Au sortir de chez Rogissard, Ferdinand Worms poursuivit ses visites. Il se rendit au chevet d’une nouvelle accouchée, examina l’enfant et la mère, et serra la main du père qui l’entraîna à l’écart d’un air gêné. Le jeune père expliqua au médecin qu’il était marié depuis huit mois et n’avait jamais « connu » sa femme avant ses noces, il demandait si… des fois… vous comprenez, docteur ?

Worms calma les craintes de l’époux, d’une façon fort pertinente.

— Votre femme a-t-elle cherché à expliquer cette avance ?

— Non.

— Alors, elle a la conscience tranquille, mon bon ami, et je vous affirme que votre héritier est né avant terme.

« Grand Dieu, pensa-t-il, les médecins, les prêtres, et les détectives privés entendent beaucoup d’histoires ! »

Il visita tour à tour une « fracture du genou », un « cancer du larynx » et acheva son périple auprès d’une « ablation de la rate ». Ce dernier cas l’intéressa vivement. C’était celui d’une femme de quarante ans, aigre et chétive, à laquelle le chirurgien n’avait pas scellé les dangers de l’opération et qui s’étonnait de vivre encore.

— Vous comprenez, docteur, expliqua cette survivante abasourdie, j’avais fait mon testament, pris les sacrements, recommandé mon âme à Dieu et ma fille à mon mari. Je m’étais préparée à la mort, je crois bien qu’à force d’y penser, elle m’était devenue suffisamment familière pour que je ne la craigne plus. Maintenant me voici sauvée. Toute cette force d’âme est donc perdue car je sens qu’on ne peut réussir deux fois un tel tour de force. Maintenant j’ai peur de la prochaine fois, j’ai peur d’avoir peur.

— C’est humain, fit le docteur, mais à quoi bon redouter une mort problématique ? L’instant ne correspond jamais à ce que l’on imagine.

Bien sûr, murmura pensivement la convalescente, n’empêche que ce doit être terrible de mourir lorsqu’on ne s’en sent pas capable.

— Ah, chère Madame, la consola Worms, j’ai vu mourir tellement de gens qui ne s’en sont pas aperçu que je ne redoute pas ce que les prêtres nomment la Grande Faucheuse. Mourir ! c’est tellement simple voyez-vous. Croyez-moi, les hommes réussissent très bien leur mort. Malheureusement ils se gâtent la vie à la redouter.

Le médecin esquissa un geste de retraite, mais « l’ablation de la rate » le retint. Elle en voulait pour son argent, elle se payait en discours.

— Avouez, docteur, enchaîna la bavarde, qu’il est atroce d’être promis à la mort.

— Mais non, dit Worms, c’est à la vie que nous sommes réservés, puisque n’étant rien, nous avons vécu. Chaque matin je m’émerveille de vivre encore. Enfin… Vous voici remise en route.

— Sans rate ! clama la malade du ton d’Harpagon brandissant son implacable : « sans dot ! ».

— Qu’importe ! rassura le médecin, vous fonctionnez. Appréciez chaque minute, ne vous habituez pas trop à revivre, voilà le secret de la force.

Habilement, il prit congé de sa cliente. L’opérée considérait Worms comme un homme remarquable. Le docteur savait ainsi conquérir par la complaisance de sa conversation.

Comme midi approchait, il prit le chemin du retour. Il cueillait sur son passage beaucoup de sourires et de coups de chapeau. Les femmes accouchées par lui brandissaient leur enfant comme un bouquet. Les notables saluaient en lui un citoyen de valeur. Les conseillers municipaux lui savaient gré de ne pas poser sa candidature à ce poste car elle aurait aussi sûrement capté les voix des électeurs qu’un aimant la limaille. On l’aimait à cause de ses disponibilités dont il ne jouissait pas et qu’il savait ne pas tenir en suspens comme une force de réserve.

Worms rentrait à son domicile avec plus d’entrain que de coutume parce que son père et sa mère l’y attendaient. En effet, les « colonels » venaient trois fois par an passer quelques jours auprès de leur fils : pour Noël — le colonel aimait la dinde truffée, et sa femme les petits Jésus en cire — , pour le 14 juillet et le 11 novembre, dates extrêmement républicaines et patriotiques. L’ancien officier avait conservé de sa vie active le goût de la cocarde et du clairon, de plus il vénérait Clemenceau, Lloyd George et tous les drapeaux du dictionnaire. La veille, délaissant sa thébaïde bressane, il était venu se repaître de discours et de galons. Il avait mené son petit-fils aux défilés, il lui avait appris les uniformes, les grades, et la victoire française.

