Vers le milieu de février le ménage manqua d’argent. En plongeant la main dans le pot à tabac, un matin, Ange ne ramena qu’un peu de poussière au bout de ses doigts paresseux. De saisissement, il s’assit sur le bord du lit et se prit la tête à deux mains. L’argent lui avait permis de se créer des besoins, l’indigence le terrifia. Il se trouva tout à coup privé de forces, la tête bourdonnante, en proie à une vague terreur. Qu’allait-il faire, comment alimenterait-il ses plaisirs maintenant qu’il ne pouvait plus compter que sur le salaire de Claire dont les deux tiers allaient à leur entretien ? Brusquement il eut peur, peur à défaillir du lendemain béant, peur de ses passions rapidement écloses sous le châssis de l’argent, peur aussi de Claire qui ignorait à peu près tout de ses faits et gestes. L’amer regret de ces heures chèrement payées et auxquelles il n’avait prêté nulle attention ravagea son insouciance. Ah ! le désir du recommencement ! Bien que son passé fût aussi éphémère qu’un mot écrit sur une buée de vitre, il l’incommoda. Toutes ces années vécues lui laissaient une nausée de lendemain de noce. Des larmes brouillèrent sa vue. Elles venaient de très loin, comme d’un pays manqué. Ange Soleil arpenta la chambre triste, aux papiers sales, aux meubles ébréchés ; c’était donc là le décor de sa vie ? c’était dans ce local anonyme et lugubre qu’il se laissait aimer et tentait de se découvrir ! Il y avait des punaises dans son amour, et son destin mal éclairé comme la chambre, comme elle, semblait tapissé du même papier souillé.
Tout cet argent perdu lui fit mal. Il ne se sentait pas capable de dominer ses regrets. S’il avait gagné les cinq mille francs, il aurait eu l’espoir de s’en procurer à nouveau, mais comme il s’agissait somme toute d’une gracieuseté du sort, en les gaspillant, Soleil avait éteint d’un souffle trop puissant la faible flamme de la chance qui demande à être attisée délicatement.
Il hésita à sortir ; maintenant la ville lui paraissait pleine de maléfices.
Ange arpenta la chambre, fouillant ses poches rageusement ; le moindre billet de cent francs lui eût semblé un capital inouï à l’aide duquel il se serait senti capable d’édifier une fortune. Oui, cent francs maintenant lui suffiraient à recommencer. Il irait les jouer, certes, mais il les jouerait pour gagner, non en amoureux du hasard, et le hasard obéit à ceux qui le commandent.
À grand peine il totalisa dix-huit francs. De quoi manger ce jour. Claire devait également détenir une vingtaine de francs. En se modérant, ils attendraient le quinze du mois, alors la jeune fille pourrait demander un acompte. Le musicien reprit espoir. Il allait blottir sa faiblesse contre le sein de Claire, car il rejoignait l’état de débilité totale dans lequel elle l’avait trouvé. Sa seule inspiration du moment était de retrouver sa maîtresse afin de lui révéler ses excès et le dénuement où il les avait conduits. Elle le consolerait, mieux, lui pardonnerait, c’était surtout d’une absolution que Soleil avait besoin !
Il se rendit à pied rue Notre-Dame-des-Champs et parvint devant la maison Blanchin précisément à l’instant où Claire en sortait. La fille Rogissard réprima un élan joyeux. Pour la première fois Soleil avait une délicate attention qu’elle interprétait comme une crise d’amour particulièrement impérieuse. Elle vint se pendre à son bras, toute chavirée par une joie délicieusement improvisée.
— Tu es un Ange, lui chuchota-t-elle, Dieu que ton parrain a eu raison.
