Claire partie, Worms se retrouva comme seul dans une société trottinante et incolore, avec, plantée dans l’âme, une douleur lugubre.
Le lecteur s’étonnera certainement que nous ne lui ayons pas fait assister suivant la règle, à l’évolution de l’amour chez le médecin. Il est toujours intéressant de s’embusquer derrière le cœur d’un homme, surtout derrière le cœur d’un Ferdinand Worms. La langueur des premiers symptômes, l’incertitude du premier sentiment éprouvé, la stupeur de la constatation, l’hébétude de la certitude, l’enthousiasme, la gloire, l’enivrement de l’acceptation, composent un arc-en-ciel sentimental sur lequel se portent et se complaisent les yeux. Nous ne nous serions pas dérobés à cette marche de l’amour si l’amour de Worms pour Claire avait été un aboutissement au lieu d’un point de départ. Nous pensons que l’action se montre impérieuse, particulièrement au commencement d’un long récit, et qu’une étude psychologique trop concentrée aurait créé un climat néfaste à l’élan d’un début, de roman. Worms devint amoureux de Claire, nous devons accepter ce fait, que nous avons révélé au lieu de le faire pressentir, admettre cet amour qui a été expliqué et non suivi.
Ferdinand se replia sur soi-même et résolut de s’habituer à son amour. L’habitude étant le chemin de l’oubli.
Plus que jamais, il se donna à sa tâche. Il comptait guérir l’obsession des premiers jours de solitude par une activité débordante, mais il s’aperçut très vite que son amour était une pyramide que des préoccupations matérielles ne pouvaient recouvrir. Et puis, il découvrit avec stupeur que les sentiments fondamentaux du cœur s’entremêlent dans la vie quotidienne, et qu’il suffit d’être possédé par l’un pour le suivre au long des jours, comme on suit un chemin à l’horizon. Ses malades lui offraient des sujets de méditation. Il découvrait leurs souffrances dans leurs maux et demeurait confondu. Il donnait à ces souffrances — perceptibles pour lui — un sens profond et méditait longuement.
« Comment pouvais-je me prétendre psychiatre, songeait-il, puisque je n’éprouvais rien. Certes, je comprenais, mais la compréhension relève de l’intelligence, de cette pauvre intelligence si mal définie qui semble la route d’un tout à l’homme supérieur mais qui se dérobe ou ne tient pas devant une simple contrariété. »
Un dimanche soir, tandis qu’il travaillait dans son cabinet, il fut appelé auprès d’un couple de vieillards auquel il allait prescrire chaque automne quelque sirop de pin. Ces bonnes gens abritaient leur grand âge dans la verdure d’une petite propriété voisine de la ville. Worms se précipita au volant de son invraisemblable petite auto car il répugnait à faire attendre les personnes âgées pour lesquelles le mal est plus impatient. Il conduisait à vive allure et imaginait le cas devant lequel il allait se trouver. C’était la vieille épouse qui lui avait fait téléphoner pour lui demander de venir promptement. Son mari était un solide vieillard et Worms pensait le voir terrassé par une affection cardiaque. Aussi fut-il justement étonné d’être reçu par le bonhomme.
— Eh bien, que se passe-t-il ? s’inquiéta le médecin, je croyais vous découvrir sous un édredon et voici que vous m’ouvrez la porte !
— Ah ! docteur, lamenta le vieux, il m’arrive une chose terrible.
Derrière lui, sa femme approuvait tristement l’exclamation de son conjoint et secouait la tête d’un air navré.
— De quoi s’agit-il ? demanda le médecin dont la curiosité professionnelle était mise à vif par ce mystère.
— Voilà, balbutia le vieillard, je… ah, docteur, c’est terrible, je vous le dis… je vais mourir, je ne peux plus faire l’amour.
Ferdinand Worms fut médusé.
— Ah ça, éclata-t-il, vous vous moquez de moi ? Comment ! en plein hiver, la nuit, vous me faites parcourir plusieurs kilomètres pour m’apprendre une chose aussi naturelle. Mais, mon brave, ajouta-t-il cruel, à votre âge, c’est plutôt si vous pouviez faire l’amour qu’il faudrait me prévenir.
Et il partit d’un bref éclat de rire.
Le vieux prit un air effrayé.
— Mais, dit-il, je n’ai que soixante-quinze ans.