Ferdinand trouva son père et son fils très animés. Le colonel se tenait à quatre pattes — tout comme Henri IV — au milieu du salon. Il alignait sur le tapis marocain et suivant les meilleures règles de la stratégie napoléonienne une douzaine de hussards en terre cuite, aux pommettes vermillon ; il les opposait à une autre douzaine de militaires — des aviateurs cette fois — qui, bien que français, figuraient l’ennemi. Le colonel éprouvait bien un certain remords de cette mutation, mais il ressentait un réel plaisir à humilier aussi gravement l’armée de l’air. L’ex-officier de cavalerie méprisait les aviateurs, jugeait l’aéronautique un sport et déplorait son intrusion dans la guerre. « Belle foutaise que ces avions, déclarait-il volontiers, tout juste bons à contrarier les opérations, me parlez pas de ces gommeux qui viennent faire les marioles au-dessus des lignes, bien à l’abri des obus, là-haut. Enfin, « ils » en reviendront, ça va faire comme pour le bicycle, ces engins-là, on s’en lassera. »

Ferdinand secouait la tête, c’était un homme de science, il prévoyait l’ère de la mécanique. « L’acier remplacera la chair, père, affirmait-il. »

— Tais-toi, barrissait le vieillard, un bon cheval entre les genoux, tu m’entends, Ferdinand ? rien ne remplacera un bon cheval.

L’arrivée du médecin ne troubla pas le grand-père et le petit-fils.

— Ah ! te voilà, major ? fit le colonel à son fils, vois, je commence l’éducation de François. La tenaille ! Ç’a été La tactique de Bonaparte, c’est aussi la mienne.

« Lorsque le gamin sortira de Saint-Cyr, il se souviendra des conseils du colonel, et si par chance, une autre guerre survient avant qu’il soit à la retraite… »

— Sacristi, père, comme vous y allez, s’écria le médecin, révolté par ce rêve de gloire.

— Voyons, Ferdinand, tu ne saisis pas mon point de vue, remarqua le père Worms, je sais bien que la guerre est une mauvaise affaire pour quantité de gens, mais reconnais du moins qu’elle représente une aubaine pour les industriels et les militaires de carrière. En tant qu’homme je prie Dieu de préserver l’humanité d’un tel fléau, mais en tant qu’officier, je lui demande de procurer dans vingt ans de nouvelles batailles à notre pays afin que François puisse s’y distinguer.

— Oui, et bien, trancha Worms, je vois un moyen de trancher ce différend.

— Comment cela ? questionna le vieillard, en fixant sur son fils un regard mouillé par la curiosité.

— Comment ? mais mon père en ne faisant pas de François un soldat.

Le vieux militaire poussa une faible exclamation qui ressemblait à un gémissement. Il ouvrit la bouche, puis la referma parce qu’il avait trop de pensées violentes à libérer.

— Ferdinand ! Ferdinand ! finit-il par s’exclamer, es-tu bien mon fils ? Sais-tu que mon grand-père, que mon père ont consacré leur vie à l’armée. Je veux bien que le sort ait fait en ta personne une entorse à notre continuité militaire. Je m’y suis habitué. Mais tu as le bon goût, toi, fils d’officier, de nous faire un garçon et tu le destinerais à une autre carrière que celle des armes ?

Le docteur, peu soucieux de mécontenter son père, devint conciliant.

— Il est vain de vouloir édifier le futur, et surtout le futur d’un bonhomme de quatre ans, père. François suivra sa vocation, s’il en a une, vos conseils, s’il n’en a pas, et les miens, si hélas ! vous n’êtes plus là.

— Un bon point, cria le vieillard, redevenu jovial, je n’en demande pas davantage ! mon petit-fils aura mes aspirations et je vivrai assez vieux pour les lui communiquer. Attention, Ferdinand ! n’oublie pas que les militaires meurent chargés d’ans.

Worms sourit devant cette puérilité. Il se dévêtit et descendit à son cabinet de travail, nullement préoccupé de savoir si son fils deviendrait ou non colonel. « Pardi, se disait-il, nous verrons bien. Je vais lui bâtir pour commencer une solide santé, je lui apprendrai peut-être ce qu’est un homme d’esprit, la vie fera le reste… »

Il feuilleta son carnet de rendez-vous, afin de « préparer » le cas échéant ses consultations de l’après-midi.

Il vit qu’un gendarme viendrait en première visite au sujet d’un anthrax au genou ; aussi mit-il en état sa tablette d’opération. Après quoi il sonna Mademoiselle Jésus.

— A-t-on téléphoné ce matin ? demanda Worms.

— Non, docteur, répondit la vieille fille, mais un gamin a apporté un pli à votre nom.