Ils firent quelques pas en silence. Soleil trouvait intempestif le plaisir de Claire, en tout cas peu apte à provoquer sa confession. Sa figure triste et son mutisme surprirent la jeune fille, elle l’assaillit de questions mais il attendit que l’inquiétude intervint dans la curiosité de sa compagne avant de lâcher le pénible aveu de sa prodigalité. Il creva l’abcès tout à coup, comme on fouaille une douleur pour la vaincre, et le vida jusqu’au germe. Il avoua tout : sa découverte du jeu, l’ardent plaisir qu’il y prenait, son infortune, la frénésie de sa passion et le honteux bien-être procuré par sa promiscuité avec des gens interlopes. À mesure qu’il se dévoilait, sa laideur lui apparaissait et l’excitait. Il trouvait du plaisir à se souiller, à se noircir, à forcer le vilain tableau dans lequel il se blottissait. Des larmes de rage rendirent sa confusion pathétique. Claire était bien un peu ennuyée d’apprendre le délabrement de leur bourse mais un tel mea culpa, l’aspect d’un pareil abandon la faisait frémir d’allégresse. Elle ne voyait dans la faute de son amant que le triomphe de son repentir et elle en concevait une félicité infinie.
— Console-toi, va, lui dit-elle, plaie d’argent n’est pas mortelle, et puis ne suis-je pas là ?
Tant d’abnégation et de confiance ébranlèrent le cynisme par nonchalance du musicien. Il aima sa maîtresse à cause de l’amour qu’il lui inspirait. Rien n’était perdu puisqu’il pouvait à ce point subjuguer. Oui, elle saurait dénouer l’écheveau.
Ange sourit de soulagement, il se laissait recueillir une seconde fois, mais maintenant il se tiendrait coi dans la quiétude que Claire sécrétait. Il venait de rencontrer avec effroi le fantôme d’une misère oubliée. Dorénavant, il saurait vivre au ralenti, à l’ombre de menus plaisirs. Jamais pénitent ne fut animé d’une bonne volonté plus sincère. Là, dans la rue, il aurait été capable de composer un hymne d’allégresse, à la fois triste et trépidant ; il le sentait enfin, ses sentiments partaient en sonorités : un fracas de cuivre marquerait l’explosion de sa joie à laquelle succéderait le brusque silence de l’étourdissement, du vide cérébral ; puis s’élèverait un solo de flûte représentant la voix de la raison — bientôt soutenu par les lamentations des violons.
— Ma petite Claire, ma petite Claire, je tiens une idée formidable, cria l’artiste. Ah ! comme l’art est miséricordieux, il vient me tirer par la manche dans les moments pénibles.
Soleil dansait d’enthousiasme.
— Je vais m’enfermer pour des mois et composer un monument. Pa.. pa.. li.. la.. li.. la.. la, chantonna-t-il, une douleur, la souffrance, ça appuie sur la gâchette de l’inspiration, Claire, c’est merveilleux. Je sens mon œuvre. Ah ! tu vas voir.
Claire souriait, amusée et intimidée par l’explosion de cette nouvelle allégresse. Elle ne doutait pas que son amant fût à l’instant visité par le génie ; comme elle goûtait tous les proverbes, elle se dit que d’un mal pouvait naître un bien.
Soleil se montra d’humeur joyeuse pendant le repas, entrecoupant la conversation par de tonitruants tra la la lo lère.
Il réclama un la au saxophoniste famélique qui vint donner une aubade dans la salle de restaurant et déposa cinquante centimes dans sa sébile.
