Beaucoup de personnes au cours de cet hiver 1924-25, et parmi ces personnes, de nombreux enfants durent la vie à Ferdinand Worms. Jamais le médecin n’avait été à ce point maître de sa science et prodigue de sa personne. Son amour navré l’avait plongé dans un calme creux où rôdait la neurasthénie. Il réagissait en travaillant. Il pratiquait la charité, la vraie, celle qui ne comporte pas de sacrifices, car la charité est un réflexe et ne doit pas être pensée. Sa réputation dépassait sa fortune, il était respecté par tous, aimé par beaucoup et vénéré par quelques-uns de ses rescapés. Il est doux de déployer sa reconnaissance envers un médecin : la vie étant au fond une chose abstraite, on ne peut être certain qu’un homme vous l’ait conservée, et comme un médecin fait profession de son dévouement, c’est uniquement par complaisance vis-à-vis de soi qu’on lui porte une gratitude. Ferdinand Worms pensait ainsi et ne s’attardait pas aux démonstrations de ce genre. Il aimait les malades, les gens bien portants ne l’intéressaient pas. Pas plus que sa vie, du reste, qu’il jugeait d’une fade utilité. Il était un outil, rien qu’un outil de la médecine. Le plus passif des outils est le soldat. Worms était un soldat en guerre constante avec le mal. Un soldat n’a pas le droit d’être un homme. Worms guérissait savamment mais sans tirer orgueil de son savoir, le guerrier maniant un lance-flammes utilise des causes en vue d’un effet, il sert son arme au profit d’une volonté. Il n’a pas la fierté de son acte.

Worms n’avait pas de vie privée. Il n’existait pas un endroit où il se reposât, pas une heure à laquelle il se dérobât, pas un appel auquel il ne répondît. Son foyer était aussi public que celui d’un grand homme.

— Vous vous usez trop vite, lui disait son collègue Faber.

— Ah ! baste, je fonctionne, voilà tout.

— Alors vous fonctionnez exagérément. Pourquoi diable ne prenez-vous jamais de vacances ?

— Le mal en prend-il ?

— Ah ! ricanait le rondouillard docteur, c’est une lutte sans merci, eh bien, soyez persuadé que vous serez battu au finish. Quel type vous faites ! Vous êtes un médecin ayant pour violon d’Ingres la médecine, vous…

Mais devant le regard glacé de Ferdinand il souriait d’un air gêné et se taisait.

Worms n’attendait plus rien, il connaissait la paix de l’indifférence et pensait souvent à Claire comme un chrétien pense à sa foi. La fille Rogissard s’était transformée en figure biblique dont la réalité passée n’importe plus. Parfois, il se rendait en pèlerinage chez l’employé de gare. Il trouvait ce dernier ivre et triste. Alors, il lui parlait de sa fille afin de le faire pleurer car les larmes de l’ivrogne lui procuraient une jouissance secrète, à la fois honteuse et pure. Il fouillait l’appartement d’un regard avide pour essayer d’y retrouver une image de Claire. Il avait besoin par moment de la matérialiser, pour sauvegarder la notion de ses sens… Claire avec ses cheveux tirés, ses seins de vierge et son sourire de divinité immobile…

Claire…

Pourquoi ne s’était-il pas tu quelques mois auparavant ? La conjuration du silence aurait combattu ses sentiments. Ah, n’être qu’un homme vide et routinier, accomplir des gestes de vie pour soi, sans dédain, vivre pour vivre et ne pas charrier ce mal secret : un amour perdu.

Blanche mûrissait ; son accouchement était prévu pour avril, elle devenait épaisse et pulpeuse comme une poire de septembre. Elle prenait la forme de ce fruit ; elle s’affaissait sur sa base. Ferdinand augurait un enfant exceptionnel. Il s’inquiétait de sa femme car elle représentait un cas, il craignait un siège. De toutes façons l’accouchement serait pénible. L’état de Blanche lui faisait oublier la grise monotonie de son intérieur. Il s’intéressait à sa grossesse, sans tendresse excessive mais ardemment, de toute sa conscience professionnelle.

— J’ai peur, se lamentait Blanche, je me sens si lourde.

Il la rassurait de son mieux, sans parvenir cependant à dissiper l’appréhension de sa femme. Pourquoi n’avait-elle pas confiance en lui que tant de gens réclamaient ? Une épouse aimante n’aurait-elle pas dû s’abandonner sans réserve ?

