Chaque jour, avant de partir pour ses consultations, Ferdinand Worms laissait à Mademoiselle Jésus une liste de ses clients à visiter, pour le cas où un appel désespéré obligerait la vieille secrétaire à le faire quérir sur l’heure.
Ce matin-là, Mademoiselle Jésus jeta un rapide coup d’œil sur la liste et esquissa un bref pincement de lèvres en constatant que le nom de Rogissard y figurait. Elle savait que le docteur répugnait à « exploiter » un malade et se rendait le moins possible chez lui, quitte à dépêcher sa secrétaire aux nouvelles afin de suivre son état de santé, aussi s’étonnait-elle profondément de le voir se rendre une ou deux fois par jour chez l’employé de gare depuis environ trois semaines.
— Décidément, docteur, remarqua la vieille fille, d’un air sournois, décidément, ce pauvre M. Rogissard vous donne beaucoup de mal.
Worms reçut un choc cérébral.
« Diable, se dit-il, voilà que ça commence ».
— C’est un cas très intéressant ! dit-il de ce ton faussement désinvolte qui confirme chez les femmes les doutes qu’elles nourrissent quant à la conduite des hommes.
Il songeait : « les femmes sont, quoi qu’on en dise, bien maladroites ; cette pie déplumée ne se rend-elle donc pas compte à quel point ses remarques à double tranchant peuvent m’indisposer ?… »
Il se résolut au calme, mais ne put s’empêcher de claquer fortement la porte en partant.
On était en décembre. Le ciel noir lâchait par intermittence de brèves rafales de neige, d’une neige inconsistante qui fondait avant d’atteindre le sol noir. Au reste, tout était noir : les gens et les choses ; les gens étaient tristes, les choses étaient noires. Les maisons devenaient hermétiques et dures comme les flaques d’eau des cours, comme les bassins des fontaines où nagent d’épais gâteaux de glace. La ville se cachait dans une sorte de boîte grise, à la manière d’un diamant dans sa gangue ; elle présentait un grand visage inerte de statue de pierre.
Une clarté infirme tenait lieu de jour. La lumière universelle, la glorieuse lumière impitoyable et bravante des ciels dégagés, des ciels de faïence bleue, avait disparu. Les becs de gaz brûlaient tard. Midi, seul, apportait quelque vie mais presque aussitôt le jour agonisait.
C’était cette période blafarde et morne au cours de laquelle l’hiver s’installe. Les hommes subissaient péniblement ce lent investissement de l’obscurité et du froid.
Les saisons reviennent inéluctablement, on ne les prévoit pas ; pourtant, leur retour alterné nous étonne sans cesse.
Ferdinand Worms aimait l’hiver parce que les sentiments ne sont pas distraits par le mouvement extérieur. Tout est rentré, tout est feutré, tout somnole, la vie sommeille, et le sommeil de la vie est un gage de régénérescence.
Il expédia en premier lieu ses visites urgentes et se hâta en direction de la gare. Comme chaque jour, Claire le guettait par la fenêtre. Levant les yeux il aperçut le visage de la jeune fille écrasé contre la vitre striée par des fougères de glace, on aurait dit un visage aperçu dans un miroir brisé. Il sourit.
Les locataires le surveillaient également. Dans les étages des portes s’ouvraient silencieusement sur son passage et des femmes aux sourires perfides ne manquaient pas de le gifler d’un « bonjour, docteur » féroce.
Chaque jour, Worms se disait que cette situation ne pouvait durer. Rogissard se portait comme un charme et offrait maintenant un bien faible bouclier à ces visites quotidiennes. D’autre part, Ferdinand aurait voulu réagir contre ce lent engourdissement qui annihilait sa volonté. Au moment de partir, il annonçait immanquablement : « cette fois, je vous laisse, je repasserai dans quelque temps. » Mais à peine dans l’escalier, une panique s’emparait de lui. Il devait se raidir pour ne pas retourner auprès de Claire. Il se remettait à fonctionner tant bien que mal, s’étourdissait avec d’autres malades. Jamais sa clientèle n’eut un médecin plus volubile, plus décidé aussi.
