sacrifiant à ses aspirations, après maints expédients, accepta le premier emploi qui se présenta. Il échoua de la sorte à la maison Blanchin en qualité de caviste. Il est pénible de mettre du vin en bouteilles (même des crus sélectionnés) lorsqu’on se nomme Ange Soleil et que l’on est l’auteur d’une symphonie, sans doute pour longtemps inédite, mais à coup sûr promise à la postérité. Notre compositeur ne se consola pas de cette cruauté du sort et dépérit séance tenante. Il résolut de quitter le marchand de vin au plus tôt, mais le « plus tôt » d’un artiste est illimité. Du reste, il venait de tenir de multiples emplois dans des milieux hétéroclites qui l’avaient passablement déprimé et désirait se ressaisir. Le travail du jeune homme consistait à remplir plusieurs centaines de litres, à les classer selon leur crû, à les capsuler, à établir un état détaillé de cette opération, et à communiquer ce dernier à Claire. Claire fut-elle sensible à son regard famélique, à son teint olivâtre, à son visage allongé nanti de favoris en nageoire, à ses cheveux noirs, indisciplinés ? La chose est probable. En tous cas, la fille Rogissard témoigna au « musico » une bienveillance protectrice à laquelle personne ne prêta attention car on la tenait pour ambitieuse. Le jeune homme lui-même avait trop de notes en tête, trop d’hymnes au cœur pour qu’une femme pût s’introduire et s’installer dans l’un ou l’autre de ces endroits secrets. Aussi, ne flaira-t-il pas la bonne occasion, comme l’aurait fait un homme plus prosaïque.

À plusieurs reprises, les deux jeunes gens firent route ensemble, le soir. Au cours de ces instants d’intimité, dans le tumulte de la foule, notre compositeur confia ses rêves à Claire, lui fredonna ses airs les mieux venus, lui parla concert, en bref l’étourdit si bien par sa fougue d’artiste que la jeune fille conçut très vite une vive admiration pour le caviste-mélomane. L’admiration est le fœtus de l’amour. Le sentiment de Claire se développa d’autant plus rapidement qu’il se heurta à une sereine indifférence. Chez les filles farouches, l’amour ressemble à ces tubercules qui croissent dans la rocaille. Elle serra dans son cœur candide l’image de Ange, la voix de Ange, l’odeur de Ange ; tout ce que sa mémoire ravissait au musicien, Claire le savourait dans son lit. Elle le nommait son artiste, son pauvre poète, son petit génie, pleurait sur la pauvreté du caviste et sur le machiavélisme du sort qui oblige des hommes de valeur à soutirer du vin pour subsister. Elle rêvait de gagner une fortune afin de matérialiser les désirs de l’artiste. Elle qui ne reconnaissait que le travail comme socle à chaque existence, aspirait à un éden pour Ange. La courageuse fille devenait plus poète que l’objet de ses tourments. Cependant rien de son secret n’apparaissait, aussi trompa-t-elle tout le monde, y compris le marchand de vins.

La vie prend souvent pour joindre deux êtres des chemins détournés. Le roman de Claire et de Ange le prouvera.

Un après-midi, notre musicien, torturé par une mélodie en sol mineur, quitta son travail en omettant de fermer hermétiquement le robinet d’un tonneau de Brouilly. Le tonneau s’épancha librement au cours de la nuit, et le lendemain, le marchand de vins fit mander d’urgence le caviste.

« Mon ami, lui dit cet homme de bien, vous êtes chez moi depuis bientôt deux mois et je n’ai eu qu’à me louer de vos services. Vous possédez des qualités certaines. »

En entendant ce langage, Claire qui se trouvait dans le bureau directorial, pensa défaillir. Car elle devina la conclusion de la péroraison.

« Malgré votre bonne volonté, je me vois, étant donné l’accident d’hier, dans l’obligation de vous congédier. Mais ne vous découragez pas, vous trouverez aisément un meilleur emploi, mieux à même de mettre en valeur votre personnalité. »

Le malheureux Ange, menacé de la soupe populaire à bref délai, tenta d’attendrir le patron qui demeura souriant et inflexible. Alors, certain de ne pouvoir fléchir ce négociant pour lequel la perte d’un tonneau de vin équivalait à une saignée, il abdiqua toute dignité et se soulagea d’une amertume qui fermentait en lui depuis trop longtemps.

Le marchand de vins s’entendit traiter d’homme sans cœur, de négrier, de geôlier, d’affameur et de marchand de soupe.

À quoi, sans se départir de son calme, l’autre fit remarquer justement qu’il est moins déshonorant de vendre de la soupe que d’être incapable de s’en offrir.