Mais Blanche ignorerait toujours l’amour. Elle trottinait au long de son étroit destin, bâtée de sentiments médiocres.

Et ainsi le temps passait. Le temps utile pour tant d’autres et qui ne le conduisait nulle part.

* * *

Un dimanche de Mars, le médecin « visita » une petite fille de douze ans difficilement remise d’une appendicite. La jeune malade parlait avec cette volubilité effrontée qu’acquièrent les enfants malades, désaxés par leurs maux, et trop choyés par leurs parents. Elle racontait ses amies, ses rêves, ses jeux. Worms l’écoutait pérorer complaisamment. Cette petite bonne femme le berçait avec son verbiage.

— Vous voyez, disait la gamine, je ne m’ennuie pas. Papa a tourné mon lit face à la fenêtre, je regarde la rue et je vois passer tout le monde. Elle débita une liste de noms, tirant une puérile vanité de sa mémoire. Soudain Worms l’arrêta.

— Mademoiselle Rogissard ! s’exclama-t-il, est-ce de Claire, la fille de l’employé de gare qu’il s’agit ?

Et comme la petite approuvait :

— Mais je la croyais à Paris, dit Worms.

— Elle en est revenue, affirma la mère de l’enfant. La maison qui l’employait a, paraît-il, licencié une partie de son personnel.

Le médecin se sentit pâlir et il lui parut que ses doigts s’allongeaient et se raidissaient tant son saisissement était grand.

Il prit congé de ses clients et partit.

Dehors, il hésita, allait-il fuir, se terrer chez lui pour méditer à loisir ou au contraire chercherait-il à voir la jeune fille ? En obéissant à son impulsion, il redoutait de briser quelque chose par sa précipitation, par ailleurs, l’attente lui semblait impossible à endurer après ces mois d’amertume.

— Non, non, se dit-il, tout de suite.

Auguste Rogissard lui ouvrit.

Worms vit que le bonhomme était ivre, il avait le regard trouble et sentait le vin.

— Vous êtes seul ? s’inquiéta le médecin.

— Oui, fit l’autre, Claire est sortie depuis ce matin, je ne sais où elle a mangé. Oh, elle se moque bien de son vieux père, je suis seul mon bon docteur, tout seul sans personne pour s’inquiéter de moi, mais entrez donc un brin et asseyez-vous.

Le docteur pénétra dans la cuisine où traînait de la vaisselle sale et qui sentait le conduit d’évier.

— Vous boirez bien un verre de vin ? proposa Rogissard, heureux de trouver un auditeur complaisant.

Selon son habitude, il lamenta sa condition, parla de l’intransigeance de ses chefs, de la dureté de son labeur, de la jalousie de ses camarades, de l’indifférence de sa fille. Il critiquait Claire d’être revenue, alors que Paris lui tendait mille occasions de travailler. Vraiment, elle avait un caractère difficile.

Peu importait à Ferdinand qu’on brossât un vilain tableau de son amour, l’essentiel était qu’on en parlât. Il se délectait du nom de Claire. Et il regardait l’employé de gare avec une tendresse filiale. Il le trouvait touchant, pitoyable et même pittoresque avec ses épais sourcils en bataille et ses yeux fondants pareils à ceux d’un barbet aveugle.

— Que va-t-elle faire maintenant, grommelait Rogissard, sans ouvrage ici, dans un aussi fichu pays ? Je serai obligé de la nourrir pour sûr.

— Va-t-elle bientôt rentrer ? coupait le médecin à tout moment.

— Oui, je pense, puisque voilà la nuit.

Worms tressaillait au moindre bruit. Chaque fois il souhaitait que ce ne soit pas elle tant son émotion croissait. Il se disait que l’apparition de la jeune fille le ferait tomber en défaillance.

Lorsque Claire survint, une heure plus tard, Ferdinand eut un grand sourire soulagé.

Elle réprima un tressaillement à la vue du docteur et elle fut envahie par une grande joie car il était l’être qu’elle désirait le plus rencontrer.

— Vous ! s’écria-t-elle en lui serrant la main avec effusion. Comme je suis heureuse de vous retrouver ! Mais quelle idée a eue mon père de vous recevoir à la cuisine. Passons dans la salle à manger, voulez-vous ?

Et ils plantèrent là le vieux Rogissard qui se versa à boire et se mit à maugréer.