Le docteur s’empara de la lettre, laquelle, on l’a deviné, contenait l’argent et le billet de Claire Rogissard. Sa lecture plongea Ferdinand Worms dans une profonde stupeur : « Cette petite idiote, fit-il tout haut, elle monte toute seule comme du lait sur le feu. Quelle crétine ! Mon Dieu, qu’une femme vindicative est donc méchante, et peu gracieuse dans sa méchanceté. »

Il jeta la lettre au panier et serra l’argent dans le tiroir de son bureau, bien décidé à oublier tous les Rogissard de France. Bien entendu, il n’en fallut pas davantage pour que l’incident lui occupât l’esprit.

— Me voilà remercié, comme un garçon de ferme, songea-t-il, c’est dommage car le cas m’intéressait. Je suppose que le confrère qui me succédera auprès de Rogissard continuera dans mon ordonnance. Il ne peut agir autrement, le chemin est tout tracé, qui aura-t-elle choisi ? Faber ou Grignard ? Enfin nous verrons ce soir ; puisqu’ils dînent chez moi, je leur en toucherai deux mots.

Ferdinand examina sa montre, elle marquait l’heure du déjeuner. À cet instant le colonel frappa d’un doigt timide à la porte de son fils. Le vieillard était en tenue de ville et tenait le petit François par la main.

« Nous allons prendre l’apéritif, le lieutenant et moi, déclara-t-il en désignant l’enfant, nous t’emmenons ».

Worms fit la moue, il n’aimait guère les cafés parce que, disait-il, on y perd son temps sans profit.

— Il est l’heure de se mettre à table, allégua-t-il.

— Il est l’heure qu’il nous plaît, affirma l’ex-officier, qui venait d’arracher laborieusement à sa femme la permission de sortir, et du reste, ajouta-t-il, les ménagères sont prévenues.

Worms se leva sans enthousiasme.

— Mon cabinet commence à 14 heures, plaida le médecin, je dois opérer un gendarme d’un mauvais anthrax.

Mais le colonel fit la sourde oreille.

« Le gendarme attendra et son anthrax lui tiendra compagnie s’il s’ennuie, trancha-t-il ». En avant, marche ! Lieutenant mettez-vous à l’alignement.

— C’est bon, je vous suis soupira Worms.

Il accompagna d’un regard amusé, le passé et le futur des Worms. Le grand-père était raide comme une cravache. Il avait la peau rouge-brun, le visage osseux, la bouche sans lèvres, une moustache poivre et sel, deux petits yeux en acier bleui et cet inévitable menton carré troué par une fossette de nouveau-né qui signale à l’attention publique les vieux traîneurs de sabres. Il s’habillait en gros drap clair, son costume aux formes sévères parachevait son aspect « ancien militaire ». Il donnait l’impression d’un meneur d’hommes ayant beaucoup servi ; on le jugeait volontaire mais il n’était que sentencieux. Le colonel Worms méprisait tous les civils. « Le civil ne sait pas obéir, disait-il, or, pour commander, il faut savoir obéir ». À la vérité Worms avait surtout su obéir… à sa femme d’abord, à ses supérieurs ensuite ; il n’avait jamais commandé que par esprit d’imitation, en employant les expressions de ses chefs et les mimiques de la colonelle. Au demeurant, il s’agissait d’un brave homme, assez innocent pour sembler indulgent, mais possédant quelque peu la cruauté des faibles.

Le petit François, âgé de quatre ans, ne se signalait à l’attention par aucune précocité particulière physique ou morale. C’était un bel enfant, blond, rose, et bleu. Il n’atteignait pas l’âge où l’on se manifeste. On ne l’éduquait pas encore ; on le surveillait seulement. Un élan poussait l’enfant vers le colonel, il aimait le vieillard, ce vieux petit garçon qui n’avait jamais regardé la vie que du haut de son cheval, et savait si bien jouer. L’officier éveillait en lui des sensations timides d’orgueil en lui vantant son avenir. Le bonhomme avait une conversation chamarrée comme un uniforme de hussard qui alimentait l’imagination du petit.

Ferdinand Worms suivit les « deux soldats » au café le plus proche où déjà, le colonel réclamait une ganache.

L’ancien officier avait décidé son fils à prendre l’apéritif dans un but précis. D’accord avec sa femme, il projetait d’emmener pour quelque temps son petit-fils chez lui. « À cause du bon air, alléguait-il, car le lieutenant était un peu pâlot ». En réalité le bonhomme s’ennuyait à la campagne, surtout en automne. Pour les gens rudes, la nature n’est pas exaltante à cette saison. Il n’osait demander à son fils la permission de lui ravir François. Il savait le médecin très strict sur les habitudes d’hygiène et craignait un refus. Rien n’est plus touchant qu’un grand-père s’apprêtant à solliciter une requête intéressant ses petits-enfants. Le père Worms dansait d’un pied et de l’autre devant le comptoir, en sirotant sa ganache. De temps à autre il ébouriffait les cheveux du petit et clignait de l’œil bêtement.