Cette discussion mettait Claire à la torture.

— Ah ! jeune homme, fit M. Blanchin en matière de conclusion, vous mettrez de l’eau dans votre vin.

— Le conseil est bon, rétorqua Ange, en tous cas il vous a réussi.

Le négociant saisit très bien l’astuce et devint plus rouge qu’un curé de campagne. Il désigna la porte à son employé qui la prit avec la calme résignation des martyrs.

Si Claire avait obéi à l’élan de son être elle aurait couru derrière son « petit génie », mais chez les femmes de tête la raison a le pas sur les impulsions. Or la raison lui commandait de jouer l’indifférence.

— Vous parlez d’un pistolet ! tonna le marchand de vin, prenant sa secrétaire à témoin. Ces gens-là ont du sang de romanichel dans les veines, ils crèvent la faim et font de l’esprit.

Claire approuva d’un sourire. « Ah ! Saint Pierre, Saint-Pierre, murmura-t-elle. Pardonnez-moi, mon Ange, mais il le faut. »

À dater de ce jour, elle passa ses heures de liberté à proximité du domicile de son compositeur dans l’espoir de le revoir. Elle le rencontra un soir, hâve, efflanqué, le menton piquant, l’œil battu.

— Que devenez-vous ? questionna la jeune fille, avez-vous trouvé une autre place ?

Le musicien secoua la tête affirmativement. Il travaillait chez un photographe spécialisé dans la carte postale et l’image religieuse. Ange posait les Jésus-Christ. « Je suis rompu, avoua l’artiste, aujourd’hui j’ai fait dix poses de « Laissez venir à moi les petits enfants », vingt au moins de « Prenez et buvez » et, en supplément, un essai de poilu amoureux, vous savez :

Loin de vous
je pense à vous
toujours
mon amour.

J’ai un mal de tête effroyable, c’est fou ce qu’un casque tient chaud.

Claire s’enquit des besoins de Ange, mais il lui affirma ne manquer de rien et elle le quitta tristement, malheureuse de ne pouvoir se dévouer pour lui.

Quelques jours plus tard, elle le retrouva à nouveau, mangeant un sandwich dans un petit bar de la rue Mogador, le jeune homme était noir et anguleux comme une croche.

— Alors, s’enquit-elle, et cette photographie ?

— J’en ai eu assez, révéla Ange, le patron voulait me faire poser « St-Michel terrassant le démon » ; pour cela, il exigeait que je me rase les favoris, je l’ai envoyé au bain.

— Vous êtes donc sans ressources ? espéra Claire.

— Non, je joue du saxophone dans les bistrots.

À leur troisième rencontre, le musicien annonça, les larmes aux yeux, qu’il avait dû porter son instrument au Mont-de-Piété et qu’il n’avait absorbé qu’un café-crème depuis la veille.

La fille Rogissard sentit son cœur lui remonter à la gorge. Très simplement, elle passa son bras sous celui de son ami.

— Venez, dit-elle, allons chez moi.

Sa patience triomphait enfin. Le musicien lui appartenait désormais.

Elle connut alors des jours d’une infinie félicité. En elle naissait, décuplé par un long refoulement, la soumission de la femme devant l’élu.

« Oh mon Jésus, dit-elle, câline, le lendemain de leur première nuit de fièvre, je suis pour toujours ta Madeleine, garde-moi, accepte-moi et laisse-moi t’assurer l’existence qu’il te faut. Demeure ici. Tu composeras des opéras, moi je travaillerai. »

Ange Soleil accepta sans trop se faire prier ce programme qui garantissait son futur immédiat. Les artistes ont une mentalité d’arabe, de nervi et de femme entretenue. Ils n’admettent qu’une contrainte : celle de leur art. La vie facile leur est due car ils portent en eux leur part de problèmes et de complications. Par ailleurs, ce sont des êtres crédules et faibles qui ne s’étonnent guère et pour lesquels un miracle n’est qu’un événement rare. Le musicien admit fort bien la brûlante passion de Claire et trouva normal de l’avoir suscitée. Il se laissa dorloter par la jeune fille, fort complaisamment. Il fut habillé à neuf et se produisit à Montmartre dans une veste en velours bleu et une chemise à col Danton, dont ses amis du bar Bar s’émurent.

— Dis donc, Ange, lui demandèrent-ils, t’as « fait » une perruche de la haute ?