Un peu de neige folle chargeait le vent du boulevard. Après-demain serait le quinze…
* * *
Avec une sorte de stupeur, Ange obéit à ses résolutions. Il resta cloîtré dans leur chambre, ne sortant distraitement que pour prendre ses repas. Ce garçon inconsistant avait l’étrange faculté d’oublier très vite. Bientôt le bar Bar et ses clients s’estompèrent dans son esprit. Sa soif du jeu s’apaisa. Il découvrit une nouvelle volupté : le sommeil. Soleil s’aperçut que dormir pouvait très bien être une occupation. Et il suffisait de se consacrer à une occupation pour lui arracher des jouissances insoupçonnées. L’hiver le cernait dans son lit, il y demeurerait donc. Il s’éveillait lorsque Claire se levait et savourait à travers une somnolence molle le bien-être contenu par cette chaleur humaine, accumulée sous les draps. Lentement, il se rendormait, avec des hésitations qui lui faisaient suivre le processus de son évanouissement dans le flou. Les heures s’écoulaient très vite, ponctuées par les bruits de l’hôtel qui heurtaient son sommeil. Il se levait vers onze heures, au moment où le valet de chambre déclenchait bruyamment le zonzonnement de l’aspirateur dans la pièce voisine. Après une toilette sommaire, il allait se faire raser chez un petit coiffeur de la rue Chaussée-d’Antin. L’après-midi, il refondait la symphonie qu’il traînait dans ses fontes depuis deux ans. Sa musique l’occupait entièrement, Ange voulait produire une pièce importante qui pût être éditée et sur laquelle il bâtirait sa renommée. C’est pourquoi il y travaillait fébrilement, suivant son fameux procédé de continuité d’une œuvre, or comme il partait d’une musique qui était déjà sienne, le résultat obtenu serait forcément marqué d’un cachet ultra-personnel. Enfin ! car depuis longtemps rien n’était sorti de lui qui fût un fruit absolu de sa pensée. Sa symphonie lui paraissait digne du succès ; l’allegro venait bien et le largo comprenait un mouvement d’une amplitude dénotant un certain courage. Par exemple, le menuet lui causait de graves tourments car il ne saisissait pas sa tournure ancienne. Pour s’en tirer, il demanda beaucoup à Mozart et Boccherini. Il réussit un mouvement somnolent coupé à intervalles de brusques réveils fort artificiels. Néanmoins il s’avoua satisfait et se dit que les failles de son édifice en soulignaient la force. D’après Soleil, un chef-d’œuvre ne devait pas se montrer d’une beauté uniforme.
Claire vivait dans les transes. Elle craignait qu’une catastrophe vint interrompre l’envol de son amant. Ange avançait au succès, de portées en portées. Il devait réussir. Il se coucherait alors de toute sa surface sur sa musique qui le hisserait. La jeune fille ne pensait plus qu’à cette œuvre qu’elle regrettait de ne pouvoir apprécier. Au long du jour elle songeait à la musique de Soleil. Elle en apprenait des passages qui tournaient dans sa mémoire jusqu’à provoquer en elle une immense lassitude. Elle devenait rêveuse, dolente, abstraite et se désintéressait chaque jour davantage de la maison Blanchin.
Le marchand de vins ne s’inquiétait plus de son employée mais la surveillait activement, sourcils froncés et griffes dehors car il se promettait de faire payer à Claire la désillusion qu’elle lui infligeait. Il soulignait avec une joie malsaine ses erreurs et ses faiblesses.
— Ah ! mademoiselle Rogissard, je me demande ce qui vous est arrivé pour que vous soyez à ce point changée, larmoyait-il à tout moment.
Claire rougissait mais ne perdait pas son assurance. Les sarcasmes de son patron ne l’atteignaient plus. Elle était en route pour une autre vie.
* * *
Lorsque la symphonie fut achevée, revue, corrigée, recopiée, Ange Soleil se crut un autre homme, enfanté par le travail en même temps que son œuvre, et devant qui ses contemporains devaient s’incliner. Il ne pensait plus à sa vie passée, tous ses regards se portaient vers un avenir où s’amoncelaient des lauriers.
