Le temps est venu pour le lecteur de faire plus ample connaissance avec Ange Soleil, lequel n’a rôdé dans les pages précédentes qu’à titre de silhouette. Ce bohème embourgeoisé n’excitait guère la curiosité, bien qu’il se vêtit de velours à grosses côtes et adorna son visage de favoris pesants. Ni l’aisance ni l’excentricité ne pouvaient le sauver du commun. Il émanait de la médiocrité comme d’un arbre qu’aucune greffe ne pouvait améliorer. C’était irrémédiablement un individu malgré ses efforts pour se créer un personnage. Son visage exprimait seulement l’orgueil de ce qu’il désirait paraître. Tous les artifices suggérés par une étroite imagination se lisaient sur ce masque anguleux, à peau blanche et opaque. On découvrait au fond de son regard une cohorte de pensées nonchalantes, contournant tous ces tremplins intellectuels qui se nomment orgueil, volonté, ténacité, courage. Soleil était indolent et prétentieux. Il se savait incapable d’agir et attribuait sa paresse à son talent car l’intelligence ne lui faisait pas complètement défaut. C’est un précieux réconfort que de pouvoir donner des interprétations flatteuses à ses travers. Nous employons à dessein le mot « travers » parce que les défauts de Ange ne se haussaient pas jusqu’au vice. Il faut une certaine envergure pour supporter le vice ; le musicien appartenait à ces jouisseurs timorés, qui n’assimilent que les facilités de l’existence sans toutefois se donner la peine de les rechercher. Il s’admirait beaucoup. Peut-être possédait-il quelque talent — il composait parfois assez facilement — mais son œuvre n’était pas un affluent du grand art et ne prenait pas sa source sous le roc du génie car, si elle était assez réfléchie, elle n’était jamais éprouvée. Sa musique manquait d’inspiration comme l’eau des remous manque de courant. Elle tournait en rond, mais cette circonférence se décrivait autour d’aucun pivot sensible. Il s’agissait d’une circonférence accidentelle, sans nulle autre combinaison que sa forme : circonférence d’un serpent qui mord sa queue. La musique d’Ange se mordait la queue ; elle n’emprisonnait pas l’ombre d’un sentiment violent. Elle était laborieuse et vide.
Avant de connaître Claire, le musicien ignorait une bonne partie des conforts terrestres. Il avait poussé tout seul entre deux pavés parisiens, sous le regard horizontal et trop haut d’un vieil oncle, ancien instituteur, qui lui avait enseigné la musique par déformation professionnelle, tant il est vrai qu’une activité ne peut s’arrêter brusquement et court toujours sur son aire. Ange Soleil essaya très tôt de nombreux métiers dont aucun ne le satisfit. Il n’aimait pas le travail qui lui semblait désolemment inutile par son éternel recommencement. Il pensa alors à utiliser sa connaissance de la musique. Artiste ! Quel beau parti à tirer de sa paresse ! Les artistes, talentueux ou non, ne sont-ils pas les inutiles tolérés de la société ? Soleil joua donc les bohèmes désinvoltes et finit par croire en lui, au lieu de brûler pour son art. Il était sans relâche plein de sa suffisance et de sa satisfaction indulgente. Claire lui apparaissant à une période pénible de sa destinée le conquit aisément, car elle lui permettait de se consacrer totalement à soi-même. Notre musicien vécut dans un univers enchanté, garni de repas copieux, de spectacles varies, d’amour à volonté et surtout de sommeil et de farniente. Il aima Claire distraitement un peu comme on aime la main qui se tend vers vous, préoccupé surtout par ce qu’elle contient. Il se rendit compte de l’intelligence de sa maîtresse, de sa fermeté, de son esprit réfléchi, et fut fort aise de lui voir exercer ses facultés sur tout, hormis lui. Elle était une femme d’action à l’ombre de laquelle l’être élu pouvait vivre en toute quiétude. Elle possédait au plus haut degré l’art délicat de donner sans avoir l’air de se dépouiller ou d’accomplir une largesse. Et puis, elle était ardente et passionnée comme Esméralda, ce qui importait pour Ange, les paresseux étant des sensuels recherchés. On mesure