Félix Blanchin, le patron de Claire Rogissard, gérait depuis de nombreuses années son entreprise de vins en gros, rue Notre-Dame-des-Champs, à proximité du cimetière Montparnasse. C’était un quinquagénaire assagi par les affaires. Il avait connu dans ses débuts de grandes difficultés et se vantait d’être arrivé à Paris en bourgeron bleu. Au début de ce livre, nous avons vu la façon rigide dont il traitait son personnel, ne tolérant aucun écart, ne pardonnant aucune faute ; il conduisait son commerce comme un attelage et tous ses employés traînaient leur charge, gaillardement, sans faiblir, en gens garantis contre les faiblesses par une permanente menace de renvoi. À vrai dire, Félix Blanchin n’était pas un tyran — on ne tourmente pas une montre — , il laissait ses gens fonctionner en paix ; chacun était un rouage dans le mouvement de la maison, il ne réclamait de ces rouages que la vérité de leur fonction.
Cet homme implacable remarqua Claire parce qu’elle travaillait consciencieusement, sans dépression, ni fièvre ambitieuse.
— Voilà, ma foi, une secrétaire modèle, se réjouit-il.
Il l’attacha à son service personnel afin de l’éprouver. La jeune fille triompha des menus pièges qui lui furent tendus. Félix Blanchin avait un frère dans les ordres et faisait appel à lui lorsqu’il voulait sonder une nature imperméable. Il entretint ce dernier de son employée.
— C’est une fille capable, expliqua-t-il, je voudrais me l’annexer, en faire l’amazone de mon affaire. Elle a de l’envergure et de la modestie, je la crois intelligente et désintéressée, j’aimerais être secondé par cette femme. Les hommes sont pour la plupart incapables ou passifs. Les rares hommes d’action sont bouillants ou cupides. Il me faut le concours de cette fille.
— Est-elle jolie ? demanda l’abbé.
— Non, affirma Blanchin qui n’aimait pas les blondes.
— Est-elle exigeante ?
— Je l’ai fait « augmenter » mais elle n’a pas paru s’en apercevoir.
— Est-elle amoureuse ?
— Je ne l’ai jamais vue en retard.
— Es-tu certain de sa probité ?
— J’ai mis à plusieurs reprises de l’argent en excédent dans sa caisse, elle me l’a toujours signalé.
Le prêtre se gratta la tonsure.
— Est-elle… bigotte ? questionna-t-il doucement.
— Ah ça… ça. Non, je ne pense pas, elle ne porte ni croix, ni médaille, elle n’a pas les lèvres pincées, elle ne dit du mal de personne, elle ne rabroue pas les cavistes chahuteurs.
— C’est une fille très bien, murmura l’abbé, il me semble en effet…
Encouragé par cette approbation ecclésiastique, Félix Blanchin avait suivi de bonne grâce les conseils que lui chuchotait son intuition. Il explora les capacités de Claire et la chargea peu à peu en travail, mais il opéra par dosages savants ; ainsi procède-t-on pour éprouver la puissance d’une machine neuve. Le marchand de vins était un homme positif. À un représentant qui lui proposait une pompe dernier cri, devant fonctionner dix ans sans se détériorer, il avait objecté cet argument :
— Comment pouvez-vous me garantir la durée d’une nouveauté ?
À aucun moment, il ne laissa percevoir à Claire l’importance qu’elle prenait. Il demeura impassible, compta ses compliments, mesura sa satisfaction. La jeune fille absorbait la besogne comme une bête complaisante accepte des fardeaux. Elle aimait le travail. Très rares sont les travailleurs qui savent œuvrer non en vue d’un résultat mais par besoin d’édifier. Il lui plaisait d’être l’intermédiaire entre un ordre et son exécution.
La maladie du père Rogissard, en éloignant Claire de son emploi, permit au marchand de vins de se rendre compte du rôle que la jeune fille jouait dans la marche de la maison. Privé de son employée, il ploya sous le poids inattendu de charges transmises et oubliées. Aussi compta-t-il les jours. Il se fit tirer l’oreille lorsque Claire implora une avance. Ce besoin d’argent le ravit. « Elle reviendra bientôt, pensa-t-il, quand les chevaux n’ont pas d’avoine, ils rongent leur longe. »
Claire revint en effet. Elle arriva un matin à l’heure habituelle, le visage tiré, le regard creux, la lèvre éteinte ; maussade et rêveuse, encore étourdie des journées frénétiques passées en compagnie de Ange, complètement déconcertée par le silence et la lenteur du calme devoir quotidien.
— Elle a dû beaucoup souffrir, s’apitoya Blanchin.