— Ainsi, vous voici revenue, définitivement, je l’espère ? Claire, vous ne pouvez pas imaginer tous les tourments que j’ai subis. L’habitude de vivre est bien puissante, croyez-moi…

Il lui posa les mains sur les épaules et la contempla ardemment.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Oui, regardez-moi, dit Claire, je n’ai pas évolué depuis notre dernière entrevue. Je suis à nouveau dans le dénuement le plus absolu et cette fois la pensée d’un travail m’attendant ne me secoure même pas, et j’ai votre dette que je traîne comme un poids mort.

Elle se tut et eut un pâle sourire.

— Vous me trouvez bien amère, n’est-il pas vrai ?

— Oui, murmura Worms, et je ne saurai supporter cela.

« D’abord laissez-moi vous jurer que vous ne me devez rien ? Malgré vous, vous représentez une partie de mon être pour laquelle le mot dette est absurde. Ensuite, poursuivit-il en ouvrant son portefeuille, vous allez accepter ce peu d’argent. Quant à du travail, je vous en trouverai. »

Il lui baisa le bout des doigts.

— Ne me regardez pas ainsi, je vous réclame un peu de pitié, oui Claire, de vraie pitié. J’essaie de compliquer, oh bien laborieusement, notre aventure. Je crée quelque chose, dans le genre sordide, mais qui nous unit un peu. Si, Claire, ayez pitié et laissez-moi partir, j’ai hâte de vous construire un demain meilleur.

Ferdinand Worms s’exaltait. Il riait, s’agitait comme un homme pris de boisson.

Des gens se retournèrent dans la rue et se demandèrent pourquoi le docteur…

* * *

Claire ne fit qu’une brève visite à son père ; en toute hâte, elle retourna à l’Hôtel de France où logeait Ange Soleil.

Il achevait de déballer ses effets.

— Eh bien, tu n’as pas été longue, sourit-il, as-tu trouvé de l’argent, au moins ?

— Oui, dit la jeune fille d’un ton rogue.

Le musicien la regarda de biais.

— J’écoute, fit-il.

Elle sursauta.

— Comment ?

— Parbleu, je vois bien que tu meures d’envie de me parler. Ton nez bouge.

On le voit, le changement de climat rendait Soleil d’excellente humeur.

En riant, il saisit Claire à la taille et l’assit sur la commode ébréchée.

— Maintenant raconte ! ordonna-t-il.

Alors, la fille Rogissard obéit. Elle était heureuse de se soulager car elle s’estimait coupable vis-à-vis de son amant. Cette femme intelligente et lucide, pleine d’alacrité pour ses semblables, avait des émois et des scrupules lorsque Ange était en jeu. Elle lui avoua l’existence de Worms et le lui dépeignit comme un papa gâteau, compliqué peut-être, mais à coup sûr, sérieusement pincé et prêt à toutes les prodigalités.

— Je me fais honte, s’écria-t-elle, pourtant je n’éprouve aucun scrupule, mais seulement la crainte de t’indisposer.

Ange Soleil demeura silencieux. Non qu’il ressentît les morsures de la jalousie, la révélation de sa maîtresse le suffoquait de plaisir. Il entrevit la fortune à perpétuité. Enfin, il allait être un homme entretenu car il entendait profiter de l’aubaine.

— Tu ne dis rien ? s’inquiéta Claire. Je te déçois, je te répugne ? Parle-moi. Pardon, mon Ange, pardon, je vais rendre cet argent, je vais…

Il la fit taire d’un geste.

— Écoute, commença Ange d’un ton sentencieux, mon oncle qui était Normand me disait toujours qu’il faut cueillir les pommes sitôt qu’elles sont mûres, ton type est un envoyé du Paradis tout simplement. Ah ! comme tu as raison. Foin du remords et autres balivernes. Est-ce un péché que d’ouvrir ses poches et de dire merci ?

Il alla s’asseoir au bord du lit et contempla Claire d’un œil égrillard. Il possédait tout à coup une sûreté de gestes et une autorité déconcertante qui faisait de lui l’égal du plus costaud des costauds du bar Bar. Tiens, tiens, pourquoi ne serait-il pas un dur aussi ? Bon Dieu ! Ça devait être réconfortant, simple et viril.

Il sautilla d’aise sur le lit.

— Tiens ! fit-il, s’appliquant à être canaille, le pieu ne grince pas, vient qu’on l’essaie ma choute.