L’une des deux femmes s’appelle Laura. Je me dis qu’avec un prénom pareil, une gnère ne doit pas avoir la tranche d’une marchande de robinets et, comme je suis aussi sensible au beau sexe qu’un poisson l’est à l’élément liquide, je décide de commencer mon enquête par elle.

Elle pioge dans une petite rue pittoresque, du côté de la place du Parlement. C’est vieux, gris, triste et doré comme un bouquin ancien. Ça vous a un certain charme. En contemplant cette façade aux fenêtres munies de petits carreaux, j’attrape une sorte de vague à l’âme indéfinissable.

Je me dis que la guerre et la chasse aux traîtres sont des trucs terriblement stériles et je rêve de me trouver dans une petite pièce confortable, entre deux bras blancs. L’amour, il n’y a que ça de chouilla sur cette garce de planète…

J’en suis là de mes réflexions extra-philosophiques lorsqu’une espèce de petite déesse sort de l’immeuble. Illico une sonnerie, identique à celle annonçant l’arrivée des trains dans les gares, se déclenche sous mon dôme. Je sens que Laura c’est cette petite beauté portative.

Elle croise une grosse daronne, un peu moins large que les grands magasins du Louvre et lui dit :

— Bonjour, madame Deulam.

Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais sa voix correspond à son physique. Elle vous flanque plus de frissons dans le corps que ne le ferait un courant à haute tension.

La mère sac-à-bidoche lui répond :

— Bonjour, mademoiselle Laura.

Ceci pour vous prouver que San-Antonio a le nez creux et qu’il n’a pas besoin d’aller se faire tirer les brèmes chez la pythonisse du coin pour entraver le pourquoi et le comment des choses.

Sans hésiter, j’emboîte le pas à la jeune fille. Tout en lui filant le train, j’étudie sa géographie. Pardon ! Quand on a vu une gamine de ce gabarit, une fois, qu’est-ce qu’il doit falloir ingurgiter comme bromure pour retrouver le sommeil. Elle est fabriquée comme la Vénus de Milo : elle a une avant-scène sensationnelle qui danse sous sa robe à mesure qu’elle marche, de grands cheveux blonds qui lui descendent jusqu’au milieu du dos et des jambes qui doivent enlever tous les premiers prix dans les expositions de guiboles.

Elle arpente les pavés à grands pas. C’est une sportive, je le vois à sa démarche. Nous attrapons des ruelles et des ruelles et nous finissons par déboucher sur une grande place plus grise et plus triste que tout le reste de Bruxelles. Elle va droit à un café et s’assied à une table. J’en fais autant. Je m’embusque derrière un journal pour attendre les événements. Ceux-ci ne tardent pas à se produire. Du moins, si l’on admet comme événement, le fait qu’un type vienne s’asseoir à la table de Laura.

Je l’examine discrètement. Il est grand, maigre et il a une tête qui serait assez agréable si ce n’étaient ses yeux fuyants.

Ce ne doit pas être un amoureux, car la fille se contente de lui serrer la paluche d’une manière indifférente.

J’ouvre grandes mes manettes pour essayer d’esgourder leurs salades, mais je suis chocolat car ils jaspinent en flamand et il n’y a rien de plus duraille à entraver que cette langue pour un mec de Belleville qui, en fait de langues étrangères, ne parle que le javanais de la Villette.

Tout ce que je peux faire, c’est observer. Je ne m’en prive pas. L’homme me rappelle quelque chose. J’ai comme une sensation extrêmement vague de déjà-vu, en le regardant. Chose étrange, cette sensation disparaît lorsque je contemple son visage. De quoi s’agit-il ? Je me souviens que c’est lorsqu’il est entré et m’a eu tourné le dos pour s’approcher de la table voisine que ce sentiment a pris corps. J’ai beau me creuser la tranche avec une fourchette à dessert, je continue de nager dans le brouillard. Sa voix ne me dit rien… Ses gestes non plus… Comme c’est désagréable ! Cela fait comme lorsqu’on s’obstine à chercher un nom qui ne parvient pas à se préciser dans votre caberlot.

Je m’efforce de penser à autre chose, mais c’est en vain. Ce point d’interrogation tourne en moi, semblable à un brin de paille dans les remous d’un fleuve.

Où ai-je aperçu ce gnace, sacrebleu ?

Je baisse les yeux, comme pour quêter une réponse dans la sciure saupoudrant le parquet et c’est ce mouvement banal qui déclenche la réaction salvatrice.

Je cherche dans mon portefeuille la photographie ratée que renfermait l’appareil de la pauvre môme-caméra. Je la regarde attentivement et mon œil exercé finit par confirmer mon impression. Ce pan de pardessus, ce morceau de jambe de pantalon et ce soulier, je les aperçois, sans aucun doute possible, sous la table de mes voisins. Ils appartiennent au grand type qui parle à Laura. Je reconnais le tissu à petits carreaux du pardessus ; celui à rayures du bénard et les triples semelles des pompes. Il y a même une éraflure au talon qui est visible sur la photo !