Il courut chez les éditeurs de musique et poussa leur porte le front haut et l’œil conquérant. Ces messieurs lui dirent de repasser. Il repassa. Chaque fois on lui remit son rouleau de musique en masquant un refus derrière des compliments passe-partout ressemblant à des condoléances. Mais ces rebuffades ne lui firent pas perdre sa belle assurance. La suprême ressource des artistes rebutés est de se croire incompris…
— C’est normal, affirmait Ange à sa maîtresse, la musique classique disparaît, si j’avais sorti un morceau de jazz, je connaîtrais la grande vogue, mais je suis pour la musique sérieuse, ma symphonie peut dormir dans un tiroir, son heure viendra car elle représente une vérité. Soleil ne savait pas que les vérités sont périssables.
Le dernier jour du mois, Claire apporta l’autre moitié de sa paie. Elle était soucieuse.
— Comment atteindrons-nous la fin du mois prochain ? exposa-t-elle.
Avec ses trente-et-un jours, Mars la terrorisait.
— Eh bien, allons seulement au quinze, proposa Ange, toujours disposé à trouver un palliatif commode, tu obtiendras certainement un autre acompte.
La jeune fille haussa les épaules. Elle savait bien que son étoile pâlissait à la maison Blanchin où ses faits et gestes s’accomplissaient dans la pleine lumière de l’attention générale. Redemander un nouvel acompte c’était s’attirer un dur sermon du marchand de vins.
Elle eut un geste las.
— Cela ne servirait à rien mon pauvre amour puisque tout serait à recommencer le mois suivant.
Soleil se rembrunit, de nouvelles restrictions ne lui souriaient pas. Il n’acceptait pas de se priver pour la conquête d’un équilibre douteux. Il ressemblait à ces héros qui n’acceptent de mourir qu’en échange d’une certitude. Le quotidien avait un goût de rance et Claire, dont le pouvoir faiblissait, lui paraissait laide et encombrante.
— Il me vient une idée, murmura la jeune fille. Écoute, ta musique est belle, si elle était éditée, elle enthousiasmerait bien des connaisseurs, pourquoi ne la ferais-tu pas imprimer toi-même ?
Le musicien fit un saut. Brave Claire. Ah ! bonne Claire amoureuse et entreprenante. Il la saisit dans ses bras et la souleva de terre. Il embrassait à pleine bouche les rires de sa maîtresse.
— Mais l’argent ? fit-il soudain, en la reposant à terre.
— Ah bast ! combien cela peut-il coûter ?
— Je ne sais pas… Attends ! Peut-être… oui au moins cent francs le mille.
Claire sourit.
— Il nous restera donc cinquante francs pour traverser le mois…
— Non, dit Ange, je vais presser l’imprimeur et je suis certain de tout vendre en huit jours.
Ils employèrent une partie de la nuit à tirer des plans. Soleil décida que sitôt que sa symphonie serait sortie des presses, il la placerait en dépôt chez tous les grands marchands de musique de Paris. Je pousserai la vente au moyen d’une claque affirma-t-il, et il expliqua à Claire que les artistes de théâtre payaient des compères pour les applaudir. Partant de ce principe, il mobiliserait ses copains de la Butte et les enverrait acheter son œuvre chez les principaux dépositaires.
— Tu vois, cette publicité est la meilleure dans sa simplicité, affirmait-il, d’un sur entendu.
Un imprimeur de Montrouge se chargea du travail moyennant cent dix francs. Soleil ne quitta presque pas l’imprimerie avant que ses mille exemplaires fussent tirés. Il était transformé par une joie d’enfant. Au fur et à mesure que sa musique tombait en pages définitives, elle lui donnait la certitude de son talent. Il imaginait son nom associé à d’autres noms célèbres de l’époque. On parlerait de lui peu à peu, sa gloire serait durable. On jouerait ses œuvres dans les grands concerts. Il deviendrait l’homme qu’il était peut-être déjà. Et dans l’étourdissement de la réussite son talent fermenterait. Car, son caractère indolent l’exigeait, il ne pouvait persévérer sans applaudissements.