alors la déception du musicien lors du départ de sa maîtresse. Les premiers jours, il dépensa frénétiquement l’argent que Claire lui avait laissé ; il éprouvait une agréable sensation de vacance, car la jeune fille insistait pour qu’il travaillât sa musique. Elle le forçait gentiment, mais fermement : « Tu dois arriver, lui glissait-elle, tu connaîtras la gloire. » Cette tyrannie incommodait Ange dont les aptitudes fondaient à mesure qu’il engraissait. Il se voulait artiste, mais son art le laissait en repos. Il ignorait les doutes cruels et lancinants, les nuits d’insomnie hallucinantes au cours desquelles l’esprit bivouaque devant un trou d’inspiration. Il ne connaissait pas non plus l’appel impérieux de la portée vide et la soif du recommencement ; sa musique ne le tourmentait pas, il la portait sans peine, sans cet effarement que donne la certitude d’une vie intérieure, indépendante et égoïste. Il ne partait jamais à la conquête de ses sensations, il n’écoutait jamais la voix de son être, les mille bouches de l’inspiration clapaient à vide dans son cœur. Il ne composait pas sa musique. Pour la créer, il n’avait pas à rassembler des éléments disparates, épars autour de lui et à les coordonner avec son rythme d’existence, mais il élaborait froidement suivant un procédé. Il partait d’un air connu, le fredonnait, s’y installait et le poursuivait. C’était facile puisqu’il empruntait un mouvement et prenait son élan grâce au tremplin d’autrui. Malgré tout, il avait de l’artiste le goût de l’indépendance et, si la composition lui coûtait peu, il était entravé par l’obligation de produire. Il profita de l’absence de Claire pour renouer d’anciennes relations dans un café du boulevard de Clichy. Il s’agissait de musiciens rencontrés au hasard d’engagements aux environs de la place Blanche. Ces gens, des Italiens pour la plupart, vivaient davantage de leurs tricheries au jeu que de leurs instruments. La passe anglaise eut vite pris à partie le pécule de Claire car le musicien aimait le jeu. Il l’aimait pour l’émotion qu’il procure infailliblement. Peut-être existait-il dans cet être sans importance un réel tempérament d’artiste se manifestant par une soif d’émotions. Il jouait prudemment, mais avec une persévérance téméraire. Il lui était indifférent de perdre pourvu que ses adversaires demeurassent impassibles et ne lui montrassent pas leur satisfaction. L’aventure du jeu avait conquis Ange. Elle lui paraissait pathétique et devenait un territoire presque infini, bien moins limité que l’art, où sa curiosité paresseuse s’épuisait sans jamais s’assouvir. Ses compagnons découvrirent très vite ce funeste penchant et surent l’exploiter. L’argent fondait dans les poches de Soleil, cela l’ennuyait.
— Pourquoi gâcher le jeu en le compliquant d’un enjeu ? faisait-il remarquer à ses partenaires égayés.
— Alors, petit vieux, faisaient ceux-ci, tu voudrais jouer des haricots ?
— Même pas, je voudrais jouer pour jouer.
Lorsqu’il fut « ratissé », Ange commença à regarder autour de lui et à évaluer chaque chose. Les maigres mandats expédiés par Claire ne lui suffisaient pas, il vendit les quelques objets appartenant à la jeune fille, il monnaya fort calmement les meubles de leur petit appartement tant et si bien que lorsque sa maîtresse revint, elle trouva un mobilier ramené à sa plus simple utilité. On eût dit en vérité qu’un huissier était passé là. Claire ne se formalisa aucunement de cette liquidation et affirma à son amant qu’il avait fait montre d’une remarquable initiative. Au fond, elle se trouvait flattée par un dépouillement aussi total. Ange était un animal qui se nourrissait d’elle. Elle se transmutait en lui et s’exaltait puissamment à la pensée des forces qu’elle lui communiquait. Elle revenait lestée des cinq mille francs de Worms. Elle rentrait au nid, harassée et triomphante ; plus heureuse que le pélican car la joie de combler l’être aimé passe celle de se sacrifier pour lui. Seul le sacrifié connaît le poids du sacrifice, un bénéficiaire ne sait jamais que ce qu’il reçoit.
