Je comprends vite qu’il va y avoir du grabuge. Mais cette fois, il viendra des Allemands. Ceux-ci n’ont pas dû morfiller qu’on vienne jouer la bataille de Waterloo dans les estancos où ils consomment. Aucun des leurs n’a été tué ; n’empêche qu’ils croient dur comme fer que c’est à leur bande de pieds nickelés qu’en avait l’homme au yukulélé. Le restaurant s’emplit de gars de la feld-gendarmerie qui n’ont pas l’air de vouloir plaisanter. Avec leur plaque sur le buffet et leur grande gueule, ils sont sur les dents. Une ambulance vient chercher la môme-caméra et les sulfatés se mettent à questionner et à fouiller tous les pèlerins qui ne portent pas leur uniforme. Un vache frisson me parcourt la moelle épinière parce que, figurez-vous, j’ai un Lüger sous mon aisselle gauche et que c’est là un joujou dont il est difficile d’expliquer la provenance. Je ne peux pourtant pas raconter aux Frisés que ce pétard me sert à ramoner les cheminées !

Je le sors en loucedé et le pose sur mes genoux. Étant donné le coin retiré où se trouve ma table, je calcule que les enquêteurs s’adresseront à moi en dernier ressort. J’ai donc le temps de prendre mes précautions, à condition, toutefois, d’agir délicatement.

Je saisis mon couteau et je l’enfonce sous ma table. Ceci fait et, m’étant assuré qu’il y est solidement fixé, j’attache mon revolver après lui au moyen de ma serviette.

Ouf ! me voici paré. Je comprends pourquoi le major Parkings a tant insisté pour que je sois parachuté sans arme. Seulement San-Antonio, sans sa machine à décrasser le paysage, c’est comme un peintre sans pinceau ou une tapineuse sans paire de roberts. Il est tout juste bon à cirer les pompes au sous-sol de la gare Saint-Lazare.

Les types parviennent à moi. D’un air blasé, je leur tends mon portefeuille. Ils épluchent les paperasses. De ce côté-ci je suis paré. Je possède un tas de pièces officielles qui affirment que je suis un certain Richard Dupond, de Bruxelles, négociant. Aussi ne me font-ils pas d’histoires.

La petite cérémonie est finie. Un garçon de salle balaie le verre brisé et un autre met de la sciure sur le beau rouge sang de la pauvre môme-caméra. La becquetance reprend pour les ceuss qui ont encore faim. Moi, j’en ai marre de la boustifaille. Je demande mon addition et, subrepticement, je récupère mon feu.

J’enfile mon imperméable et quitte le restaurant tragique. Je suppose que c’est ainsi que le qualifieront les journaux, demain matin…

Pour changer, il flotte. Les pavés brillent et les tramways bleus qui parcourent le littoral roulent entre deux jaillissements d’eau. J’hésite sur la conduite à tenir. M’est avis que je n’ai plus grand-chose à fabriquer dans ce patelin. Tout ce que je puis espérer, c’est récolter un peu de plomb dans l’œsophage… Slaak, qui devait me donner de précieux tuyaux, est mort. La petite môme qui s’était signalée à moi de si curieuse façon doit l’être itou… Il ne me reste que la photo ratée. Autant dire trois fois rien ! Le mieux est de les mettre. Cela sentira vachement le faisandé pour moi lorsqu’on aura trouvé la carcasse de Slaak.

Pourtant, un truc serait intéressant à faire : percer l’identité de la jeune fille abattue dans le restaurant. Ça n’est pas tellement coton, tout bien réfléchi. M’est avis que les hostos doivent être rares dans cette petite ville.

Je me rancarde auprès d’un agent. Il m’explique qu’il y a une clinique sur la route Royale. Il me la décrit.

Je n’ai aucune peine à la découvrir. C’est une grande bâtisse entourée de murs et fermée par une jolie grille.

Une infirmière, développée à bloc du côté des balconnets, répond à mon coup de sonnette. Mon regard ne parvient pas à lâcher son corsage. Il insiste tellement que la pauvre fille rougit, se met à bredouiller quelque chose en flamand.

C’est le genre rougeaude-appétissante. Elle ne doit pas faire trop de manières lorsqu’un dégourdi lui propose de voir ses estampes japonaises ; mais ça ne doit pas être une fortiche sur le chapitre des doigts de pied en bouquet de violettes. Des filles-ruminants, j’en ai connu déjà des tombereaux et je sais comment il faut leur parler.

— Vous êtes adorable, mademoiselle, dis-je d’un ton fervent, excusez mon trouble, mais j’ai été si surpris de me trouver nez à nez avec une jeune fille comme vous !

Elle ne rougit plus car elle est au maximum de sa coloration, mais sa pomme d’Adam se met à danser et ses cils battent comme s’ils faisaient du morse.