« Je suis seul avec ma médecine, se disait-il, entouré de tendresse et de relations, je ne possède ni amour, ni amis. J’assiste les autres et personne ne m’assiste. »
Il éprouvait à quarante ans l’impérieux besoin d’aimer. Les vies chastes et raisonnables cèdent ainsi tardivement. Claire l’avait intéressé par les aspérités de son caractère. Il lui avait été reconnaissant du choc de leur premier contact. Il la savait ferme, sans échapper pour cela à la faiblesse implorante de la véritable féminité, et il admirait son insolente hardiesse. Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui paraissent solliciter une protection tout en assurant qu’elles ne l’accepteront point. Parvenu à un état de satiété conjugale, Worms avait le cœur comprimé. Soudain il ressentait une infinie lassitude pour la distinction fagotée de sa femme. Il se sentait écrasé sous le manteau d’or de la dignité. Il aimait sa compagnie, à cause des silences lourds de pensées qui creusaient leurs conversations. Il aimait son visage impassible sur lequel se matérialisait chaque sentiment : l’eau tranquille se froisse sous le plus léger vent. Il aimait ses mines sérieuses, ses traits durs de jeune fille allemande, sa pâleur bleutée et son petit sourire, infiniment triste, de statuette d’un âge lointain. C’est en « aimant » une profusion de détails physiques et moraux chez un être que l’on finit par l’aimer tout court. Au début, on voit surgir une foule de travers vite étouffés dans l’exubérance de l’enthousiasme. L’être aimé peut se permettre tous les défauts et même bien des tares, une qualité les contrebalance infailliblement : l’amour qu’il provoque. Car n’est-ce pas la plus belle des qualités, la plus périlleuse et la plus noble, la plus complète, la plus ardente, la plus innocente que de susciter l’amour ? Il n’y a aucun mérite à aimer puisque aimer c’est se trouver simplement en état de réceptivité, c’est être touché par une lumière invisible pour d’autres, mais se faire aimer, quelle puissance ! Pauvre Dieu ! qui ne connaît que l’amour fanatique. Sans la banale apparition de Claire, Ferdinand Worms n’aurait jamais connu l’amour. Claire fut un hasard. Dieu a consenti le hasard aux hommes afin de féconder leurs inerties.
La jeune fille s’aperçut très vite de l’impression qu’elle produisait chez le docteur, mais elle n’en laissa rien paraître. Les femmes sont les seules à savoir voir sans regarder, voilà pourquoi tant de timides promènent dans leurs souvenirs des passions inutilisées. Très habilement elle accepta sous forme d’amitié l’assiduité de Ferdinand Worms, elle sut se montrer familière aux moments opportuns, et réduire ainsi les élans du médecin.
« Vous avez raison », disait-elle à la voisine, le docteur Worms est un très grand praticien, je regrette notre algarade du début, du reste il ne m’en tient pas rigueur et nous sommes devenus bons amis.
La constance de Worms ne la troublait pas mais lui procurait un enchantement obscur. Elle savourait comme une victoire inattendue l’amour du médecin. Et les victoires les plus enivrantes sont celles que l’on remporte en ignorant la lutte.
Cependant, près d’un mois s’était écoulé depuis son arrivée. Son père commençait à se lever et les lettres de Ange, espacées et laconiques au début, devenaient pressantes, car l’artiste avait consommé rapidement le pécule de Claire et recommençait à craindre la misère. Le musicien venait d’apprendre la bonne vie et n’entendait pas l’oublier. Les artistes sont des despotes qui ignorent les limites et particulièrement la limite des exigences. Il tyrannisait la malheureuse Claire par des demandes d’argent.