— Bien sûr, fit Worms, touché par tant de candeur, mais tout de même… Ah sacré papa Budin, ainsi vous aviez des retintons par-ci par-là ?
Le papa Budin fixa sur le médecin un regard où se devinait une totale incompréhension, puis il regarda sa femme et répéta avec obstination : « des retintons, par-ci, par-là, des retintons ! »
Il rajusta son souffle :
— Mais, docteur, s’écria-t-il, mais, docteur, tous les jours, oui, je le jure, tous les jours depuis l’âge de dix-huit ans demandez à ma femme. Ah bien sûr, pas rien qu’avec elle, mais tous les jours !
« Oui, oui, faisait la vieille de la tête, en esquissant un petit sourire de sa bouche rongée. Elle éprouvait une humble fierté des prouesses de son homme sans songer à se formaliser de ses escapades au sujet desquelles il requérait son témoignage. »
— Vous me stupéfiez, dit Worms, sincèrement, je n’ai jamais eu vent d’une pareille verdeur. Fichtre ! quel entraînement !
— Et voilà que je me sens incapable aujourd’hui, larmoya le bonhomme.
— Ah bast ! ne vous inquiétez donc pas. Votre corps obéissait à une routine sexuelle, il y avait accoutumance de l’organisme. Les premiers froids sont la conséquence de votre faiblesse, dit en riant Ferdinand, n’en soyez pas surpris ; madame Budin pour une fois vous pardonnera votre carence.
Il parla un moment de la sorte, à la fois enjoué et sermonneur. Les deux vieux dodelinaient de la tête et se sentaient gagnés par la gaîté du docteur.
— Bien sûr, émit la femme, qui généreusement s’associait à l’infortune de son mari, on se fait vieux, docteur, il faut en convenir.
D’après Worms, le vieux père Budin avait bien plus besoin d’un petit discours remoralisateur que d’aphrodisiaques. Il le consola habilement et, avec beaucoup de délicatesse, lui fit sentir combien Cupidon s’était montré magnanime envers lui. Il excita l’orgueil du vieillard et y parvint facilement. Il laissa les deux époux complètement rassérénés.
* * *
Il ne se pressa pas de rentrer chez lui malgré le froid cuisant. Du reste, plongé dans des réflexions sans fond, il était insensible à la température. Un peu de neige couvrait par plaques les toitures et la cime des arbres, la route était inerte et des corbeaux aux contours imprécis nageaient en croassant dans une brume fluide.
Ferdinand pensait à la vitalité de ce vieillard. Il ne savait s’il éprouvait de l’admiration ou plutôt une répulsion inavouée devant cette bestialité de forniqueur, peut-être les deux à la fois. Ce qu’il admirait, c’était cette défaite de la vieillesse devant le sexe, mais il ne pouvait contenir un frisson de répulsion à l’évocation de ces amours séniles. Le médecin ne connaissait pas les embrasements des désirs impérieux, sa chair était calme, raisonnable. Peut-être parce qu’il n’était pas un imaginatif et ne pouvait oublier sa profession en temps utile. Les images pornographiques ne lui fouettaient pas le sang, pourtant combien en avait-il aperçues dans les tiroirs des tables de nuit, chez de vieux intellectuels, chez des filles, voire dans des foyers apparemment sains et vigoureux où il s’étonnait de ce répugnant secours réclamé par les sens à la lubricité.
Blanche n’était certes pas femme à cultiver ses sens. Elle montrait en amour la froideur de l’inertie, tempérée parfois d’ardeurs stupides et maladroites suivies par une gêne intense. Blanche était honteuse de ses élans, en femme vertueuse marquée par une compréhension étroite de la religion ; et Ferdinand, par enchaînement, était honteux de la gêne de sa femme qui le ravalait au rang d’un suborneur polisson.
Son intelligence refusait de croire à l’amour physique. Le désir n’était pour lui qu’un banal appétit des sens aussi agréable à assouvir que la faim ou le sommeil mais dont l’apaisement engendrait une tristesse de la chair. Rien de cérébral ne participait à ses étreintes et comme l’amour ne le harcelait pas, il était devenu chaste par manque d’ardeur.
