La pluie de Mars incertaine, grignotait les auvents. Worms écoutait le ruissellement de l’eau sur sa maison, chaque goutte était une attaque. La maison floflottait comme une marmite d’eau bouillante, accroupie et narquoise sous le nuage hargneux.
— Tirez donc les rideaux, ordonna Ferdinand à Mademoiselle Jésus. Ce bruit de pluie m’agace…
La vieille fille alla fermer les lourds rideaux de reps rouge et retourna s’asseoir à sa petite table. Chaque hiver, elle abandonnait son obscur « cagibis » ou l’on ne pouvait faire du feu pour occuper un coin du cabinet de travail de Worms.
Le médecin regarda sa secrétaire.
— Quel âge avez-vous ? Mademoiselle Jésus questionna-t-il à brûle-pourpoint.
— Mais… mais, soixante-deux ans, répondit la vieille demoiselle, médusée.
— Quelle est votre situation pécuniaire ? poursuivit Worms, imperturbable. Vous possédez une petite bicoque de trois pièces, et vous jouissez de votre retraite d’institutrice libre ? Vous êtes une grande travailleuse, mademoiselle Jésus, une grande travailleuse en vérité, et j’estime qu’il est normal que vous vous reposiez car je vois à votre mine que votre cœur n’est pas des plus solides.
— Vous croyez ? bégaya la vieille fille.
— Je crois, dit Ferdinand. Vous avez l’âge du tricot, des tasses de thé, et des bavardages. Je ne puis prendre sur moi de vous assujettir à un travail. Voyons, je vous donne environ deux mille francs par an, eh bien je vais vous payer cinq ans d’avance à titre de dédommagement soit dix mille francs et à la fin de la semaine, vous commencerez une merveilleuse existence de petite rentière.
— Je vous regretterai, mademoiselle, ah certes oui, mais si l’on ne secouait pas de temps à autre son égoïsme, on se préparerait de pénibles moments.
Mademoiselle Jésus caressa sa barbe en poils d’éléphant et ouvrit largement bouche et yeux.
— Docteur, oh docteur, balbutia-t-elle abasourdie par un pareil geste. Bien sûr, tout Bourg connaissait la générosité de Worms, mais jusqu’ici celle-ci ne s’était exercée que sur les indigents.
— Vous êtes trop bon, je… je puis encore travailler pour vous.
— Non, non, trancha le médecin, il faut une équité. Sommes-nous, oui ou non, dans une société organisée ? Je participe à cette organisation. Vous avez servi, vous serez payée, je gagne de l’argent, je le répartis.
Il feignit de s’absorber dans un énorme bouquin car il était gêné par la reconnaissance de la vieille fille qu’il savait ne pas mériter.
Mais Mademoiselle Jésus ne pouvait accepter ce don en silence et l’enfouir dans son bas comme une péripatéticienne.
— Si tous les riches étaient comme vous… rêva avec intention la vieille demoiselle.
Worms haussa les épaules devant cet espoir communisant.
— Voulez-vous me recopier ces ordonnances au plus tôt ? trancha-t-il impatiemment.
« Et dire, pensa le médecin, et dire que je paie une excuse dix mille francs. Si j’avais eu envie de renvoyer cette femme, l’idée ne me serait même pas venue de lui proposer un dédommagement. Mais parce que Claire occupera cette place, je la veux intacte, libre, préservée de toute rancune. Ce sera une place neuve. Je suis généreux pour mon amour. Oui, Claire sera là, assise sous un abat-jour, je l’écouterai vivre, je la regarderai et le monotone clapotis de la pluie me sera une musique. Elle sera là, sous mes yeux, comme un trésor patient dont la vue enchante et je lui créerai une vie si douce qu’elle n’osera s’en évader. »
Ainsi le cœur de Worms, tel un flûteau sensible, chantait-il au souffle de cette douce certitude.
* * *
Dès le lendemain, la bourgeoisie de Bourg subit un choc pénible en apprenant la façon dont le bon docteur — c’est ainsi que le nommaient les pauvres — traitait sa secrétaire.
Certains s’émurent et virent dans ce geste un acte compromettant l’équilibre de l’ordre domestique. À cette époque, la situation financière de la France se compliquait. Le docteur Faber laissa entendre qu’une généralisation de ce procédé conduirait le pays à une proche révolution, il insinua qu’il s’agissait là d’une intention laïque destinée à soutenir Édouard Herriot, alors Président du Conseil, dans son projet d’imposer la laïcité aux autonomistes alsaciens. Il démontra combien l’initiative de Worms dérouterait les esprits prolétariens. Le domestique était un animal particulièrement rétif et exigeant, il convenait que le front patronal soit parfaitement étanche.