« Je cherche du travail, lui écrivait-il, n’importe quoi une fois de plus. Hélas je vais devoir abandonner ma musique. Tout allait trop bien. Évidemment ton retour arrangerait tout — avouait ce cynique inconscient — Oh ! pourquoi une amante a-t-elle des devoirs paternels. Tu es femme, tu n’es pas enfant, et tu es ma femme. Tu te dois à moi, car tu travailles pour moi. Mais comment en éprouverais-je du remords puisque de mon côté je n’édifie mon œuvre que pour toi, je ne ressens que de la reconnaissance et c’est tellement plus beau, tellement moins lourd, tellement facile entre nous deux. »
Claire interprétait cet égoïsme comme une exigence du génie. Affolée, craignant une faillite de son bonheur, elle avait expédié à Ange des mandats prélevés sur le peu d’argent dont elle s’était munie. Lorsqu’elle fut à court d’argent à son tour, elle écrivit une lettre savamment dosée à son patron, afin de lui réclamer une avance sur ses futurs appointements. Le marchand de vins lui adressa une aumône en l’avertissant qu’il ne s’agissait pas d’un précédent, mais d’un fait isolé, unique, dont il espérait qu’elle se souviendrait. Cet argent transita seulement à Bourg et retourna immédiatement à Paris où Ange le dissipa sans plus tarder. Alors, Claire eut recours à des expédients. Elle fit demander également à son père, une avance sur son salaire, elle emprunta à la voisine des sommes dérisoires qu’elle jetait dans les poches percées du musicien.
« Pardon ! mon grand homme de ne pouvoir faire plus, écrivait-elle en réponse aux jérémiades de son amant ; je vais rentrer bientôt, et alors tu seras à l’abri de la misère ».
L’éloignement la terrorisait, elle pressentait une accumulation de forces mauvaises qu’elle avait hâte d’affronter. Il lui semblait que sa seule présence dissiperait la nuée de soucis assaillant Ange Soleil. L’état de santé de Rogissard ne s’opposait plus à son départ. L’employé de gare jouissait maintenant de toute sa raison, il se levait, accomplissait quelques pas et demandait à boire. Il était plein d’entrain malgré son extrême faiblesse.
— Ouf, disait-il, à tout venant, que c’est bon de vivre après une pareille secousse. Cela fait plaisir de se savoir le corps et la tête à ce point solide.
« Alors fillette ? demandait-il à Claire, que penses-tu de ton vieux père ? Hein, suis-je robuste mille Dieu, le vieux bois c’est le vieux bois. »
Le bonhomme on le voit trouvait sa résurrection une excellente chose et prenait goût aux petits soins. Il appréciait la présence de sa fille et projetait de la faire demeurer auprès de lui.
— Vois-tu, lui dit-il un soir, il ne faut plus que tu retournes à Paris, je deviens vieux, et la mort me guette.
Claire fut consternée, mais son esprit de décision lui fit trouver dans le danger les armes pour le combattre.
— Nous ne sommes pas riches père, et grâce au ciel je me trouve dans une place exceptionnelle, d’autre part vous n’êtes pas vieux du tout et vous venez de prouver que la mort se désintéresse de vous, tout au contraire je pensais vous quitter sous peu.
Rogissard éprouva une vive contrariété mais la pensée qu’après le départ de sa fille la bouteille lui serait accessible, le consola bien vite.
Claire commença donc à préparer sa valise, malheureusement une grave question pécuniaire l’embarrassait. L’argent de son retour lui faisait défaut et, l’eût-elle détenu, il lui aurait manqué une « avance » lui permettant de vivre à Ange et à elle jusqu’à l’échéance de sa première paie. Elle contourna la situation, envisagea des possibilités ; mais celles-ci ne tenaient pas devant une réflexion un peu poussée. Elle ne possédait aucun bijou monnayable, aucune relation en mesure de la secourir efficacement, par ailleurs elle n’avait pas réglé Worms de ses honoraires ; certes elle savait combien le docteur répugnait à recevoir de l’argent de sa main, mais elle n’ignorait pas non plus qu’il forcerait sa répugnance par crainte de l’indisposer une nouvelle fois.
À force de songer à Worms, elle finit par décider qu’il était le seul habitant de Bourg susceptible de la tirer d’affaire. Cette fille décidée, si soucieuse des principes, si fière, n’hésita pas à tourner en crédit sur Worms le sentiment qu’elle lui inspirait. Elle ne ressentit qu’une répugnance de forme, ressortant de la timidité. Je le rendrai heureux en lui demandant un service, se dit-elle avec assez de bon sens, il n’en espère pas tant.
