Je me dirige vers un café. Car, de même que les fleurs se tournent vers le soleil, le gars San-Antonio se tourne, de préférence, du côté des bouteilles, à la condition expresse qu’elles soient pleines.

Tous ces événements commencent à me courir sur l’haricot. Il se prépare pour mon matricule un sérieux patacaisse ; je renifle ça sans avoir besoin de me fourrer du Goménol dans le tarin.

M’est avis que je n’ai pas dû passer inaperçu dans ce petit bled. Surtout en cette saison. Il ne serait pas surprenant que quelqu’un m’ait vu parler à la pauvre môme-caméra. Malgré que les sulfatés n’aient pas plus de jugeote qu’un baril de bière, ils décideront, sans aucun doute, d’avoir un petit entretien privé avec le fils bien-aimé de Félicie. Moi, ça ne me sourit pas de prendre des tisonniers rougis dans le rectum. Je ne suis pas de ces types, sûrs d’eux, qui affirment que, quoi qu’on leur fasse, ils ne parleront pas.

Ces esprits forts sont toujours les premiers à jacter en cas de coup dur. Ils vous récitent le Bottin (Paris et départements) dès que vous froncez les sourcils.

La première chose à faire est de planquer le rouleau de pellicule que je viens d’impressionner et, la seconde, de me barrer du coin.

J’ôte le rouleau de l’appareil ; je me rends aux waters du bistrot, j’éteins l’électricité et, à tâtons, j’en coupe le début impressionné que je plie dans le papier d’étain enveloppant primitivement la pellicule. Je mets le tout dans une enveloppe et je retourne au bar.

J’écris mon nom (d’emprunt) sur l’enveloppe et, dessous, j’indique : Poste restante, Bruxelles.

Je me souviens avoir aperçu une boîte à lettres, à deux pas. En quittant le bar, je me dirige vers elle.

L’air a cette odeur indéfinissable de roussi qui me confirme dans la certitude qu’un danger rôde.

Je m’approche de la boîte postale. Parvenu à sa hauteur, je m’arrête afin d’allumer une cigarette. Je tiens mon enveloppe à la main. Au moment où je secoue l’allumette pour l’éteindre, je jette le pli dans la boîte.

Et d’une !

Maintenant, il s’agit de me tirer du secteur sur la pointe des pieds. Ostende est mon objectif numéro 1.

Comment m’y rendre ? Le dernier tramway qui assure le service, en suivant le littoral, est-il parti ?

À ce moment-là, comme pour répondre à ma question, un taxi en maraude débouche sur l’avenue.

Je lui fais signe, sans trop espérer qu’il s’arrêtera, mais il faut croire que je suis en veine car il freine.

Je me précipite.

— Ostende, dis-je, c’est possible ? Je paierai ce qu’il faut.

— Montez ! répond l’homme.

Je grimpe dans le tombereau du chauffard. Juste comme je m’affale sur la banquette, avec une légèreté de veau marin, l’autre portière s’ouvre et un grand type grimpe dans la bagnole.

— Vous voyez bien que cette voiture n’est pas libre ! je lui beugle.

Il se marre comme un melon entamé.

Je m’aperçois alors qu’il tient un pétard à canon court à la main et que ledit canon me regarde droit entre les deux yeux.

Ça me fait salement loucher ! La gueule de ce feu me semble aussi large qu’une entrée de métro. Certes, ça n’est pas la première fois qu’un loustic m’adresse la parole en tenant un ustensile de ce genre, néanmoins je tique.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Sans répondre, le mec ferme la porte du taxi. Le chauffeur qui — je le comprends — est un complice, démarre sans s’inquiéter de rien.

— Bien joué, je fais…

L’autre a un rire méchant.

— Monsieur est un connaisseur.

— C’est à mon pognon que tu en as ?

— T’occupe pas.

— Vous êtes Français ?

— J’ai été garçon de café à Paris pendant vingt ans.

Je le regarde ; ce type est Allemand, il a une bouille qui ne tromperait personne, pas même un gendarme.

— Monsieur préparait la revanche en servant des Picon-grenadine, hein ?

— Ferme ça !

— Pourtant…

Il se fâche :

— La ferme ! je te dis. Ou bien faut-il que je te fasse manger tes dents ?

Je ne parle pas les langues étrangères, mais s’il y a un dialecte que j’entrave illico, c’est bien celui-ci.

— Très bien, fais-je en m’accagnardant dans mon coin.

Le grand délabré a un ricanement très réussi. Ce gars-là pourrait se faire embaucher par n’importe quel producteur de cinéma. Comme bille de buteur, on n’a rien fait de mieux depuis Paul Muni.

Il est grand, blond et son visage présente la forme d’un coupe-papier.

Nos regards se croisent et ça me fait le même effet que si j’empoignais un fil électrique dénudé.

C’est exactement le genre de monsieur qui vous nouerait l’intestin autour du cou avec le gésier comme pendentif, sans cesser de se faire polir les ongles des pieds.

Le taxi fonce dans la nuit. Les pneus ronronnent sur la route. Nous quittons l’agglomération et je n’aperçois plus que des cottages espacés.

Sur la gauche, la mer du Nord fait entendre sa grosse voix boudeuse. L’horizon est vide, le ciel est vide. Je me sens abandonné.

J’aurais mieux fait de rester en Angleterre et de filer le parfait amour dans un petit bled discret d’Écosse.

Le taxi tourne à angle droit pour s’engager sur une petite route sinuant entre les dunes. Un virage encore et nous franchissons le portail d’une grande propriété.

Le chauffeur stoppe devant un important perron. Il descend de son siège pour venir nous ouvrir.

— Monsieur le baron est arrivé, dit Paul Muni en appuyant plus durement son pétard entre mes côtes.

Je le regarde de manière à lui faire muettement comprendre que si M. le baron n’avait pas un quarante-cinq dans les côtelettes, il lui montrerait ce que c’est qu’un parpaing à la pointe du menton.

Toujours poussé par le canon du feu, je m’avance vers le perron et je le gravis.