Il souriait sans répondre, d’un air sûr de soi. Ange se levait tard, fumait beaucoup, mangeait copieusement, se bichonnait, se promenait, faisait l’amour, et trouvait assez de temps cependant pour jeter sur le papier quelques notes sans lendemain. Il ne tarda pas à engraisser, ses joues s’affermirent, ses yeux s’affaissèrent, sa nervosité fit place à une tranquillité du geste. Il devint moins beau mais beaucoup plus appétissant. Claire était folle de son génie. Elle redoublait d’ardeur au travail, assumait des heures supplémentaires avec une frénésie, une ardeur, un dévouement joyeux de mère de famille. Elle était payée de ses peines le soir.

« Ange, mon Ange, chuchotait la jeune fille, as-tu bien travaillé ? montre-moi tes devoirs. »

Esprit positif, elle voulait la gloire pour son amant.

« Je n’ai pas écrit de musique aujourd’hui, s’excusait l’artiste, la musique, comprends-le, Clairette, ce n’est pas comme la peinture ou la littérature : ça naît, ça enfle, ça se met en place, ça s’ordonne, on n’écrit pas un air à la petite semaine, mais on s’en libère d’un coup ».

Il se frappait le front : « Là-dedans, affirmait-il, il y a un bouillonnement de musique, tiens, écoute. »

Alors, devant la jeune fille extasiée, il se mettait à fredonner une adaptation de la Marche turque ou du Boléro de Ravel. Claire, ignorante en matière musicale, battait des mains, affirmait bien haut qu’elle n’avait jamais rien entendu de semblable, même au théâtre de Bourg, que c’était là du grand art, et qu’elle ne serait pas surprise d’entendre bientôt ces airs dans la rue.

La vie s’écoulait dans le ravissement pour les amants. Elle travaillait pour lui, et lui, devenant homme, vivait paresseusement au rythme de son égoïsme naissant.

Claire n’exigeait rien de Ange sinon un peu de bonne volonté et de complaisance pour se laisser dorloter. Ange n’était pas encore blasé de sa vie facile.

Ils en étaient là — c’est-à-dire au point culminant de leur bonheur — lorsqu’arriva une lettre de Bourg, annonçant à Claire la maladie d’Auguste Rogissard.

Après quelques hésitations et beaucoup de larmes et de serments, la jeune fille céda à son devoir.

Il convient maintenant de clore cette trop longue parenthèse où se trouve résumé le curriculum-vitæ de Claire et qui nous a entraîné loin du docteur Worms. Revenons auprès de la jeune fille dans la chambre d’Auguste Rogissard où se libère un souffle de folie.

* * *

Peu après le départ du docteur, la voisine arriva, curieuse comme une entremetteuse. L’employé de gare se démenait et hurlait à percer le tympan. Tout le vin qu’il avait absorbé au cours de son existence se muait en sang. Il voyait couler à ses pieds un fleuve rouge à la surface duquel bouillonnait une écume immonde. Le malheureux se disait aux prises avec des animaux inconnus aussi fantastiques que des motifs de tapisserie chinoise.

— Le docteur est venu chez moi, dit la voisine. Il paraît que le pauvre Auguste est comme qui dirait dérangé, je viens pour lui administrer des lavements.

Claire n’osa rudoyer la bonne femme qui lui avait un peu servi de mère jadis, mais son mécontentement contre Worms s’accrut.

Elle médita un instant, puis, se tournant vers la commère :

— Madame Puvonnier, murmura-t-elle, combien de visites le docteur Worms a-t-il fait à mon père ?

— Attendez, fit la voisine qui se mit à compter sur ses doigts d’un air inspiré, quatre, oui, je ne dois pas me tromper.

— Ses visites sont à dix francs, n’est-ce pas ? Je dois donc quarante francs au docteur, votre aîné peut-il porter un pli chez M. Worms ?

« Oui, poursuivit la jeune fille devant le regard surpris de son interlocutrice, ce médecin ne me plaît guère, son traitement ne m’inspire pas confiance, je préfère appeler un de ses confrères. »

La voisine, ennuyée de voir dédaigner ce bon docteur Worms, si aimable et si peu fier, fit l’éloge du praticien. Elle exalta son dévouement, son érudition, la sûreté de son diagnostic et affirma que justement les troubles mentaux étaient « comme qui dirait » le régal de Worms, sa partie, son terrain, sa chose. On pouvait croire en lui les yeux fermés. La brave femme s’enthousiasmait ! À l’entendre, le docteur eût été capable aussi de ressusciter Lazare.

Mais toutes les femmes sont corses par leur goût de la vengeance. Claire ne se laissa nullement ébranler par ce panégyrique et persista dans sa résolution.