Elle ne se trompait pas ; Ferdinand ne nourrissait en effet aucun projet sur Claire. Il l’aimait pour lui-même, cérébralement, sans désirs décevants, en homme de science qui côtoie toutes les misères de la vie et tire de cette constante promiscuité une sorte de sérénité égoïste. Nous étudierons par la suite cette naissance de l’amour tardif chez Worms, pour l’instant nous devons songer à d’autres personnages plus impatients que notre calme médecin.
Lorsque Worms arrivait chez Rogissard, il affectait de ne s’intéresser qu’à son malade. Puis peu à peu la conversation s’écartait du domaine médical et s’étendait. Il ne tardait pas à passer dans la salle à manger avec Claire, là ils parlaient longuement de banalités qui revêtaient aux yeux de Worms un intérêt brûlant. Paris leur fournissait un sujet de discussions inépuisables. Chose curieuse, c’était les questions de Ferdinand qui révélaient Paris à Claire en lui découvrant les aspects de la capitale, inconnus d’elle et qu’elle se promettait de conquérir en compagnie de Ange Soleil. De son côté, Worms éprouvait la cuisante nostalgie de ces choses dont il était privé : la Seine désespérée et lente, les ruelles provinciales de Montmartre, les tabacs grouillant de gens pressés, et les mille tableaux évocateurs contenant les monuments, les richesses, la poésie, la magnificence de la Ville Lumière. Combien il aurait été enivrant de muser « là-bas » en compagnie de Claire, de lui désigner du doigt des images, de lui souffler du cœur des impressions.
Il dévorait la jeune fille du regard, fouillait en elle comme en un livre où il aurait puisé les enseignements de l’amour. Sa science, son calme, son ordre de vie lui pesait et ses quarante ans lui paraissaient voisins de la décrépitude. Il ne pouvait s’empêcher de penser raisonnablement. Il saisissait sans réflexion les exactes dimensions de l’existence. Il aurait voulu connaître l’exaltation, la fougue, l’inconscience, tous ces bondissements de la jeunesse ; il aurait voulu que son sang pétillât et lui brûlât les veines au lieu de sentir l’immobile mouvement de marée, ce flux et ce reflux de sang paisible qui parcourait son corps comme une sève de raison.
Ce matin-là, lorsqu’il arriva chez Rogissard, il trouva l’atmosphère du logis changée. Claire préparait ses effets et prenait des dispositions pour garantir un bien-être relatif à son père. Son effervescence créait une ambiance frétillante quoique triste de départ et de solitude prématurée.
— Holà ! s’écria Worms, que se passe-t-il ?
Claire se proposait de jouer une partie pénible pour son amour-propre. Elle produisait un visage étudié, où la prudence tempérait la décision.
— Il se passe, mon bon docteur, que je dois vous quitter, mon travail m’appelle et, comme mon père se trouve en bon chemin, je lui obéis.
— Ah ! fit Ferdinand qui se sentit saisi à la gorge par un subit chagrin, et quand partez-vous ?
— Demain.
À part soi, Claire admirait sa confiance, elle trouvait cocasse d’annoncer aussi fermement son départ alors qu’elle n’avait pas un sou vaillant.
Worms palpa machinalement les joues de Rogissard. Le bonhomme se laissait faire avec anxiété et explorait la physionomie du médecin qui pensait à toute autre chose qu’à son malade.
— Et alors ? questionna l’employé de gare, avec un petit sourire inquiet, que dites-vous de votre malade, docteur ?
Worms haussa les épaules.
— Je dis qu’il n’est pas tellement vaillant et que mademoiselle a tort de le quitter aussi vite.
— Ah ! tu vois, fit Rogissard en se détournant vers sa fille.
Mais Claire lança à Ferdinand un regard suppliant auquel il ne put résister.
— Rassurez-vous, enchaîna-t-il, vous êtes tiré d’affaire, et, si vous consentez à ne plus boire…
— Oui, oui, bien sûr, trancha vivement Rogissard, à demi sincère, et qui ne désirait pas voir la conversation s’engager sur ce terrain. Il se terra dans son fauteuil et profita d’un silence pour faire mine de s’assoupir.