Il ne pouvait deviner qu’au contraire la fille Rogissard sortait d’un bain de bonheur tant chez cette curieuse amante, l’amour engendrait une tristesse sereine, le vague désespoir d’un moment englouti, la terreur superstitieuse du temps qui passe sur la joie et du monde qui continue. Elle se remit au travail et oublia d’approfondir sa peine.
Notre vie nous est plus vaste que l’histoire du monde. Elle se gradue également en ères et en époques, notre drame est celui des collectivités, et nous traversons des âges comportant chacun ses aventures. Comme le monde toujours, en imaginant un probable, nous marchons vers l’incertain et tombons sur un nouveau qui ne nous satisfait pas. Nous ne savons qu’attendre autre chose et que rêver d’ailleurs, mais nous avançons dans l’ombre de la réalité, de cette réalité devant laquelle reculent nos horizons.
Claire accéda progressivement à une nouvelle époque de sa vie. Elle devina cette métamorphose de ses pensées et ne s’en effraya pas. Son existence changeait, et c’était par un mouvement intérieur. Ce mouvement émanait d’elle-même. Il habitait dans son être comme une souffrance, et, comme une souffrance, la transformait. Le spectacle familier demeurait constant mais cessait d’être familier. Elle voyait différemment et ne retrouvait plus ses sensations habituelles. Elle se sentait désemparée. Le don de Worms lui avait ôté le sens de l’argent. Cette grosse somme faussait le prix de son travail. Ses efforts lui paraissaient maintenant dérisoires, au point qu’elle éprouvait l’impression de perdre son temps en travaillant. Son goût pour la tâche bien faite faiblissait car il prenait l’aspect déroutant d’un plaisir exclusif.
Sans que rien n’ait apparemment changé autour d’elle, sans que ses habitudes soient atteintes, sa puissance, c’est-à-dire le naturel, l’hermétisme de son ordre de vie, tressaillait et ce séisme moral annonçait la formation d’une vision nouvelle, de conceptions nouvelles, peut-être même d’une morale nouvelle. Claire était en marche pour une transformation. Sans que rien ne meure tout à fait en elle, quelque chose allait naître, qui serait la suite de son propre personnage.
Nous nous continuons, pareils aux arbres dont il faut couper les branches pour leur permettre de croître et de se vivifier.
Claire apercevait brusquement l’aridité du gain. Jusqu’à présent, elle avait travaillé pour sa propre satisfaction et pour celle de ses employeurs en déposant le bénéfice de cet acte aux pieds de son amant. Maintenant sa besogne l’encombrait comme un sacrifice inutile. Que représentait son salaire mensuel de trois cents francs en regard des cinq mille francs extorqués à Worms avec une si belle impudeur ? Elle regrettait d’être séparée de Soleil par l’appât d’un aussi piètre gain. Cette fille économe perdit le sens de l’argent. Pour l’ancienne Claire, chaque pièce de monnaie annonçait une liste de denrées et de plaisirs menus. C’était la possibilité d’une satisfaction laborieusement acquise et dont elle s’autorisait à jouir chichement de temps à autre. La nouvelle Claire ne distinguait plus dans les monnaies qu’un métal magique chargé d’enchaîner son amour.
Ange consommait de l’argent. Il l’empochait sans remords et sans curiosité sur sa provenance. La petite fortune rapportée par Claire le fit sourire mais il ne posa aucune question.
— Mazette ! remarqua-t-il simplement, sans la moindre arrière-pensée, on rétribue grassement les infirmières dans ton bled.
Claire détourna la tête pour rougir à son aise.
Elle pensait à la générosité de Worms que son amour discret, ravalé, étouffé comme une grossesse honteuse devait ronger ; mais toute à son bonheur égoïste, elle ne parvenait pas à se hausser jusqu’à la douleur d’autrui. La pensée qu’elle en était la source ne la gênait pas. Dans son esprit atrophié par un éblouissant amour, Worms demeurait l’être à demi légendaire, le bonhomme vaguement loufoque, le Boubouroche ridiculement amoureux et exagérément généreux.
Félix Blanchin découvrit avec inquiétude le changement survenu dans l’attitude de sa collaboratrice. Elle travaillait toujours avec une conscience digne d’éloges mais sans ardeur, accablée par une langueur inquiétante. Il se perdit en suppositions, la crut tour à tour amoureuse, malade ou lasse, essaya de la confesser, ne réussit qu’à l’effaroucher et revint sur ses positions d’observateur.