Enfin le moment de la parution vint. Soleil se fit livrer la totalité du tirage au Trinité Hôtel et passa une demi-journée à se repaître de son œuvre. Il prenait un exemplaire de la symphonie, le feuilletait, fredonnait un passage bien venu, puis il le posait pour en prendre un autre qui lui semblait différent. Chaque partition avait son caractère, et surgissait dans sa vue avec la brusquerie d’une chose inconnue. Il humait ces feuillets neufs, ce papier fraîchement imprimé. Les mille brochures le représentaient différemment, il était contenu mille fois et mille fois nouveau.
Le soir, Claire partagea sa joie. Elle voulut à toute force qu’il lui dédicaçât un exemplaire et elle embrassa la signature.
— Tu te mets de l’encre sur les lèvres, prévint ce faux poète.
Dès le lendemain il partit à la conquête du public, un paquet de symphonies sous le bras. Il se présenta chez des marchands de musique de la rive gauche qu’il connaissait vaguement et leur laissa à chacun une vingtaine de partitions. Il réussit à en caser de la sorte près de quatre cents dans la même journée. Il était résolu à repasser sous huitaine afin de « relever le compteur » selon ses propres expressions. Il ne lui restait plus qu’à se tenir à l’affût, mais il voulut mettre à exécution son projet de lancement et courut chez ses amis du Bar. Il leur exposa son plan et leur remit à chacun l’argent nécessaire à l’achat de plusieurs symphonies.
— Vous saisissez, expliquait-il, la musique peut se lancer comme un produit quelconque. Si le vendeur se voit demander tel morceau, il s’y intéresse et le pousse. Il faut savoir semer pour récolter.
Soleil refusa les propositions de ses amis relatives à une partie de passe anglaise car il se trouvait « désargenté » et reprit le chemin de son hôtel.
Les musiciens se gaussèrent et de sa symphonie et de son sens des affaires. L’un d’eux proposa de grouper l’argent distribué par Ange et de le boire à la réussite de son œuvre ; cette proposition réunit tous les suffrages.
* * *
Pendant les huit jours qui suivirent, les deux amants se nourrirent de pain frais et de poissons frits qu’ils absorbaient devant quelque café crème tiède. Ils riaient de leur indigence passagère.
— Et dire, rêvait Claire en époussetant les miettes égarées dans les plis de sa jupe, et dire que tes symphonies sont peut-être toutes vendues.
— Tant mieux, souriait Soleil, il en reste encore six cents, je peux réapprovisionner mes magasins, de plus, mon imprimeur m’a promis de conserver les flans pendant quelque temps.
Il prenait un crayon et s’absorbait dans des multiplications sur le marbre de la table ce qui faisait maugréer le patron.
Le grand jour tombait un vendredi. Ange se leva en même temps que sa maîtresse et partit relever ses filets.
Il était ému mais calme. Au contraire Claire vivait des instants de folle surexcitation, tant et si bien qu’elle accumula erreurs sur erreurs à la maison Blanchin. Le marchand de vins, contrairement à ses habitudes, laissa éclater sa colère. Son ressentiment contre Claire s’étala en termes véhéments. Il l’accabla de reproches, allant jusqu’à faire des allusions à sa vie privée, dont à la vérité il ne savait rien.
— Je me demande ce qui vous occupe l’esprit, déclara Blanchin, ma parole vous devez être la victime d’un gigolo pour perdre ainsi l’habitude de votre travail.
C’était là une phrase malheureuse. Claire pouvait tolérer d’être rabrouée pour des fautes évidentes, elle aurait accepté l’injure de cette supposition si celle-ci n’avait pas été l’expression de la vérité, mais voir accoler au veston d’Ange le terme de gigolo la pétrifia de fureur.
Elle se leva raide et blême.
— Je vous défends, je vous défends, grinça-t-elle.
Le marchand de vins la traita de péronnelle.
La jeune fille riposta en qualifiant son patron de goujat et de garde-chiourme, ce qui malgré l’étendue des droits prolétaires, dépassait une élémentaire mesure. Blanchin vit son autorité en équilibre instable ; or l’autorité avant tout, il pensa à Richelieu qui fit exécuter St-Mars.