La jeune fille et le médecin lui surent gré de cette discrétion et se retirèrent sur la pointe des pieds.
— Ainsi, balbutia Ferdinand, lorsqu’ils se trouvèrent seuls dans la salle à manger, ainsi vous partez.
Claire devint fébrile, en elle naquit une honte inutile qui n’ébranla pas sa volonté mais la fit rougir.
Worms mit cette brusque coloration sur le compte de la pudeur. Il pensa, avec cette fatuité masculine à laquelle aucun homme n’échappe, qu’il était l’auteur de cet émoi et en conçut un secret enchantement.
— J’ai de la peine à quitter Bourg, dit la jeune fille, s’appliquant à prendre un ton nostalgique, j’y avais retrouvé des habitudes d’enfance et découvert un ami, car vous êtes mon ami, n’est-ce pas, docteur ?
— Je crains de ne pas en être digne, mademoiselle, murmura Worms, profitant de l’occasion qui apparemment s’offrait.
— Pourquoi parlez-vous de la sorte ? dit Claire, j’avais cru deviner une sympathie réciproque entre nous, et voyez-vous, les femmes se trompent rarement sur ces sortes de choses.
Worms saisit la main de la jeune fille.
— La sympathie n’est qu’une complaisance dans la politesse, dit-il gravement, les femmes connaissent des sympathies durables, les hommes non ; ils sont trop sincères, trop spontanés ; il y a longtemps que vous ne m’êtes plus sympathique, Claire, car il y a déjà longtemps que vous m’êtes chère.
— Mon Dieu ! s’exclama Claire, bouleversée malgré elle par la gravité de cet aveu.
— Ne me demandez pas d’explications, poursuivit le docteur. J’ignore comment la chose s’est produite, l’amour, — non, ne sursautez pas — l’amour n’a pas d’origine. Il ne s’observe pas, il se constate. Je l’ai constaté chez moi un matin, fort gravement, en médecin ; je me suis en somme diagnostiqué. Je vous aime d’un amour lunaire, c’est-à-dire d’un amour lumineux mais sans chaleur. Non ! vous le voyez, Claire, je ne suis pas votre ami mais votre vieil amoureux. N’attendez aucune folie d’un monsieur aussi sérieux, ligoté par sa situation et ses préjugés. N’attendez aucune autre folie que cet aveu fait d’une voix paisible. Voyez, j’ai saisi votre main et machinalement mes doigts ont rampé jusqu’à votre pouls, et je vous révèle mon amour avec le ton que je prends pour annoncer aux gens qu’ils sont atteints de pleurésie.
— Comme tout cela est triste ! soupira Claire.
— N’est-ce pas ? Et comme cette tristesse est triste !
— Pourquoi avez-vous parlé ?
— Ne me le reprochez pas, Claire, murmura Ferdinand, vous m’offrez sans doute la seule occasion de dire à une femme que je l’aime. Oui, de ma vie. J’existais allègrement, sans croire à ce qui n’était pas en moi. Parfois je me disais : l’amour ? eh bien quoi, l’amour ?
— Oui, je sais, fit la jeune fille d’une voix lasse.
— Maintenant, poursuivit le médecin, je dis : l’amour ? C’est cela bien sûr ; et je reprends votre exclamation de tout à l’heure : comme tout cela est triste ! Mais quelle paix dans cette tristesse, Claire, et quel émerveillement nous procure cette cascade de sentiments pétillants ! Le jour où je vous ai vue, j’ai pensé : quelle petite garce ! Le même soir, tandis que nous luttions ensemble pour arracher votre père à la mort, je vous observais, j’essayais de vous juger et, Dieu ! l’étrange, la désagréable sensation, votre personne ne me procurait plus aucune impression sinon une impression de joie et d’angoisse. Moi qui n’ai jamais soigné que des cas, j’aspirais à vous soigner. J’aurais voulu écarter de votre tête un danger plus direct que celui menaçant votre quiétude en la personne de votre père.