Claire faillissait lentement à sa règle de conduite. Son détachement du travail était perceptible d’en dessous, c’est-à-dire que si son patron pressentait seulement un bouleversement, ses collègues le voyaient nettement. Car leurs rapports avec la jeune fille changeaient. Elle ne retrouvait pas cet entrain gentil et souriant qui plaisait tant aux employés sur lesquels s’exerçait son autorité. Elle ne savait plus la joie paisible d’expliquer au lieu d’ordonner ; aucune solidarité n’adoucissait les sanctions qu’elle appliquait au nom de Blanchin. Cette solidarité qu’elle devait à l’humilité de son enfance populaire, elle ne l’éprouvait plus. Pour conserver intact son passé, il faut souffrir, Claire s’ensevelissait dans un bonheur de bête, elle ne rencontrait plus que des difficultés, des inquiétudes, de petits tourments dont elle se repaissait.
* * *
Ange Soleil dépensait chaque jour une somme rondelette puisée le matin dans le pot à tabac de palissandre où Claire serrait ses valeurs. Il jouait énormément en compagnie de ses amis et aussi avec des partenaires de rencontre qui le plumaient avec tout autant d’entrain. Mais le jeu ne remplissait pas ses journées car il l’épuisait. Pour se débarrasser de l’état de fébrilité dans lequel le plongeait la frénésie du cornet à dés, Soleil se distrayait avec les filles du boulevard de Clichy. Il dansait fort bien et ses attitudes langoureuses de bohème embourgeoisé connaissaient un succès pétri de considération auprès de ces femmes naïves, cocardières et gogodes dont la seule force réside dans la conscience professionnelle et pour lesquelles chaque client représente une somme d’argent en équilibre sur un désir. Elles appartiennent au vice comme un soldat appartient à son régiment et le servent par devoir, par habitude et parfois par plaisir, car il est un au-delà où il fait bon vivre et d’où l’on regarde venir à soi, par la porte feutrée, la véritable vie, la vie aride et tourmentée, qui se présente gauchement, le col relevé et l’épiderme à vif.
Les filles accueillent volontiers qui les méprise. Or Soleil ne méprisait pas précisément les prostituées mais toutes les femmes sur lesquelles il s’était une bonne fois démontré sa supériorité. Il aimait boire des fines à l’eau au milieu des groupes pérorant, s’introduire dans les conversations de ces dames qui, tout en attendant leurs « Jules », discutaient de « coucher » et de « comptée ». Il se frottait voluptueusement à ce milieu facile mais malgré tout empreint d’un louche mystère. C’était un de ces gamins qui précèdent à reculons les fanfares militaires : il regardait, écoutait, s’extasiait. Il était hanté par le désir d’appartenir à cette faune mais sentait son inconsistance et la légèreté de sa paresse qui lui ôtaient jusqu’à la possibilité de s’« affranchir ». Car il souffrait moins d’une paresse d’action que d’une paresse d’élaboration. En pourceau aveugle et goulu, il tétait la vie à la première mamelle venu. Claire avait dissipé le léger mécanisme qui pouvait donner à ce fainéant le courage de travailler : la nécessité. Sans besoins, Ange était sans force. Il suivait qui le tolérait, se faisant humble et servile pour payer de sa présence. Il se savait inexistant et témoignait de la reconnaissance à ces tricheurs, à ces filles, à cette pègre bon enfant au sein de laquelle il se couchait comme sur un lit paisible. Parfois, lorsqu’une des prostituées en compagnie de qui il venait de trinquer sortait du café, il la suivait d’une allure dégagée et la hélait.
— Dis donc, Léla, disait-il avec un petit sourire de peur, je me sens d’attaque et j’ai des idées marrantes, montons…
Invariablement l’interpellée acceptait, et la femme — que ce fût Léla la rousse, la grande Marche, Charlotte ou Pépé — savait prendre une attitude intermédiaire entre l’amitié et le travail.
Soleil retrouvait alors ces fades accouplements dans des chambres honteuses. Il accomplissait des gestes éternels et les étreintes qu’il connaissait étaient plus désespérantes que des étreintes matrimoniales.
Le soir, il rejoignait Claire au Trinité Hôtel. Il arrivait en retard et déjà la jeune fille se « donnait un coup de fer » devant une méchante glace. Ils allaient dîner dans un restaurant de la rive gauche où l’on mangeait d’excellentes andouillettes et du riz à l’espagnol. Ni l’un ni l’autre ne parlait de sa journée. Claire ne pensait plus qu’à sa joie ; Ange s’appesantissait sur une veulerie oppressante.
C’était le repas lentement absorbé sous le regard du patron chauve à tablier de cuir, le digestif dégusté dans un grand café du boulevard Saint Germain, le retour en métro, le morne piétinement de bête dans les couloirs souterrains…
Le lit où, enfin, ils s’abattaient, tristes de leur joie, tristes de leur tristesse.