L’incident des deux vieillards le déconcertait. Certes, il l’avait dit, tous deux obéissaient à une routine sexuelle, cependant cette persévérance glorifiait l’amour et, pour la première fois peut-être, Ferdinand Worms devinait que l’acte comporte du sentiment ; il commençait à voir dans un amoureux une divinité en puissance.
Il pensa à Claire ouvertement car, sans trêve, l’image de la jeune fille sommeillait dans sa mémoire et il fut honteux de mêler à des pensées impures celle qu’il s’appliquait à spiritualiser. Furtivement, il évalua le corps de la fille Rogissard. Il se souvint de sa bouche humide, de son regard brillant, de ses formes à peine esquissées, mystérieuses infiniment. Il n’aurait pas cru porter en lui de tels souvenirs. Y avait-il donc quelque part dans son être, échappant à son contrôle, un coin secret où croupissaient des pensées douteuses et des désirs repoussés ?
Oui ! le corps de Claire ondulait devant ses yeux, dans les vitres embuées du pare-brise comme une vision née du froid. Pour échapper au danger de ces évocations charnelles, Ferdinand essaya de se distraire avec le froid ; depuis un bon moment, il ne l’éprouvait plus. Le froid ! une scène de son enfance concrétisait le mot ! Un hiver, il avait placé des pièges à moineaux dans la cour de la caserne, après avoir balayé la neige ; un oiseau s’était laissé prendre. Il était raide et dur et pesant ; le fil de cuivre du piège collait aux doigts. Le petit Ferdinand avait reçu comme un choc l’odieuse impression causée par cette bête morte, absolument morte, puisque la dépouille ne connaissait pas cette sorte de vie de la décomposition, et par ce métal brûlant et poisseux de froid. De froid ! De froid ! Si le froid saisissait le corps de Claire, quelle statue austère cela donnerait ! Worms voyait des seins de vierge antiques, brutaux et secrets, un ventre plat, parcouru d’un frisson immobile, un pubis délicat, et des jambes révoltées contre la pesanteur. Un lent désir naissait en Ferdinand, un désir impérieux et dru pareil à la croissance d’une racine qui crissait dans sa chair comme une lame dans un fruit vert. Worms se concentra sur la conduite de son automobile. Non ! il ne voulait pas subir une emprise aussi totale, il refusait de se soumettre aux complaisances d’une imagination qu’il avait crue aride. Il acceptait d’aimer Claire un peu parce qu’il ne croyait pas en Dieu et parce qu’il y avait en lui de la place pour un Dieu. Mais il s’insurgeait contre une possession totale. Il avait besoin de sa maîtrise, de sa lucidité, de son calme, de l’apathie de ses sens pour être vraiment soi-même, pour subsister et se poursuivre.
— Sacristi, murmura-t-il, voilà bien des souffrances en perspective.
Car il avait un principe de vie avec lequel il voulait être loyal coûte que coûte.
Mais les principes sont des accidents survenus aux volontés. Le médecin fut bientôt convaincu qu’il désirait Claire, malgré sa raison.
— Comment ! s’exclama Worms en arrivant chez lui, tu n’es pas encore couchée, Blanche, dans ton état…
Il disait cela moins par sollicitude que par irritation contre sa femme dont, ce soir, la vue lui était insupportable.
Dieu ! qu’il la trouvait laide avec ses traits tirés qui mettaient une morne fixité dans son regard et sa taille ample, informe, ballonnée par un ventre pointu, pas symbolique du tout.
— Je t’attendais, mon ami, dit Blanche paisiblement. Je n’ai plus que toi depuis que tes parents ont emmené François.
Bien entendu elle se mit à pleurer. Ces larmes de mère, loin d’émouvoir Ferdinand, l’agacèrent ; il osa comparer sa femme à une vache désolée. Oui il devait se montrer franc sur ce chapitre, Blanche était bovine et infiniment ridicule, elle ne savait pas pleurer, elle ne savait rien faire, rien dire, rien penser qui ne soit elle, lamentablement elle.
Worms eut un frémissement devant la catastrophe qu’elle représentait. Toute sa vie, il serait flanqué de cette présence flasque, qui lui donnerait des enfants, recevrait ses relations, l’attendrait pour se mettre au lit, et pleurerait maladroitement.
Toute la vie, toute la vie…
Ah ! combien les bagnards avaient de chance que leurs fers soient en fer !
Le vieux père Budin mourut le lendemain d’une crise d’urémie aiguë.