— Nous tenons un temps idéal, commença-t-il d’un air coupable. Je n’attends pas l’hiver avant la fin du mois.

— Eh bien, père, sourit Ferdinand, vous êtes plus pressé que moi, pour ma part, je l’attends le 22 décembre tout comme le calendrier.

— M’est avis, fit gravement le colonel, soucieux de ne pas perdre le fil de son projet, m’est avis que l’air de Bourg n’est pas fameux, fameux à cette époque.

— Tiens, pourquoi ? questionna le docteur.

— Parce que !… expliqua le retraité avec un regard entendu.

Il chercha un argument.

— Le petit est tout pâlichon, il a les yeux cernés et on voit ses veines, un peu de campagne ne lui ferait pas de mal.

Il se mit à disserter sur les enfants des villes.

— Ils sont presque tous tuberculeux, Ferdinand, et sais-tu pourquoi, non ? Cela vient de l’air, il leur manque des séjours à la campagne, et puis les gosses de ville deviennent vicieux, ils se touchent. Tiens, écoute, maman m’en parlait hier au soir, elle me disait : « Hector, François n’a pas bonne mine, nous allons l’emmener quelques jours chez nous. »

Ferdinand Worms fronça le sourcil car, s’il était bon fils, il était davantage encore bon père.

— Il est encore bien jeune, protesta le médecin, le voici à l’âge où l’entendement s’éveille, par conséquent à l’âge où l’on doit inculquer à l’enfant des habitudes élémentaires.

— La belle affaire, dit le colonel, dresse-moi la liste de ces habitudes, je les lui ferai boire, doit-on les prendre comme un remède, avant les repas, dans un peu d’eau ?

« Je plaisante, se reprit-il en sentant qu’il n’empruntait pas le bon chemin, mais je sais la gravité de ces choses et tu peux compter sur moi, j’ai passé ma vie à prendre des habitudes et à en faire prendre aux autres. »

Ferdinand Worms se cacha derrière sa montre.

— Il est l’heure de manger, père, nous reparlerons de cela plus tard.

Ils rentrèrent tête basse. Le pauvre colonel, dépité, sentant la victoire lui échapper, fit une nouvelle tentative.

— Je te disais tout à l’heure qu’un officier vivait très vieux, mais de mon âge à très vieux, la marge n’est pas grande, tu comprends, Ferdinand ? Alors laisse-moi profiter de lui avant que je ne sois trop près de la mort et lui trop près de la vie.

— Mais, père, ma maison est la vôtre, rien ne vous empêche d’y demeurer à votre gré.

— Tu es bien bon, grommela méchamment le vieillard.

Les deux hommes se mirent à table en silence ; le père Worms ressentait de la cruauté pour ce fils égoïste ; le fils était navré de refuser à son père une satisfaction pourtant légitime. La colonelle examina ces visages contractés l’un par la rancune, l’autre par le remords, flaira le désaccord et pénétra subtilement les sentiments des deux hommes. Un sourire étroit fit pétiller son regard sévère. « Hector a donné l’assaut, tête baissée, comme un taureau, ce cher vieux maladroit, devina la vieille dame. Décidément les militaires n’entendent rien à la diplomatie. »

Elle haussa discrètement les épaules. Quarante ans de vie conjugale n’avaient pu habituer aux lourdeurs de son mari cette mère modèle, qui, destinée par la vivacité de son esprit à un Talleyrand, s’était inconsidérément unie à un Mac Mahon. La colonelle ressemblait par son maintien et son air sévère à une dame dirigeante de bonnes œuvres. Elle était d’une taille agréable et malgré la soixantaine son corps détenait une certaine légèreté. Elle avait l’air résolu, la voix sèche et les yeux incisifs. Son regard formait un rempart contre lequel se brisaient les objections. Ce regard n’était pas seulement défensif, il savait le cas échéant devenir puissamment offensif.

La vieille dame fixa son fils jusqu’à ce que, capté par cette force sournoise, le médecin confia ses yeux à sa mère. Alors elle y fourragea à cœur joie. Ferdinand se sentit pâlir. « Grand Dieu, pensa-t-il, si ma mère désire vraiment emmener François, il est inutile de lui barrer la route. Je parie qu’elle a déjà obtenu le consentement de Blanche. »

Il ne se trompait pas ; en subtile diplomate, la mère du docteur s’était assurée l’alliance de sa bru. Pour ce faire, elle avait étalé des arguments sans réplique, susceptibles de calmer les craintes de la jeune femme : « Ma bonne Blanche, avait déclaré la colonelle, votre grossesse commence à apparaître, voilà qui est fâcheux en ce qui concerne François dont la curiosité vous gênera. Or, tout mal a son remède, j’ai réfléchi, voici le vôtre : nous allons emmener le petit avec nous à Rigneux, l’air y est excellent, il ne manquera pas d’y prendre de grosses joues. Je comprends tout le chagrin que peut vous causer cette séparation momentanée, mais n’est-il pas vrai, entre deux maux, il faut choisir le moindre ? »

À ces paroles, Blanche fondit en larmes, mais elle sentit l’enfant qu’elle portait tressaillir dans son sein. Cette manifestation de vie lui apparut comme un consentement de Dieu.