« Madame Puvonnier, trancha-t-elle, la santé de mon père avant tout, je fais ce que me dicte ma conscience… »

Le mensonge soulagea la fille Rogissard en lui procurant un argument contre ses propres remords.

« Et maintenant, ajouta cette entêtée, indiquez-moi le meilleur médecin de la ville. »

— Comment le pourrais-je, dit la voisine, puisque vous venez de le rejeter ?

— Alors le second, fit Claire avec un froid sourire.

La dame Puvonnier se frotta le menton où poussaient, sans méthode, quelques poils d’éléphant. Déçue et mortifiée de voir ses conseils écartés, elle se vengea à son tour en prononçant le nom d’une remarquable nullité du corps médical : celui de Borogov.

Borogov était un russe blanc, installé depuis peu dans la ville. Les quelques curieux qui se risquèrent dans son cabinet — suivant une formule du Far-West — n’étaient plus là pour s’en vanter. Ce compatriote de Pierre-le-Grand traitait ses malades comme un « petit père » ses moujiks et maniait la médecine comme un chat à neuf queues. Il ressemblait à Sadi Carnot. Il était roux, il était sale, il était myope. Non content de pratiquer la science d’Hippocrate, le russe tenait également un cabinet dentaire où, pour un prix dérisoire, il arrachait aux paysans leurs molaires les plus récalcitrantes.

Ce fut cet individu, ce Knock slave, que le cadet des Puvonnier alla quérir tandis qu’on dépêchait son aîné chez le docteur Worms, lesté d’une enveloppe contenant le montant des honoraires du médecin et un court billet le remerciant de ses services.

Les paroles préparent peut-être les actes, mais à coup sûr ne les hâtent point. Pendant ces discussions qui durèrent une sérieuse partie de la matinée, l’état de Rogissard ne cessa d’empirer. À chaque minute, le malheureux se jetait hors de son lit et les deux femmes avaient grand mal à le recoucher.

— Tout de même, dit la femme Puvonnier, voyant que le Borogov tardait, on pourrait, au moins, en attendant, essayer l’ordonnance du docteur.

Claire secoua la tête. Elle éprouvait une grande honte de cet absurde ressentiment. Mais elle avait pris parti, elle aurait sacrifié son père à son obstination.

La voisine la regarda fixement, les femmes les plus incultes comprennent les caprices impardonnables. Elle se dit que l’air de Paris ne convenait guère aux jeunes filles car il leur découvre des idées néfastes.

Le docteur Borogov finit par arriver. Ce personnage pour Musée Grévin salua onctueusement les deux femmes, il se pencha sur le lit de Rogissard en froissant sa barbe rousse à pleines mains.

— Aïe, aïe, fit-il.

— Est-ce grave ? s’inquiéta Claire.

— Aïe, aïe, répéta-t-il.

Il parlait, on le voit, fort peu le français, en eût-il connu les plus rares subtilités qu’il n’aurait su s’exprimer autrement, car le cas de Rogissard le déroutait. Il commença à palper le malade comme un fruit mûr, ce qui rendit l’employé furieux ! Au plus fort de sa crise, Rogissard se mit à trembler de tous ses muscles en tirant la langue.

Borogov se frappa les cuisses et partit d’un long rire d’opéra, puis, fantasque comme le sont tous les slaves, il s’assombrit :

— Compris, dit l’homme, plus lugubre qu’un clown malade. « Delirium tremens ».

— Mon Dieu ! s’exclamèrent les femmes.

Les assistants s’abandonnèrent un instant à leurs réactions personnelles. Claire évitait de baisser la tête, car ses yeux s’étaient remplis de larmes, la dame Puvonnier cherchait un prétexte pour sortir, tant elle avait hâte de propager la nouvelle dans l’immeuble ; quant à Borogov, il se grattait la tête jusqu’aux temporaux, afin d’en faire jaillir une décision.

Auguste Rogissard traversait un cauchemar invivable. Il s’imaginait étendu en travers d’une voie ferrée tandis qu’une locomotive rougeoyante lui passait et repassait sur le corps.

« Ah, ah, dit Borogov, nous allons calmer avec camisole de force. Comme ce puissant auxiliaire des maisons de santé lui faisait défaut, il entrava Rogissard au moyen d’un drap tordu en corde, puis, lorsque le quinquagénaire fut immobilisé, il se mit en devoir de le ligoter avec le cordon des tentures. L’employé de gare ressembla bientôt à une momie. Mais à une momie ressuscitée en sursaut. Comme il poussait des cris discordants, le russe lui jeta un verre d’eau froide en pleine face. »

— Voilà, dit-il paisiblement, cela fait dix francs. Ne le touchez pas, je repasserai ce soir.