Comment que je jubile ! M’est avis que je le tiens le fumelard qui a dessoudé Slaak et la petite gosse de La Panne. Je le tiens et il faudra qu’il m’en dise aussi long que sur le Larousse en six volumes, avant de prendre des vacances au pays où ce sont les anges — et non pas les hirondelles — qui volent bas lorsqu’il va pleuvoir !

Je torche mon verre de gueuze-lambic et je file. Je préfère attendre mon pèlerin au-dehors. De la sorte, il ne se rendra pas compte que je le suis. Je me planque derrière une fontaine et j’attends en fumant un abominable cigare qui dégage autant de fumée que dix appareils à faire fondre l’asphalte, en répandant exactement la même odeur.

Un quart d’heure plus tard le couple sort de l’estanco. Laura fait un petit signe léger au zigoto et tous deux se partagent les points cardinaux. J’emboîte le pas à l’homme, quant à la petite, j’ai son adresse et je sais où la retrouver…

Lui se dirige vers le plus proche arrêt de tramway. Je pige la manœuvre et je me débrouille pour arriver au point de stationnement avant lui. La chose est connue : l’ABC de la filature consiste à précéder et non à suivre.

Nous montons dans le toboggan, chacun par un bout. Je demeure sur la plate-forme avant, afin de pouvoir surveiller tranquillement les faits et gestes de mon client. Il a l’air de rêvasser. Nous roulons pendant un bon bout de temps et à une allure extraordinaire. C’est fou ce que ces tramways bruxellois sont rapides ! Nous atteignons une banlieue enfumée où grouille la marmaille.

Le type descend. Bien entendu, j’en fais autant.

Il s’engage dans un terrain vague et je le suis de loin, car il pourrait trouver suspecte ma présence en un tel lieu. Je réussis néanmoins à ne pas le perdre de vue.

Dix minutes plus tard, il stoppe devant une masure en ruine qui ne doit tenir encore debout que grâce au papier peint collé sur les murs, à l’intérieur. Le crépuscule commence à descendre sur la ville. Une odeur de suie et d’humidité alourdit l’air. Le type respire bien à fond avant de rentrer, puis il plonge dans le couloir obscur. J’attends un peu ; lorsque je vois une lumière briller au premier étage, j’entre dans la maison à mon tour.

Les escaliers sont de bois. Les murs sont lépreux au dernier degré et couverts de graffiti ; les parpaings de plâtras tombent du plafond dont on voit l’armature comme on voit la trame d’une étoffe élimée.

Je dégage mon Lüger de sa gaine et j’entreprends l’ascension de l’escalier branlant en prenant des précautions infinies pour ne pas le faire grincer.

Me voici enfin au premier étage. Pas un bruit ! Seul, le rai de lumière filtrant sous la porte indique une présence. Je me courbe en deux afin de fixer mon œil au trou de la serrure. Je ne distingue rien. Il doit y avoir un cache-trou.

Je danse d’une patte sur l’autre sans parvenir à prendre une décision. À cet instant, je sens dans mes reins un contact dur. Des trucs de ce genre me sont arrivés tellement souvent que je ne mets pas vingt secondes à réaliser. Je veux bien être l’empereur des tringles à rideaux si ce n’est pas le canon d’un revolver qui me chatouille les omoplates. Notez bien qu’une seringue, en elle-même, n’est jamais dangereuse ; ce qui importe, c’est l’état d’esprit du gougnafier qui la tient dans sa pogne.

Je n’ose me retourner, de peur que ça pète.

Une main rageuse m’arrache mon arme.

— Pousse la porte ! ordonne une voix sèche.

J’obéis.

Nous pénétrons tous les trois (le type qui me tient en respect, son feu et moi) dans une pièce qui ferait les délices d’un metteur en scène réaliste. Ça pue le moisi par ici. Les murs sont tapissés d’un affreux papier jaune prostate qui part en languettes semblables à des copeaux de bois.

L’ameublement se compose d’une table et de deux chaises.

— Assieds-toi ! me dit l’homme.

Je m’assieds.

C’est alors seulement qu’il se montre. Il s’agit bien de l’homme au pardessus à carreaux, ainsi que je le supposais.

— Bonsoir, murmuré-je cordialement.

Il n’a pas l’air de goûter la plaisanterie.

— Baisse la tête, ordonne-t-il.

— Pour quoi faire, le roi va passer ?

— Baisse la tête !

— Ça va me donner le torticolis.

— Baisse la tête !

Sa voix se fait de plus en plus impérative. On y devine comme de la cruauté.

J’obéis. Je baisse ma tête parce qu’il veut que je le fasse et qu’il est impossible de refuser quoi que ce soit à un type tenant un 9 mm chargé dans la main.

Alors je prends un jeton inouï derrière le citron. Ma tronche vole en éclats lumineux. À Paris, pour le 14-Juillet, y a des gars qui se passeraient de briffer pour pouvoir assister à un feu d’artifice pareil.