— Vous êtes bien bonne, maman, fit-elle, je sens que vous avez raison.

Au cours du repas, le colonel Worms ne tarda pas à reprendre le sourire. En effet, à peine les hors d’œuvre expédiés, sa femme entreprit le docteur. Elle lui présenta les mêmes arguments qu’à sa belle-fille, mais sur un ton plus autoritaire. Ferdinand Worms eut le bon goût de ne pas insister. Bien qu’il possédât beaucoup de volonté, le sens critique développé et un jugement des plus sain, il ne se sentait ni le droit, ni le courage de contrevenir aux desseins de sa mère.

Le père Worms accédait au parfait bonheur ; il devint loquace, but beaucoup et raconta moult histoires. Les grands-parents devaient passer à Bourg une huitaine de jours, mais la joie de possession est la plus exclusive de toutes ; dans leur hâte d’emmener ce trésor tant désiré et si vite obtenu, ils résolurent de hâter leur départ. Celui-ci fut fixé au surlendemain.

L’après-midi, le colonel promena son petit-fils à travers la ville. Des lambeaux de guirlandes tricolores palpitaient au vent. Le sol était jonché de cocardes et les gerbes déposées au monument aux morts n’étaient pas encore fanées. Un remugle de fête nationale flottait sur la petite ville. On percevait même comme des bribes de discours et des échos de clairon dans le chuchotement des arbres. Le vieillard humait l’air avec délice, il lui venait par moment des bouffées de caserne qui le faisaient sourire de contentement.

Comme un cycliste frôlait François d’un peu près, il le rappela à l’ordre. Le cycliste traita le vieillard de « vieille baderne ».

— Vieille baderne ! s’exclama le vieux Worms, pas plus que vous.

Et il tourna le dos à l’homme.

— As-tu vu comme je lui ai rivé son clou à ce malotru ? demanda-t-il à l’enfant. Ah ! mon lieutenant, il ne faut pas se laisser chauffer les oreilles par des impolitesses. Jamais, jamais, entends-tu ?

La journée fut maussade pour Ferdinand et baignée de pleurs pour sa femme. La colonelle s’employa à consoler sa bru. Elle lui promit de veiller tout au long du jour sur François ; de ne pas le laisser se mettre en sueur, de prendre garde qu’il n’approche ni des bêtes, ni des puits et de lui administrer son lait de poule quotidien. Cette femme docile touchait quelque peu la grand-mère, bien que celle-ci eût le mépris de la passivité. Enfin le soir arriva, et comme les Worms recevaient, Blanche fut distraite par des soucis ménagers.

Ferdinand, nous l’avons dit, entretenait d’excellentes relations avec ses confrères. Il les priait fréquemment à dîner ainsi que leurs épouses. Blanche se montrait une maîtresse de maison parfaite. Les invités masculins lui savaient gré de ses plantureux repas et les invitées de son caractère facile.

La jeune madame Worms ne contredisait jamais personne, approuvait tout, admirait beaucoup avec sincérité ; il n’en faut pas davantage pour s’attirer la sympathie des bourgeoises.

Ce soir-là, les confrères de Worms arrivèrent de bonne heure — Ferdinand possédait un Porto recherché dont il n’était pas avare.

Le docteur Faber survint le premier. Aussitôt le salon de Worms fut plein de ce petit homme de quarante ans au ventre en ballon, à la face rougeaude, aux yeux clignotants, jovial et bon enfant. Sa femme était une personne maniérée et coquette, qui le trompait volontiers, mais d’une façon presque vertueuse.

Les Grignards apparurent dix minutes plus tard. Lui était un vieillard à barbiche, racé et doux. Il vivait beaucoup sur le passé de sa famille. Son grand-père avait été un ami intime de Lamartine et, d’après des ragots à longue portée, un doute subsistait sur les origines du père de notre médecin. Le docteur Grignard avait pour sa part piétiné depuis belle lurette et de grand cœur la réputation de sa grand-mère, il ne doutait pas que le sang du poète coulât en ses veines, et l’accouchement, point tellement laborieux de sonnets assez bien venus, le fortifiait dans cette certitude. Elle, était une femme de haute taille, désolée comme une chèvre galeuse, très portée sur la religion ainsi que le sont la plupart des provinciales laides et qui s’ennuient.

