Parkings a prévenu de mon arrivée l’un des chefs du réseau belge, aussi ce dernier n’est-il pas surpris le moins du monde lorsque, ayant pénétré dans son magasin d’ameublement, sis boulevard Anspach, je lui murmure :

— On est prié de renvoyer l’ascenseur.

Il me tend la main.

— Heureux de vous connaître, commissaire. Cela fait très longtemps que j’entends parler de vos exploits.

Je fais un petit geste, plein d’une charmante modestie, et je le suis dans son arrière-boutique.

Le magasin est immense et renferme une foule de meubles. Il y a là des salles à manger, des chambres à coucher, des divans, des bahuts, ainsi qu’il est normal dans un magasin spécialisé dans l’aménagement du home ; mais certains de ces meubles offrent des particularités que je ne tarderai pas à découvrir et dont la principale est qu’ils ne sont pas à vendre.

Le propriétaire se nomme Bourgeois et il est d’origine française par un ami de son père. C’est un type de quarante berges environ, à l’air calme et énergique. Parkings m’a parlé de lui en termes élogieux. C’est Bourgeois qui s’est aperçu qu’il se produisait des « fuites » importantes au sein de son organisation et qui a prévenu Londres.

— J’espère que vous pourrez découvrir le traître, me dit-il en débouchant une bouteille de champagne.

— Je ferai mon possible.

Je lui narre les péripéties de ma première journée en territoire belge.

— Slaak assassiné ! balbutie-t-il.

— Comme un lapin ! Je ne sais pas si c’est l’esprit de d’Artagnan qui a fait le coup, mais je vous avoue n’avoir jamais vu de type assaisonné à l’épée…

Je récapitule l’affaire.

— On a dû découvrir son cadavre plus tôt que je ne le supposais ; l’enquête a été rondement menée. Comme un idiot, j’étais descendu, à Ostende, à l’hôtel situé à l’arrêt du tramway. Les flics ont commencé par là… Bref, je m’en suis tiré tout de même. Mais il y a eu de la casse et, à l’heure présente, mon signalement doit être diffusé copieusement. Si je ne prends pas garde à mes os, il va leur arriver quelque chose d’ici peu de temps.

— Peut-être vaudrait-il mieux que vous regagniez l’Angleterre, suggère Bourgeois. Il me paraît difficile que vous puissiez travailler en étant traqué par la police. D’autre part, cela n’est pas prudent.

J’admets son point de vue.

— Écoutez, cher ami, San-Antonio ne s’est jamais dégonflé. J’ai été envoyé ici pour mettre la main sur le gars qui joue au petit soldat et je remplirai ma mission. N’ayez aucune crainte ; ni vous ni vos compagnons ne risquez quoi que ce soit de mon chef.

« Lorsque je serai sorti d’ici, vous ne me reverrez plus. La seule chose que je vous demande, c’est une boîte postale pour Londres ainsi que la liste complète de vos collaborateurs avec leurs adresses.

Il rougit un peu et, assez sèchement, me dit :

— Si vous pensez que je redoute quelque chose pour moi, vous vous trompez. Lorsqu’on a entrepris la tâche que j’accomplis, on ne se soucie pas de sa peau. Seulement j’ai des responsabilités écrasantes et je ne dois rien laisser au hasard…

— Allons, allons, fais-je en lui administrant une bourrade, je vois que nous sommes deux mecs pétardiers. Vous me plaisez, Bourgeois, et je suis certain que nous ferons de la bonne besogne.

Il me verse une troisième coupe de champagne et me demande :

— Je suppose que vous avez une mémoire suffisamment bonne pour apprendre sept noms et sept adresses ? Cette fameuse liste que vous me demandez, je ne puis vous la donner par écrit, ce serait par trop dangereux.

— Évidemment !

Il me récite la fameuse liste de ses compagnons. Elle comporte deux femmes et cinq hommes. Tous habitent Bruxelles. Il va pour me donner des détails sur leurs existences respectives, mais je l’interromps.

— Inutile, Bourgeois, je tiens à me faire, moi-même, une opinion sur ces gens.

— C’est peut-être mieux, en effet, convient-il.

— J’aurais deux photos à faire développer, est-ce possible ?

— Parbleu !

Il me fait un petit signe et m’entraîne vers un grand bahut ancien ; il en ouvre les portes et, à ma profonde stupeur, pénètre dans le meuble. Je le vois tirer sur une corde.

Le fond du bahut coulisse et laisse apparaître une petite pièce sans portes ni fenêtres.

Je pousse une exclamation de surprise. Je tire mon chapeau au marchand de meubles. Comme planque, on ne peut trouver mieux. Quelle cervelle chleuh se douterait qu’un des meubles de ce capharnaüm est, en réalité, un passage secret ?

Je pénètre à mon tour dans le bahut, puis, de là, dans la pièce et tout se remet en ordre derrière nous.