— Je vous chasse, dit-il, non sans quelque noblesse.
* * *
Pour la première fois Claire subit la cuisante humiliation d’un renvoi.
Elle rentra chez elle, hagarde et tremblante mais soulagée néanmoins par le sentiment d’accéder à une nouvelle époque.
— Je suis arrivée, je suis arrivée, murmurait-elle. À quoi ? elle était incapable de le comprendre. Ces derniers mois de travail lui faisaient l’effet d’un pénible cheminement à travers une jungle de maléfices. Son renvoi en était l’aboutissement. Elle avait évolué par rapport à un état de chose immuable. Elle venait de se dégager. Peut-être était-ce bien ainsi.
Elle admirait l’opportunité du hasard, qui la privait de ressources le jour même où Ange plongeait dans une mine prolifique. La jeune fille se calma. Bientôt ne subsista plus en elle qu’une brûlure d’amour-propre.
Elle se mit à coudre en attendant le retour de Soleil.
Il arriva sur le soir, tête basse et le regard vidé, portant sous le bras, au complet, les quatre cents symphonies déposées.
— Rien ! rien ! on s’est foutu de moi. Le monde entier me boude. Je suis un raté, trépigna-t-il. Les copains ne se sont même pas dérangés. Quelle immense trahison Claire ! Pas une symphonie de vendue. Si tu avais vu le sourire narquois des vendeurs.
Claire pressa sur sa poitrine la tête échevelée de son amant.
— Nous payons notre bonheur, dit-elle, mais tout cela n’est rien, il n’a pas de prix. Je t’aime.
Brièvement, elle lui relata ses déboires personnels.
— Il ne manquait plus que cela ! tonna le musicien, eh bien, nous sommes dans de beaux draps.
Elle eut un geste très doux ; de son bras replié, elle le fit basculer sur le lit au bord duquel il était assis.
— Tais-toi, tais-toi, chuchota-t-elle en s’allongeant à ses côtés, ne sens-tu pas à quel point nous sommes deux ?
Ange fut frappé par la grâce de l’instant.
Il se tut.
Leur nuit fut noire. Elle fut très longue comme une nuit de convalescent et douloureuse car ils ne dînèrent pas.
Ils se tenaient immobiles, dans leur lit, pareils à des gisants, éveillés et silencieux, avec le poids de Paris sur leur ventre. Une enseigne lumineuse jetait spasmodiquement dans la chambre des vagues de lumière rouge.
Pendant ces intervalles de clarté artificielle, les amants apercevaient la façade morte des « Galeries Lafayette » lardée d’échelles de secours qui ressemblait à un chantier abandonné. La rumeur des boulevards montait jusqu’à eux, les ensevelissant dans leur silence. Le va-et-vient furtif de l’hôtel se confondait avec des bruits vagues. Mon Dieu, que tout cela importait peu. Ils étaient eux deux, allongés côte à côte dans la mort de leur amour. Ils refusaient ce qui ne venait pas de l’autre. Ils se taisaient ; et leurs corps ne se touchaient pas.
Ils étaient arrivés. Toute leur vie précédente — ce long errement — aboutissait à ce lit d’hôtel. Une même fatalité ratifiait leur union. Mais Paris déchaînée pouvait aboyer sur leurs chausses, ils étaient hors d’atteinte maintenant, dans la plénitude du calme désespoir.
Ils demeurèrent ainsi, longtemps, prostrés. L’enseigne lumineuse se tut, ils l’attendirent mais elle ne revint pas. Alors sentant le sommeil venir, Claire réussit le miracle de tout guérir, de tout recommencer.
— Demain, dit-elle sourdement, il fera jour. Je t’emmènerai à Bourg. Tu verras. Dormons. Nous sommes jeunes.