La conversation devint générale, on passa à table peu après et, une fois franchi le silence recueilli des premières moitiés de repas, on se mit à discuter de ces choses insignifiantes, mille fois dites, qui permettent à des convives de parler sans effort.

Le colonel parla du onze novembre.

— Nous rions de contentement, dit-il, mais je pense à la tête que l’on doit faire à cette date chez les Alboches. C’est vrai que depuis six ans que la guerre est finie, « ils » doivent s’être fait une raison.

— Pensez-vous ! glapit Faber, les premiers onze novembre ont avant tout et pour tout le monde signifié la fin de la guerre, c’est seulement maintenant qu’ils expriment une victoire et une défaite. La guerre s’est cicatrisée en nous, nous pouvons jouer à l’honneur national.

Des quatre hommes assemblés, aucun n’avait fait la guerre véritable, mais tous l’avaient suivie sur l’Illustration, à défaut de souvenirs personnels, chacun émit des considérations.

Aux liqueurs, Worms pensa brusquement à Auguste Rogissard. Il s’enquit auprès de ses confrères des nouvelles du bonhomme, à sa vive stupeur, aucun d’eux ne le connaissait.

— Mais alors, sursauta le médecin, si sa fille ne vous a point appelés, elle s’est adressée à Borogov.

Il rapporta à ses invités son aventure du matin. Ces dames furent scandalisées par l’audace de cette fille, les collègues de Worms déplorèrent qu’elle se fût privée de lui pour un cas devant lequel eux-mêmes auraient sollicité sa collaboration. Quant au colonel il jura que cette drôlesse méritait une fessée.

— Je me demande si le Borogov s’est inspiré de mon ordonnance, dit Worms pensivement. Pourquoi tolère-t-on la présence de ce charlatan ? Je sais bien que chacun a le devoir de gagner sa vie, mais à condition pourtant de ne pas ravir celle des autres. Or, cet homme est un danger.

Faber et Grignard approuvèrent.

Grignard insinua qu’il serait bon d’essayer de le faire partir en signalant les erreurs de Borogov au Syndicat des Médecins.

— Ah bast ! ce serait cracher sur du sable, protesta Faber, c’est un étranger, nous avons trop le respect des étrangers en France. Il faudrait pour émouvoir le Syndicat lui fournir une preuve de l’incapacité de Borogov, lui en trouver une autre pour l’amener à prendre une décision, et une troisième afin que cette décision soit patente.

— Eh bien, dit Worms avec chaleur, allons tous trois chez Rogissard et, si comme je le crains, nous découvrons une terrible sottise, nous enverrons un rapport contre-signé à qui de droit.

Cette proposition jeta un froid. Les confrères de Worms la trouvèrent déplacée et regrettèrent leur indignation.

— Qu’en dites-vous ? insista Ferdinand.

Grignard toussota et regarda sa femme qui lui fit les gros yeux.

— Non, dit-il, je ne pense pas que le procédé soit bon, nous aurions l’air d’être de parti pris.

— Ceci semblerait un complot, renchérit Faber, les rieurs ne seraient pas de notre côté.

Worms n’insista pas. Il voyait se dresser chez ses collègues la peur des responsabilités et du qu’en-dira-t-on.

— Que voulez-vous, Worms, plaida Grignard, nous habitons une petite ville où les murs sont en verre et les fronts en ciment, nous devons nous méfier. À quoi bon vouloir le bien des gens malgré eux ?

La soirée fut moins divertissante que les invités l’avaient escompté. Ce léger incident avait rompu le charme. La conversation reprit, sans chaleur ; s’égara, traîna. Aussi les convives qui étaient arrivés de bonne heure partirent-ils tôt.

— Vous avez vu, dit Worms à sa famille, lorsque ses collègues eurent pris congé. Ah, ces maudits bourgeois ! Ils font de la médecine comme les soldats font l’exercice. Ils sont incapables d’un geste généreux, d’une décision importante. Comment peut-on réussir de grandes choses dans un pays où la liberté est une entrave ?

— On le peut cependant, dit la colonelle.

— Bien sûr, renchérit son mari, et les réussites en France sont plus magnifiques que partout ailleurs car nous sommes individualistes : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul » !

— C’est cela, s’exalta Ferdinand, tout seul, vous avez raison, père. Eh bien, je vais tout seul chez Rogissard et nous verrons bien.

Il passa son pardessus, saisit sa trousse et sortit.

— Voilà qui est d’un homme, approuva le colonel. Ce Borogov dont parle Ferdinand m’a l’air d’un joli coco et je ne demanderais pas mieux que de lui casser ma canne sur les reins !