Elle est juste à point pour que je lui joue ma grande scène du trois.

— Permettez-moi de me présenter : Richard Dupond, journaliste. J’appartiens à la rédaction de L’Étoile belge et c’est tout à fait par hasard que je me suis trouvé à proximité du restaurant où, tout à l’heure, a été perpétré un attentat contre des officiers de l’armée d’occupation. Seule une jeune fille a été atteinte, je crois ?

Elle fait un petit signe d’approbation.

Je réprime un sourire : je brûle. Et je brûle même tellement que ça doit sentir le roussi. Cette môme gobe tout ce que je lui bonnis.

— On l’a amenée ici, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Est-elle, est-elle… morte ?

— Non.

— Elle s’en tirera ?

— Le médecin-chef ne le pense pas, il vient de lui faire une seconde transfusion.

— Aïe !

J’hésite à formuler ma requête, tellement je suis certain de son inutilité.

— Puis-je la voir ?

Elle a un sursaut.

— Oh non !

— Vraiment impossible ?

— Oui !

— Même pour un reporter ?

— Le docteur a ordonné l’isolement et le repos total…

— C’est bien ma veine ! Pour une fois que je tenais une affaire intéressante…

La grosse fille sourit niaisement. Elle voudrait bien m’être agréable, je le sens, néanmoins elle a la frousse de ses supérieurs.

— Je vous importune, fais-je.

— Non, s’empresse-t-elle de déclarer, mais je suis de garde car mes collègues sont au réfectoire…

Je me dis que c’est le moment ou jamais d’en profiter.

— Puis-je au moins connaître l’identité de cette personne ?

— Nous l’ignorons.

— Elle n’avait pas de papiers ?

— Non.

— Et… elle n’est pas connue par ici ?

— Personne ne l’a vue avant ce soir.

— Très bien.

J’arbore mon sourire le plus enjôleur.

— Tant pis pour mon papier, cela m’aura toujours procuré le plaisir de faire votre connaissance. Puis-je espérer vous revoir ?

Elle baisse la tête et murmure qu’elle ne sait pas.

En langage féminin, je ne sais pas, ça veut dire à peu près : ji go ! où est-ce qu’on se met ?

Je lui demande à quelle heure elle finit son blaud ; elle me dit qu’elle se taillera vers les minuit, alors je lui promets de venir l’attendre. Je ponctue cette affirmation d’un regard ensorceleur. Puis je me trisse. La lourde se referme.

Je ne vais pas plus loin, je ne repasse même pas la grille de fer forgé et je m’embusque derrière des fusains. Je vais vous expliquer pourquoi j’agis de la sorte car vous êtes tellement bouchés qu’il doit y avoir sous votre caberlot un point d’interrogation gros comme un lampadaire.

Lorsque, tout à l’heure, la grosse couenne d’infirmière m’a dit qu’elle était de garde, j’ai roulé en boule un morceau de papelard qui se trouvait dans ma poche et je l’ai glissé dans la gâche de la serrure. Ceci parce que j’avais remarqué que la lourde se commande électriquement. De la sorte j’ai coupé le contact et un gamin de deux ans pourrait ouvrir la porte en ce moment.

La lumière du hall s’éteint, la voie est libre.

Je reviens à la porte et la pousse. Comme prévu, elle s’ouvre sans faire la moindre difficulté. Je pénètre dans le hall où il y a des plantes grasses et des tapis de caoutchouc ; puis j’oblique dans le couloir. C’est une fameuse idée qu’ont eue les architectes de fiche du caoutchouc par terre. Mes grosses semelles ne font pas plus de bruit qu’une mouche sur un duvet de canard. Et ils en ont eu une seconde bonne idée, les constructeurs de cette clinique, lorsqu’ils ont ménagé dans les portes des chambres un petit judas vitré à travers lequel on peut voir ce qui se passe dans les piaules, sans y entrer. Je ne mets pas longtemps à repérer la chambre où a été transportée miss-caméra (je continue à l’appeler ainsi, n’ayant pas d’autre état civil à lui mettre sur les épaules). La grosse infirmière rougeaude se tient à son chevet et bouquine un roman à couverture illustrée. Elle doit chercher le grand frisson… Peut-être qu’elle s’identifie au héros de son fascicule ? On ne peut pas savoir avec les grognasses.

Une chose me surprend : au lieu de voiler la lumière, on l’a laissée briller a giorno; il est vrai que si la pauvre blessée est dans le coma, ça ne doit pas beaucoup la déranger ; et puis cela permet de suivre l’évolution de son état.

Toujours est-il que cet éclairage va me servir. Je mets en état le petit appareil photographique, et je tire deux photos de la chambre. Le boutiquier frileux a eu une riche idée de le recharger avec un rouleau vierge.