Claire écoutait, les yeux baissés. Ses pommettes s’empourpraient. Elle était rouge d’orgueil. Une femme courtisée minaude, une femme ainsi assaillie par un aveu soudain ne peut que se taire, elle perd sa voix car ses pensées lui échappent. Pourtant malgré le tourbillon de son esprit, Claire pensait à son triomphe, elle avait conquis ce médecin, cet homme sérieux au cœur engourdi, aux impulsions paralysées. Il lui racontait son amour en phrases précises, et sa petite histoire d’homme désabusé ravissait la fille Rogissard.
« Si je puis ainsi inspirer l’amour, pensait-elle, je suis assez forte pour garder Ange. Elle se pénétrait de cette certitude qui la fortifiait, l’enthousiasmait, la grandissait et elle était reconnaissante à Worms de la lui avoir donnée. »
— Si je n’avais jamais parlé, poursuivit Ferdinand après un silence méditatif, le temps aurait passé sur mon sentiment et sans doute, un jour, aurais-je douté d’avoir éprouvé réellement ce que j’éprouve aujourd’hui. Cette aventure intérieure m’aurait laissé comme une impression de refoulement amoindrissante tandis que maintenant je vais souffrir réellement. Ah ! la bonne, la rude, la saine souffrance en compagnie de laquelle je vais vivre. Elle aura un visage : le vôtre ; elle sera vivace et je la porterai allègrement.
Claire regarda Worms au-delà de ses yeux et convint qu’il était presque beau. « Si la beauté n’est pas une harmonie physique, mais une force dans l’expression, le docteur est beau, se dit-elle. » Elle était gênée de ne pouvoir se ressaisir, de ne rien avoir à objecter puisque Worms ne lui demandait rien. Que répondre ? comment échapper à l’emprise de cette calme déclaration ?
Elle voulut ouvrir la bouche, mais le médecin qui l’observait, devina les protestations banales qu’elle allait proférer et leva la main vivement.
— Attendez, attendez ! s’exclama-t-il, ne parlez pas, petite, ne parlez pas avant d’avoir compris que je vis un instant unique, un instant dont on se souvient, que l’on recherche et dont on cultive le souvenir. Ne me dites pas des choses connues qui me navreraient. Tenez, ne me dites rien : je préfère admirer vos silences plutôt que de regretter vos paroles.
— J’allais parler pour vous signifier que je préférais garder le silence, fit la jeune fille. Je ne suis ni une innocente, ni une pimbêche, j’avais soupçonné ce que vous croyez me révéler, mais je vous remercie d’avoir parlé. La vie des femmes est peuplée de sourires et de compliments, elle manque d’un regard profond. Vous avez pris place dans la mienne, bon docteur, et je sais que je puis compter sur vous.
— Vous le pouvez ! s’écria Ferdinand, sortant de sa réserve.
La violence d’un sentiment chez la femme tombe vite. Brusquement, Claire pensa au côté sordide de son aventure. La dernière phrase de Worms lui donna la certitude qu’il était à la température convenable pour le pressurer. Elle prit un air accablé. Le médecin, chauffé à blanc, ne décela pas la part de comédie que comportait l’attitude de Claire.
— Merci, merci d’exister, cher ami, soupira-t-elle, car vous êtes mon ami, malgré tout. Mettons que notre amitié soit… compliquée, cela vous effraierait-il ?
— Non, balbutia Worms, la gorge sèche.
— Je tiens à votre amitié, parce que c’est d’amitié que j’ai besoin. Je suis si lasse, si malheureuse, ajouta la rouée jeune fille en versant quelques larmes providentielles.
— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? s’inquiéta le médecin, éperdu devant ce brusque désespoir.
— Comment oserai-je jamais vous le dire, ne savez-vous donc point combien je suis une fille farouche, entière, sottement orgueilleuse ?
Il a fallu que vous soyez exactement cela pour séduire l’homme calme que je suis, rétorqua Ferdinand ; vous me devez des confidences, Claire, une montagne de confidences pour compenser celle qui m’a échappé tout à l’heure.
Claire blottit sa main dans celle de son amoureux.
— Eh bien, je souffre de mon indigence, dit-elle, le regard pendant. La maladie de mon père a épuisé mes maigres économies, ce qui m’est égal, mais je laisse mon père dans un total dénuement, ce qui me navre.