Ferdinand arpenta les rues de Bourg à longues enjambées. Une aigre bise s’engouffrait entre ses vêtements. L’obscurité était insensible et froide. L’hiver commençait à rôder, de nuit, autour de la ville, comme un loup dont la faim grandit.

Le docteur Worms marchait vite, les épaules rentrées, en aiguisant sa colère. Il mâchonnait un bout de cigare qu’il crachotait bribe par bribe, tant son agitation était grande. Il parcourut le boulevard Victor-Hugo, la rue Voltaire et la rue de la Gendarmerie machinalement et se retrouva devant l’immeuble de Rogissard sans s’être aperçu du trajet.

Ce fut encore Claire qui répondit à son coup de sonnette. À la vue de Ferdinand, la jeune fille devint écarlate et se trouva privée de mots.

— Oui, mademoiselle, c’est moi, commença Worms, mais rassurez-vous, je ne viens pas en médecin traitant, seulement en ami de votre père. Me permettez-vous de l’approcher ?

Lorsque des hommes d’un tempérament paisible sortent de leur humeur, les volontés les mieux tendues ne sauraient les affronter. D’autre part, Claire n’était pas courageuse, son agressivité s’abritait derrière une savante perfidie.

— Entrez docteur, je vous prie, murmura-t-elle en dérobant son regard.

Worms ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre de l’employé. À peine introduit, il s’arrêta, pétrifié par la stupeur, comme s’il eût trouvé Rogissard pendu à la place du lustre. L’ivrogne, sûrement ligoté, tirait une langue d’une aune et tremblotait comme une gelée mal prise.

— Qui a fait cela ? questionna Worms d’un ton glacé.

Claire perçut aussitôt la colère contenue dont Worms étouffait.

— Le docteur Borogov, dit-elle humblement.

— Je m’en doutais, éclata Ferdinand, l’assassin ! mais vous êtes donc idiote, mademoiselle, au point de ne pouvoir reconnaître un charlatan d’un médecin. Oh ! ne prenez pas cet air pincé, poursuivit-il, nous nous trouvons en face d’un mourant : parfaitement, votre père se meurt, et par votre faute, vous seriez à maudire si vous n’étiez à fesser. Donnez-moi un couteau.

Brusquement, la jeune fille mesura toutes les conséquences de son caprice, un violent désespoir la glaça. Sa pâleur naturelle s’accentua, ses lèvres se vidèrent.

— Allons, allons, murmura le médecin, adouci, ne tournez pas de l’œil, mon enfant. Je vais faire l’impossible pour le sauver.

Il trancha les liens de fortune entravant Rogissard et ausculta ce dernier.

— Vite, vite, cria-t-il en sortant son stylographe, courez sans perdre une seconde à la pharmacie et n’ayez crainte d’actionner la sonnette de nuit ! Vous demanderez ceci, ajouta-t-il en tendant le papier. Je vais lui injecter un demi-milligramme d’hyoscine.

Pendant l’absence de Claire, le médecin se mit en devoir d’inventorier la cuisine des Rogissard à la recherche de tisanes, il finit par dénicher, enfoui au fond d’un tiroir, un paquet de verveine poussiéreux. Aussitôt il prépara une infusion qu’il sucra largement et fit absorber au malade. Après quoi, il mit à bouillir un grand chaudron d’eau.

Claire revint peu après. Sa course au grand air l’avait comme dégrisée. Aucune rébellion ne fermentait plus en elle. Elle était enfin détendue et soumise.

— Docteur, pensez-vous qu’il ?…

Worms scrutait la face convulsée de l’employé de gare.

— Je suis arrivé à temps, fit-il en guise de réponse.

Une chaleur d’autoclave emplissait l’appartement.

— Maintenant, dit le médecin, nous allons lui faire des enveloppements humides.

Lentement, il posa sa veste, son gilet, sa cravate et roula ses manches de chemise au-dessus des coudes.

Ils se mirent à l’œuvre tous deux avec une sorte de rage contre le mal, avec un emportement frénétique qui rejoignait l’indifférence au-delà de leur volonté. Ils vivaient à une cadence déréglée ces instants terribles où la vie du père Rogissard semblait sourdre de son corps contracté. Leurs mouvements rapides et silencieux comme des mouvements d’ombres les entraînaient dans une ronde fantastique d’où s’évadaient leurs pensées. Car ils finissaient par ne plus penser. Leur esprit s’égarait dans la puissance de leur lutte.

Ils s’agitaient à travers une vapeur d’eau qui alourdissait leur respiration. De temps à autre, leurs regards se croisaient, et ils s’effrayaient peut-être l’un l’autre, car ils avaient des visages de rêve, escamotés, inconsistants, troubles, aqueux ; leurs figures semblaient se rencontrer sous l’eau. Leurs yeux dansaient dans leurs faces boursouflées, un rictus chavirait d’un coin à l’autre de leurs bouches.

