Comme nous parvenons en haut des marches, la porte s’ouvre. Un grand gaillard se découpe dans l’encadrement.

Il dit quelque chose en allemand et mon cicérone lui répond, brièvement, sur le mode affirmatif.

Le grand gaillard doit avoir King-Kong comme bisaïeul. On obtiendrait une douzaine de brosses à chiendent très convenable en utilisant les poils de ses sourcils. Ses joues sont bleues car il n’a pas dû se raser depuis la guerre des Boers. Par contre, il possède autant de cheveux qu’une borne lumineuse. Ses yeux évoquent une tête de veau prête à consommer. Il les pose sur ma gracieuse personne et ce spectacle ne l’émeut pas plus que la vue d’un fer à friser d’occasion.

Je lui souris cordialement, en disant :

— Oh ! m’sieur Bozembo, comment allez-vous ?

Il passe sur ses babines une langue grosse comme une escalope et me dit dans un mauvais français :

— Un dégourdi, hein ? Je n’aime pas les dégourdis, amenez-le au salon, Arthur.

Nous voici dans l’intimité. Le salon est cossu, comme tous les salons belges. Les Belges sont des gars qui savent vivre, la preuve c’est qu’ils ont tous des bagnoles grandes comme le Normandie et qu’ils achètent les deux tiers de notre production de bourgogne. Les Allemands qui viennent de me kidnapper ont dû s’installer là-dedans, comme des coucous dans un nid vide, après avoir exécuté de la pyrogravure dans la viande des propriétaires.

Au milieu du salon, trône un superbe harmonium et, derrière cet harmonium, il y a une lopette à face de dégénéré qui joue un cantique.

— Si c’est pour les vêpres que vous m’avez amené ici, c’était pas la peine d’user de l’essence ; j’aurais pu aller à l’église du pays…

Le gorille fronce ses sourcils en ramasse-miettes. Il déclare, soudain :

— J’ai vu cet homme quelque part !

Je lui affirme que, moi aussi je l’ai déjà vu, et que je me souviens que c’était au zoo de Vincennes, même que je lui avais lancé des cacahuètes.

Il hausse les épaules.

— Quel est votre nom ?

— Christophe Colomb !

Arthur me met un ramponneau derrière le dôme. Si je n’avais pas un bocal en nickel-chrome j’éternuerais ma cervelle. Néanmoins, je fais quelques pas en titubant et je me laisse choir dans un fauteuil providentiel.

Le nave de l’harmonium est toujours en train de dévider son cantique. Il s’escrime sur les pédales, comme s’il s’entraînait pour Bordeaux-Paris.

— J’ai certainement vu votre photographie dans un journal français, reprend Bozembo. Avant la guerre, peut-être ? Non, plus récemment ! Il sursaute : j’y suis ! l’affaire de l’ampoule[1]! commissaire San-Antonio, hé ? Vous nous avez donné du fil à retordre et nos services n’ont pu vous liquider…

Il sourit plus tendrement que jamais.

— C’est une petite lacune qui va être complétée dans un avenir très immédiat.

Le type de l’harmonium plaque un dernier accord. Il se retourne et je m’aperçois seulement qu’il n’a pas tellement l’air d’une frappe. Il est frêle et blond, c’est ce qui m’a trompé. Seulement, lorsqu’on le regarde en face, on se rend compte tout de suite que c’est un type à la hauteur. Il a le visage un peu plus pâle que la crème Chantilly, des yeux bleuâtres, glacés comme une eau de montagne, des lèvres tellement minces que sa bouche ressemble à une simple fente.

Il est élégant, presque beau ; étrange en tout cas.

Il se lève doucement et s’avance. On dirait un félin. Les autres se taisent. Je pige seulement que le grand manitou de la clique c’est lui.

Il se fait un grand silence et je sens que si un miracle ne se produit pas illico, je finirai la nuit chez saint Pierre.

Le musicien plonge la main sous ma veste et sort mon revolver.

Il lance froidement quelques mots à ses acolytes, ça doit être un savon au sujet de l’arme qu’ils ont omis de me prendre.

Il me dit, d’une voix glacée :

— Ces messieurs ont sous-estimé votre valeur, monsieur le commissaire, ils n’ont pas jugé bon de vous désarmer.

« Alors ? On visite la Belgique ?

— Vous le voyez…

— C’est Londres qui organise des croisières ?

— Juste !

— J’ai beaucoup entendu parler de vous…

J’esquisse une courbette.

— Vous me flattez.

— Mettons que je vous rende hommage… Bien entendu, vous êtes en mission ici ?

Je ne réponds pas. Nous abordons un sujet dangereux.

— Je considère votre silence comme un acquiescement, poursuit-il. Donc vous êtes en mission. Vous devez avoir des gens à contacter ; nous aimerions les connaître.

Je bluffe :

— Écoutez, vieux, ne vous cassez pas la bouille inutilement. Puisque vous avez entendu parler de moi, vous devez savoir que je ne parlerai pas. Évidemment, vous pouvez essayer des petits trucs raffinés sur ma personne. Si vous êtes sadique, comme la plupart de vos copains, faites-le, mais soyez intimement persuadé que cela ne vous avancera à rien. Ceci dit, je la boucle définitivement…

L’homme à l’harmonium sort un magnifique étui à cigarettes de sa poche-revolver et s’offre une pipe.

Je suppose qu’il va m’en offrir une, pour souscrire à la tradition, et déjà je souris de pitié.

Mais il rengaine son étui et je suis marron.

— Je vais être beau joueur, monsieur le commissaire, dit le type blond. Je considère que vous ne parlerez pas et je vous fais grâce des petites cérémonies destinées à rendre les gens loquaces.

Il se tourne vers Arthur et le chauffeur.

— Emmenez Monsieur à la cave et exécutez-le sans brutalité.

Il me sourit encore.

— Nous sommes chevaleresques quelquefois.

— Merci, dis-je.

Avec son feu, Arthur me fait signe de me lever. Je me lève.