Afin de jouir le plus longtemps possible de leur fortune, les amants décidèrent de ne pas remplacer le mobilier et d’aller vivre à l’hôtel. Ils parachevèrent en riant la liquidation de l’humble intérieur, si péniblement créé par Claire, et louèrent une chambre dans un petit hôtel de la rue de Provence. Ils s’offrirent alors quelques jours de vacances, de ces vacances tumultueuses et vides que l’on prend à Paris lorsque les êtres assoupis ont des appétits frénétiques. La calme Claire aux pensées si précises s’étourdit dans Paris au bras de son amant. Ange organisait savamment les plaisirs avec cette sûreté condescendante et indulgente des nervis « sortant » leurs filles. Il avait le culte de la table et choisissait les vins. Il savait boire et faire boire de manière à s’envelopper d’une torpeur tiède, rose et mélodieuse. Il inventait alors des mots très connus et beaucoup dits qui ravissaient sa compagne. En voluptueux, il l’émouvait pour lui-même, il récoltait sur cette fille une moisson de sentiments fragiles, lesquels s’étiolaient à mesure que croulait son ivresse. Il essayait de croire qu’il aimait follement sa compagne, il l’ennoblissait, elle devenait une divinité de l’amour infiniment précaire et majestueuse dont l’aspect se modifiait comme un nuage d’orage et qui s’effaçait dans le mouvement de la réalité. Pour Ange, Claire représentait le présent. Elle pesait sur lui comme la vérité du moment. Mais il ne nourrissait aucun projet à son sujet. C’est assez dire qu’il ne l’aimait pas, car les amoureux édifient sans trêve un futur prolongeant et exaltant leur liaison. L’avenir, c’est l’espoir. Le seul espoir des amants est de survivre à leur présent.
Après les repas étourdissants, après la fournaise des spectacles, après ce long ballottement dans la foule, les jeunes gens regagnaient le Trinité Hôtel devant lequel erraient des filles anxieuses mais résignées. Un pelletier occupait le rez-de-chaussée de l’immeuble. Avant de rentrer, Claire jetait un regard sur les fourrures pêle-mêle dans la vitrine, semblables à un grouillement de bêtes foudroyées.
Ange examinait les filles avec convoitise. Il avait la curiosité de l’amour indifférent, il aimait l’étreinte dans l’acte et seulement l’étreinte. Il trouvait sa maîtresse trop cérébrale. Il ne la prenait pas, elle se donnait chaque fois. Elle se tendait vers lui comme un prisonnier se tend vers la lucarne de son cachot. Une transformation s’opérait dans toute sa personne. L’amour soufflait en bourrasque sur son visage. Ses yeux s’enfonçaient et brillaient d’un éclat brusque et sec de cassure, sa bouche pâlissait, ses joues se creusaient, un frémissement la parcourait et de cette femme chavirée par l’ivresse orgueilleuse de la soumission complète se dégageait une lumière. Un artiste moins prosaïque que le musicien eût été touché d’un tel bouleversement. Mais lui considérait ce transport comme un indice de sensualité et assouvissait ses instincts de forniqueur populacier avec la conscience qu’apportent à ces sortes de choses les garçons malingres qui dépensent leurs forces dans l’amour seulement.
Cette vie oiseuse, cette routine dans les plaisirs, ces journées creuses animées par de maigres initiatives harassèrent Ange Soleil, tandis qu’elles paraissaient à Claire l’ombre portée du Paradis. La présence constante de Claire ennuyait le musicien et le gênait. Il rougissait lorsqu’il croisait au bras de sa compagne quelques copains sur le boulevard Montmartre. Il en voulait à sa maîtresse de se pâmer à ses côtés et d’avancer dans son pas avec cette allure de conquérante extasiée. Les jours pesaient sur lui. En se couchant le soir, il pensait amèrement qu’il lui faudrait recommencer le lendemain ce va-et-vient sans but en compagnie de cette femme dont les loisirs le lésaient puisqu’ils accéléraient la dilapidation de leur pécule. Il devint taciturne et regarda méchamment sa compagne. La jeune fille finit par découvrir ce changement d’attitude et crut son amant malade. Au comble de l’anxiété, elle l’assaillit de questions.
— Je crois, avoua Soleil, je crois être victime d’une dépression motivée par mon inaction. Tu ne peux pas comprendre cela, toi qui n’es pas artiste. L’art me tenaille.
Ces paroles habiles remplirent très bien leur mission. Claire, saisie de remords, voulut reprendre son travail dès le lendemain. Son admiration pour le musicien s’accrut ; décidément, il appartenait à une race élue pour laquelle les tourments de l’esprit ont été inventés.
Claire ressentit un soulagement à retourner chez le marchand de vins, d’abord parce qu’elle restituait Soleil au génie, et ensuite parce que la vieille notion plébéienne de la tâche était plus sûrement ancrée en elle que celle de l’art chez son amant.
Elle reprit le chemin de Vaugirard d’un cœur léger, prête à affronter des renoncements, à braver des difficultés. Elle avait à nouveau soif de dévouement.
Quant à Ange Soleil, il se hâta vers ses amis de la butte, lesquels firent rapidement crouler à coups de dés ce qui demeurait de la générosité de Worms.