Tel un esprit provocateur, Mademoiselle Jésus parcourait la ville en brandissant ses dix mille francs comme une bannière de procession. Elle voulait payer son bienfaiteur en lui traçant une auréole de louanges. Elle portait sa reconnaissance dans ses bras et la présentait au peuple. Elle se démena tant que M. le Curé dut intervenir. Il lui affirma que la générosité doit être secrète, et que celle du médecin pouvait éveiller des désirs cupides et dresser des consciences les unes contre les autres.
— Ah ! mademoiselle, dit-il en matière de péroraison, le cœur humain est aussi faible que le corps qui le contient, épargnez-le et songez à tirer une saine utilisation de cet argent.
Le bon prêtre après un silence recueilli, engagea mademoiselle Jésus à verser cinq cents francs au clergé pour participer à la construction d’un séminaire, de façon, dit-il, à restituer au ciel une partie de cette petite fortune qui en tombait.
Du reste, la gratitude de la vieille fille tourna comme un lait d’orage, lorsqu’elle connut sa remplaçante. Le manège du médecin lui apparut dans toute sa mesquine puérilité. Elle seule avait flairé l’amour de son patron. Son esprit critique avait compris ce que son cœur stérile ne pouvait plus éprouver. Elle pinça les lèvres et rentra sa colère. Ainsi que Worms le lui avait conseillé, elle fit du tricot en rêvant d’une revanche. Car mademoiselle Jésus était aussi calme et patiente que la vengeance.
* * *
Claire accepta d’emblée la proposition du médecin.
— De cette façon, dit-elle, je pourrai en vous servant m’acquitter un peu.
Ange Soleil se frottait les mains.
— Tu es dans la place, exultait le musicien, si tu sais usiner nous ne manquerons de rien.
Cette désinvolture par trop cynique déroutait la fille Rogissard.
— Il ne m’aime pas, songeait-elle tristement, puisqu’aucune jalousie ne l’effleure. Il me pousse à une sorte d’ignoble prostitution morale, comme un souteneur qui se nourrit avec l’amour des autres.
Mais bien vite, elle conspua ces pénibles pensées. Non ! non ! Ange vivait simplement en lézard rampant dans la lumière. C’était l’égoïste petit pélican, il avait faim des mille futilités décorant la vie des autres. Il tendait son assiette vers Claire, mais si voyons, on pouvait appeler amour cette confiance aveugle, il l’aimait. Claire s’abandonnait aux exigences de son maître, toute sa force tournée contre les faiblesses fertiles. Elle déchirait son honneur de femme intelligente parce qu’elle avait encore cette virginité-là à perdre pour se soumettre.
— Il ne faut pas que ton toubib connaisse mon existence pour commencer, prévint Ange, aussi, nous nous verrons très peu les premiers temps. Tu habiteras chez ton père et tu viendras me rejoindre un moment le soir, en te dissimulant le plus possible.
— Très bien, dit Claire.
— Tâche de ne pas rebuter le médecin.
— Non.
— Tu as bien compris ?
— Oui.
La jeune fille partit.
Soleil s’approcha de l’armoire à glace et s’observa. Il était brun et blême. Ses favoris ne faisaient plus artiste du tout. Mais quoi ?… Il faut bien vivre.
* * *
Cette même semaine, Félix Blanchin, le marchand de vins de Vaugirard, fut visité par le remords. L’absence de sa secrétaire le privait de ses moyens, aussi, après beaucoup d’hésitations et de pas perdus, se rendit-il en personne, au Trinité Hôtel, décidé à faire amende honorable. La caissière lui apprit que mademoiselle Rogissard était partie en compagnie de son monsieur depuis quatre jours. Blanchin fit bonne contenance et remercia d’un air renseigné. Mais sitôt dehors une inconcevable émotion troubla sa vue.
— La petite garce, la petite garce, me faire ça, à moi.
Il alla de ce pas, troublé, compter sa mésaventure à son frère le curé.
— Cela n’a rien pour te surprendre, déclara l’ecclésiastique, Dieu a créé l’homme avant la femme !