— Compliments ! dis-je. Votre cachette est all right.

— Elle est à votre disposition en cas de coup dur, affirme Bourgeois. Vous ne seriez pas le premier à l’utiliser, je vous assure…

La petite pièce contient un appareil émetteur de radio et tout ce qu’il faut pour développer des photos. Je confie mon appareil à mon hôte et j’admire la dextérité avec laquelle il opère.

— Je doute que ce soit fameux, lui dis-je, car l’éclairage n’était pas sensationnel.

Il ne répond rien. À la faible lueur de la lampe rouge, je le vois plonger ma pellicule impressionnée dans un bain. Puis il fixe le négatif sur du papier sensible.

J’attends en réfléchissant. Je souhaite ardemment que la photo soit, sinon bonne, du moins suffisamment claire pour que ma petite môme-caméra puisse être identifiée. Cette gosseline me tracasse comme une grippe de printemps. Je voudrais être rancardé à fond sur elle. Pourvu qu’elle ne calanche pas ! Ce serait dommage ; un bath châssis comme ça ! Moi je suis un grand sensible, voyez-vous, j’aime ce qui est beau, depuis le Clair de lune de Werther jusqu’au père Noël, en passant par les girls de Tabarin.

Bourgeois donne la lumière, ce qui a pour résultat de me faire battre des paupières.

— Pas si mal que cela, dit-il.

Il me passe un morceau de carton glacé, humide.

— Regardez !

En effet, je peux être fier de mes talents de photographe.

On distingue assez distinctement la blessée, flanquée de la bonne grosse infirmière. À propos de celle-ci, elle a dû baver des pendules, hier au soir, en découvrant que je n’étais pas à son rendez-vous nocturne. Bast ! La désillusion c’est le chemin de l’expérience.

— Bon boulot, dis-je à mon compagnon. Y a-t-il un moyen d’envoyer cette photo à Londres ?

— Bien sûr…

Je saisis l’image et j’écris au dos, au moyen d’un crayon fuschine : Qui est-ce?

— Envoyez un mot les informant de mon arrivée. Inutile de parler de mes démêlés avec la Gestapo…

— N’ayez pas peur, sourit Bourgeois. Mais quel enfant terrible vous faites…

— C’est exactement ce que Félicie, ma brave femme de mère, et Gisèle[2] se tuent à me répéter… Où aurai-je la réponse à mon message ?

— Ici.

— Vous savez bien qu’il serait imprudent que je fréquente votre magasin…

— Allons donc… Vous n’aurez qu’à me téléphoner avant de débarquer ici. Je suppose que vous devez repérer les anges gardiens d’instinct ?

— Et comment !

— Alors, c’est parfait. Il s’agit simplement de prendre des précautions…

Décidément, Bourgeois est un gars épatant. Nous sortons de son bahut et je prends congé de lui.

Au bout de quelques mètres, je me frotte l’œil droit avec énergie, jusqu’à ce qu’il soit devenu rouge et tuméfié, après quoi je pénètre chez un opticien.

— Je souffre de conjonctivite, expliqué-je, l’air et la lumière me fatiguent énormément la vue. Vous n’auriez pas des lunettes à verres légèrement teintés ?

L’opticien a mon affaire. Je choisis des bésicles à monture courante et des verres très peu colorés, afin de ne pas attirer l’attention. Ensuite, j’entre dans un bistrot, je m’enferme dans les lavabos et arrache le talon d’une de mes chaussures, ceci pour transformer ma démarche. Me voici brusquement affligé d’une légère claudication. Demain, ma moustache commencera à être apparente. Mon percepteur, lui-même, ne me reconnaîtra pas. Ça doit coller. En somme, les Frizous n’ont mon signalement que par personnes interposées, puisque j’ai ratatiné les deux armoires chargées de m’appréhender…

Si je tiens mes pieds au sec, je n’aurai pas trop à m’inquiéter des occupants.

Je vais m’alimenter, puis j’achète les journaux de l’après-midi. Tous parlent de mon affaire et — évidemment — m’appellent l’assassin, le monstre, le dangereux terroriste, etc.

J’apprends que je suis l’auteur de l’assassinat de Slaak, dont le corps a été découvert par un petit télégraphiste, et que je dois tremper dans la bande de terroristes qui a mitraillé le restaurant du Coq-Hardi à La Panne. On ne dit pas grand-chose de la môme-caméra, sinon qu’elle a été grièvement blessée. On ne l’appelle que « la malheureuse jeune femme », ce qui, vous l’avouerez, ne me renseigne pas sur son identité.

Désabusé, je balance le canard dans une bouche d’égout et je décide de me mettre sérieusement au tapin.

Mentalement, je passe en revue les noms des collaborateurs de Bourgeois. Ils sont sept, je le répète, et le traître se trouve parmi eux.

Si je commençais par l’une des deux femmes ?