— Quoi ! ce n’est que cela, s’exclama Worms, tout heureux de ce souci qu’il lui était aisé de dissiper. Mais je vais vous aider, petite.
La jeune fille se leva et réussit à pâlir.
— Après ce qui vient de se passer, cria-t-elle, jamais ! Ô, docteur, ô mon ami, pourquoi n’avez-vous pas su m’éviter cette blessure ?
Worms fut décontenancé par cette douleur d’amour-propre et se sentit gauche.
« Diable, songea Claire, j’ai exagéré l’indignation, pourvu qu’« il » insiste ! »
Le docteur insista. Il se trouvait dans cet état de demi-inconscience dans lequel vous plonge un choc sentimental. Il insista avec une sorte de sombre fureur, avec une obstination aveugle, car il avait l’impression qu’en secourant Claire matériellement, il s’introduisait irrémédiablement dans sa vie. Lui faire accepter de l’argent devint pour lui un rêve extravagant et impérieux, un but mirifique auquel tendirent unanimement toutes ses facultés.
— Il faut que vous acceptiez mon aide, reprit Worms avec force, il le faut ; s’il est exact que vous me considériez comme votre ami. Il vous est possible de me donner de la joie sans vous mettre en cause, faites-moi l’aumône d’accepter de l’argent. Ayez l’intelligence de l’accepter sans répulsion, sans scrupules et sans remords. Au reste, ce n’est pas à vous qu’il sera destiné, mais à votre père, il ne vous soulagera que l’esprit et vous permettra de partir d’un cœur léger.
Claire demeura pensive quelques minutes.
— Eh bien, je vous obéis, décida-t-elle, aurais-je l’impudence de vous dire combien ce sacrifice m’est pénible ?
— Les sacrifices ne sont jamais agréables, dit le docteur.
— Serez-vous plus heureux si je vous affirme que, malgré l’immense soulagement moral que votre aide m’apporte, je ne partirai pas d’un cœur léger ?
Worms dévisagea longuement la jeune fille.
— Oui, dit-il simplement, merci.
Ce long débat, où se mêlèrent comme les branches de deux arbres rapprochées les premiers essais d’une volonté perversive et les premiers symptômes d’une faiblesse volontaire, devait avoir de vastes répercussions sur plusieurs existences. Un incendie peut naître de deux pierres choquées.
Quelques heures après cet entretien qui se termina par des adieux humides, Mademoiselle Jésus apporta chez Rogissard une enveloppe, dûment cachetée, contenant cinq mille francs. Par retour, Claire régla les honoraires du médecin. Ce geste aurait pu sembler assez fantaisiste, voire de mauvais goût ; mais la jeune fille l’accompagna d’un court billet, petit chef-d’œuvre de rouerie, qui le fit passer pour remarquable à Ferdinand.
« La reconnaissance est lourde, écrivait-elle. J’accepte l’aide de l’ami, je ne veux rien devoir au médecin ».
— Cette fille est exceptionnelle, songea Worms en lisant le mot que sa secrétaire lui apportait. C’est une tige d’osier qui fouette et qui siffle dans les bourrasques de la vie. L’homme qui l’épousera détiendra un trésor redoutable.
Cette pensée machinale éveilla dans l’âme de Ferdinand le sentiment qu’elle exprimait, c’est-à-dire le sentiment d’un rêve irrémédiablement refusé.
Le médecin poussa un long soupir qui déclencha le regard pointu de Mademoiselle Jésus. Worms toisa méchamment sa secrétaire. Il la considérait comme un être accessoire. Ce fils d’officier, malgré son mépris pour le galon, ignorait les subalternes et s’étonnait de les voir lorsque leur personnalité s’imposait parfois à lui. Mademoiselle Jésus ne lui apparaissait que par ricochets et il ne l’apercevait jamais avec plaisir. Pourtant sa physionomie s’adoucit lorsqu’il songea à l’entrevue que la vieille fille venait d’avoir avec Claire.
Déjà, pour Worms, le monde se divisait en deux clans : ceux qui connaissaient Claire et ceux qui l’ignoraient. Bienheureuse Mademoiselle Jésus !