Je jette un suprême coup d’œil au jeune chef.

Il tire sur ses manchettes et s’assied devant son harmonium. Il s’apprête à remettre la sauce avec le grand Largo de Haendel, mais je l’interromps.

— Dites donc…

— Vous désirez quelque chose ?

Une pointe de mépris perce dans sa voix. Ce foie blanc pense que je vais me débâcher ! Il s’attend peut-être à ce que je lèche ses pompes en lui parlant de ma vieille mère ?

— Votre nom, fais-je.

— Ulrich, pourquoi ?

— C’est au cas où nous nous retrouverions un de ces jours.

Là, je peux me vanter de les avoir épatés. Ils me regardent tous comme si j’étais un Martien en vadrouille sur la planète Terre.

— Monsieur crâne, ricane enfin Arthur. Monsieur n’a peut-être pas compris où nous l’emmenions !

— Exécution ! tranche Ulrich en claquant des doigts avec impatience.

Exécution ! Il a le sens de l’à-propos, ce farceur…

Nous sortons de la pièce, à la queue leu leu. Le chauffeur passe devant et Arthur me pousse par-derrière avec le canon de son revolver. Décidément, c’est une manie chez ce type-là !

In petto je convoque mon ange gardien et je le supplie de passer ma bonne étoile à la peau de chamois. C’est le moment de lui faire faire un lavage express dans une station-service rapide !

Je pense à toute pompe. Je me dis qu’une fois à la cave, il sera trop tard pour agir.

Voilà précisément l’escalier.

Le chauffeur commence à descendre.

Je descends aussi. La sueur dégouline sur mon front, comme si j’étais soutier.

Ce que le temps me dure.

Soudain, un petit déclic se produit dans mon entendement.

Je vais opérer dans exactement quatre secondes. Mes chances sont aussi minces qu’une feuille de papier à cigarette, mais je vais néanmoins les courir, car c’est la dernière chose qu’il me reste à faire.

Voilà comment se goupillent les choses : je remarque que l’escalier que nous descendons donne sur un étroit couloir qui lui est perpendiculaire. Par conséquence, une fois la dernière marche passée, notre petit cortège est obligé de tourner soit à droite, soit à gauche. Vous mordez ?

Donc, vu l’étroitesse de ce couloir, au moment de tourner, je me trouverai pendant une fraction de seconde hors du champ visuel de l’un ou l’autre de mes gardiens.

Il fait sombre, comme dans la plupart des caves.

Nous parvenons au bas de l’escalier. Mine de rien, je fais un demi-pas en avant de façon à me trouver légèrement plus près du chauffeur que d’Arthur.

Et ça y est, nous tournons ! Prompt comme une langue de caméléon, je balance un gnon carabiné au chauffeur. J’ai mis toute la sauce, y a de quoi endormir un rhinocéros adulte. Il pousse une sorte de petit gloussement et s’abat en avant. Je me plaque contre le mur et, à l’instant où Arthur tourne, je lui offre un coup de pied dans les précieuses. Tout cela se déroule en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Arthur chancelle et tire. Une balle m’effleure le gosier. Deux centimètres plus à droite et j’allais me faire confectionner un pardessus en sapin.

Je me rue sur le mitrailleur, les dents serrées.

Une seconde balle traverse mon pantalon.

Ce gars-là a des dispositions pour l’artillerie en vase clos.

Je lui saisis le poignet et lui arrache son feu au moment où une autre balle sort du canon. Celle-ci, je l’ai reniflée de près ! Je vais pour me redresser, le pétard à la main, mais je m’aperçois à temps qu’Arthur, de sa pogne dégagée, tient un couteau ; si je me soulève davantage il pourra esquisser le mouvement fatal. Un rien et il me plantera tranquillement.

Je lui grogne à l’oreille :

— Lâche ce cure-dent, Arthur.

Il me répond par des noms d’oiseau.

Je sens la pointe du couteau contre ma peau. Bigre ! c’est un homme-serpent que ce garçon ; il convient de faire vite.

— Lâche ça illico ou je te mets une balle dans le cigare !

J’appuie le revolver sous son menton, mon geste lui a permis de faire progresser le canif et, cette fois, la lame mord sérieusement ma viande.

Il n’y a pas à tergiverser ; je tire !

Le crâne d’Arthur s’éparpille dans la cave.

Je me redresse et m’approche du chauffeur. Justement, il reprend ses esprits. Il a, derrière la tête, une bosse aussi grosse qu’un œuf d’autruche. Comme je suis pour l’harmonie des formes, je lui remets une nouvelle portion — avec os — sur le devant du dôme. Illico, il se rendort tandis qu’une autre bosse se développe à toute allure, comme une hernie sur une vieille chambre à air.

À pas de loup, je retourne au salon. Avant de pousser la porte, je prête l’oreille. Ulrich musique toujours.

Je fais une entrée de théâtre, mon pétard dans la main.

Ma fausse lope de l’harmonium en paume le fa-dièse qu’il était en train de ciseler.

— Jour, Toto, lui dis-je. J’espère que je n’ai pas été trop long…

Le gros King-Kong bave de surprise sur sa cravate. Il jette des coups d’œil insistants par-dessus mon épaule.

— Te flanque pas le torticolis, Bozembo, je lui fais. Si c’est tes deux Cosaques que tu cherches, ils sont en bas. Arthur a un trou dans le caberlot, tandis que l’autre pied-plat, au contraire, a deux bosses comme les chameaux…

Il en revient pas, le gros lard.

Histoire de voir s’il est en viande ou en fonte renforcée, je lui balance un coup de crosse à la tempe. Décidément, il est bien en viande, malgré les apparences contraires, car il fait « gneufffff » avec son blair et se déguise en descente de lit.