Un fracas de lavoir leur emplissait le crâne. Claire trempait les linges dans le chaudron, les tordait. Ferdinand les secouait et les appliquait sur le corps du malade. L’eau dégouttait sur le parquet. Des ruisselets se composaient, qui se joignaient bientôt pour former de larges flaques d’eau dans lesquelles Worms et sa compagne piétinaient. Ils ne disaient rien. Claire était hébétée, le docteur surveillait Rogissard. Aucun bruit étranger ne parvenait dans la chambre, excepté, à intervalles réguliers, les sifflets des trains. Le bruit qu’ils créaient avec leur eau, leurs linges et leur piétinement devenait douloureux.

Enfin ils cessèrent leur va-et-vient. Rogissard paraissait calmé.

— Voilà, dit Worms, de la bonne besogne.

Et il contempla Claire. La chaleur avait empourpré les joues de la jeune fille, son regard brillait fiévreusement, des mèches de cheveux coulaient sur sa figure.

« Tiens, pensa le médecin, je ne l’aurais pas crue aussi blonde. »

Il lui découvrait une beauté étrange qui l’émouvait peut-être.

Soudain leurs yeux se lièrent ; ils éprouvaient une gêne imprécise. Ils demeurèrent quelques secondes interdits, vaguement anxieux, sans avoir la volonté de rompre ce charme opprimant.

— Merci, dit enfin Claire, le mot est sobre et tellement galvaudé qu’il ne signifie pas grand-chose, mais je voudrais qu’il traduise toute la reconnaissance que…

— Je sais, dit Worms, redevenant plus Worms que jamais devant ce parler familier pour lui.

Il voulut éprouver la jeune fille, mettre à vif sa susceptibilité par un ton dédaigneux. Elle l’intriguait.

— Ne parlez pas de reconnaissance, la reconnaissance est plus lourde que le bienfait, car elle ne s’assouvit jamais. J’ai fait mon métier, vous me payez, n’enveloppez pas cette transaction de sentiments grandiloquents.

Claire le regarda, un instant déroutée, puis elle sourit.

Ils se comprirent ; ils étaient au fond très superficiels l’un et l’autre.

Rogissard s’assoupit. Inerte, il ressemblait à une carcasse d’homme mort, ses os saillaient de toute part comme les baleines d’un très vieux parapluie.

Claire pensa que le médecin allait partir.

— Avant de vous en aller, vous prendrez bien une tasse de café, très fort ? proposa-t-elle.

— Il n’est pas question que je parte, protesta Worms. Nous avons encore du travail.

Néanmoins, il suivit la jeune fille dans la salle à manger triste, où l’on pénétrait rarement et qui, figée dans sa cire, sentait l’oubli.

Worms questionna Claire sur Paris. Aussitôt elle s’assombrit en pensant à Ange Soleil. Que devenait-il ? Elle eut une peur intense que son éloignement ne la fasse oublier. Mais elle se dit que le musicien n’était pas un coureur de jupons et que sa solitude se traduirait par des flots de musique.

— Que pensez-vous de Paris ? demanda le docteur.

— Je ne sais pas, répondit-elle, j’ai hâte d’y retourner, voilà tout.

Ils devisèrent de banalités. Worms raconta des anecdotes sur ses malades, il savait intéresser avec peu de faits.

À quatre heures, ils retournèrent au chevet d’Auguste Rogissard afin de lui administrer des lavements ; lorsqu’ils eurent terminé, ils s’aperçurent qu’un jour gris pénétrait dans la chambre. L’atmosphère de la pièce était irrespirable, une odeur de nécropole leur engourdissait le cerveau, ils se sentaient harcelés par un sommeil fiévreux contre lequel leurs nerfs tendus s’insurgeaient.

— Ouvrez la fenêtre, commanda Worms, après avoir bordé le malade.

Ils respirèrent l’air de l’aurore voluptueusement. Le jour glissait lentement des toits. Une brise légère agitait les suprêmes feuilles calcinées sur les arbres.

— Maintenant, dit le médecin, allons nous reposer quelque peu… Vous en avez grand besoin, observa-t-il, en constatant la pâleur de Claire.

Il lui tâta le pouls. Elle avait la peau tiède et calme ; son sang battait faiblement entre les muscles du poignet.

— Je reviendrai avant midi, promit-il.

Il rentra chez lui à pas lents. La torpeur qui l’accablait chez Rogissard stagnait en lui ; il était hanté par la chaleur de Claire enfouie dans la paume de sa main droite et dans laquelle se poursuivait la palpitation feutrée de son pouls.