La mer du Nord a une vilaine couleur gris tubard lorsque je parviens à La Panne, après avoir marché pendant deux bonnes heures à travers les dunes.
J’ai du sable plein mes galoches, plein les revers de mon grimpant, plein les yeux et peut-être qu’à l’autopsie on en dénicherait suffisamment dans mes poumons pour reconstruire l’Opéra de Berlin. Ça craque sous mes dents, comme de la pâtisserie d’Occupation. J’ai horreur de cela, aussi je décide de m’expédier un demi de gueuze au bon endroit, histoire de me rincer le tube digestif. De toute façon — même sans ce sable envahissant — j’aurais pris une décision de cet ordre.
Je marche en direction de la plage, en descendant de temps à autre du trottoir, afin de laisser la place aux Allemands qui se baguenaudent.
Plus je m’approche de l’eau, plus je la trouve vénéneuse d’aspect. Cette fin de journée est plus triste qu’une carte de rationnement. Il y a du gris partout. Le soleil couchant lui-même semble vide et éteint. Il doit en avoir marre d’éclairer ce monde à la gomme et je le comprends.
Le soleil préfère les petits oiseaux aux torpilles et il aime mieux fabriquer des fleurs plutôt que des asticots.
Un vent aigre souffle en rafales, chargé de ce damné sable qui me donne des yeux d’épagneul breton. Bref, ce coin de la côte belge, en cette année 43, est un tout petit peu moins gai que le pénitencier de Sing Sing. Il faut vraiment y être né ou bien avoir à y remplir une mission importante — et c’est mon cas — pour y séjourner.
Mentalement, je me répète l’adresse que le major Parkings m’a donnée : Camille Slaak, L’Albatros. L’Albatros, c’est, paraît-il, un bistrot dont est propriétaire mon correspondant.
Je me rancarde auprès d’un marchand de vélos de la rue principale et il me désigne une ruelle qui va à la plage.
— Ça est là, me fait-il avec un bon sourire qui reflète autant d’intelligence qu’une portion de brie.
Je dis merci-bien-vous-êtes-bien-aimable et je m’engage dans la voie indiquée. L’Albatros est une petite boîte du genre sélect, avec une devanture en marbre rose pareille à un caveau de famille bourgeoise et une enseigne peinte en bleu lavande sur fond rose bonbon.
J’entre. C’est gentil, probablement à cause du bar verni qui fait penser à l’intérieur d’un yacht. Il y a des flacons versicolores sur les étagères et je me promets de leur faire une visite de politesse dans un très proche avenir. À moins qu’ils ne contiennent que de la flotte colorée, comme les bocaux de pharmaciens.
Malgré le timbre de la porte d’entrée, personne n’apparaît. Sans doute le barman se trouve-t-il à la cave…
Je m’installe sur l’un des hauts tabourets du bar et je renouche une bouteille de cognac.
— Oh ! la maison ! je crie.
Personne ne me répond.
Je saute de mon tabouret.
— Y a quelqu’un ?
Mais va te faire voir ! L’établissement paraît plus désert que la conscience d’un brigadier de gendarmerie.
Je décide de pousser une petite reconnaissance dans les communs. Un simple rideau de perles me sépare de l’arrière-salle ; je l’écarte et je débouche dans une petite pièce intermédiaire où sont entreposées des caisses de spiritueux.
— Monsieur Slaak !
Je fais quatre pas et j’arrive à la cuisine.
Slaak s’y trouve. Il est accagnardé contre la porte d’un frigo de bois à laquelle il demeure fixé grâce à l’épée qui lui traverse la poitrine. Je sais qu’il s’agit de Slaak, car le major m’en a fait une description vigoureuse. Jusqu’ici, j’ai vu bien des cadavres, mais jamais encore il ne m’a été donné de découvrir un zigoto mort par l’épée ; c’est une fin à la mousquetaire, vraiment inattendue au cours d’une guerre ultra-moderne.
J’examine le mort. Le type qui lui a réglé sa note devrait être un drôle de costaud, car la pointe de la lame a non seulement traversé le buste de Slaak, mais encore a pénétré profondément dans le bois du frigo. Mon correspondant est piqué contre le panneau, comme un papillon dans une boîte.
— Qui est-ce qui t’a fait ça ? murmuré-je.
Bien entendu, il ne répond rien. Son menton touche sa poitrine, ses yeux sont vitreux et un mince filet de sang se coagule aux commissures de ses lèvres. La mort ne doit pas remonter à plus d’un quart d’heure.
Je songe alors qu’un client peut entrer à L’Albatros d’une seconde à l’autre. J’aurais bonne mine s’il me trouve là. Surtout si c’est un Allemand.
J’aperçois une nappe de papier sur la table. J’en déchire un morceau et j’écris en caractères d’imprimerie : FERMÉ POUR LA SOIRÉE ; ensuite, je vais tirer la targette fermant la porte et j’épingle mon papier après le rideau.
De cette façon, à moins d’une malchance tenace, je suis peinard pour un moment.
Je me mets à fouiller l’établissement. Je ne découvre rien d’intéressant, sinon dans une salle à manger, une panoplie à laquelle il manque l’épée fatale. Donc le zigue qui a assaisonné Slaak était un familier, puisqu’il avait accès aux appartements. Je retourne au bar afin d’attraper la bouteille de cognac.
Mon histoire débute mal !
Il y a, dans les gars du réseau belge, un enfant de garce qui met des bâtons gros comme des poutres dans nos roues. C’est ce traître que les services de l’I.S., auxquels j’appartiens, m’ont chargé de démasquer et de liquider. Slaak devait m’aider de ses conseils. Désormais, il ne peut plus aider que les pissenlits, en leur apportant sa contribution personnelle en engrais azotés.
Qui a épinglé le bistrot ?
Pas les Allemands à coup sûr, car ils l’auraient arrêté afin de le… « questionner » avant de lui donner son aller simple pour le paradis. Et puis, ce genre d’exécution ne correspond guère à leurs méthodes habituelles.
Je quitte L’Albatros par une porte de derrière. Je ne tiens pas à me faire remarquer. Demain, avant peut-être, on découvrira le meurtre et alors le marchand de vélos de la Grande-Rue se souviendra que je lui ai demandé le chemin du bar de Slaak… Mauvais dans la pipe ! En ce moment, il y a tellement de crimes commis par les sulfatés, qu’ils crachent feu et flammes pour découvrir les auteurs de ceux qui ne les concernent pas, ceci afin de se poser en implacables justiciers sans doute.
Je réfléchis à ça tandis que je débouche sur la place. Celle-ci est un immense chantier. Les Fridolins se démerdent de construire le mur de l’Atlantique. Il paraît qu’avec ce truc-là ils seront peinards comme des amoureux dans une chambrette.
La nuit se soude à la mer. Le vent charrie toujours des tombereaux de sable. Il n’y a pas une lumière visible alentour ; seule, la grosse rumeur des flots et du vent emplit cet univers vide et triste.
Je respire à pleins poumons lorsque les bourrasques s’interrompent. Je donnerais tout le mur de l’Atlantique pour me trouver dans un petit coin de France, en tête à tête avec une bouteille de vin vieux, un fin gueuleton, ou une souris confortable du côté des roberts.
— Pardon, monsieur, avez-vous du feu ?
Je sursaute et me retourne. C’est une phrase banale mais que je n’aime pas entendre prononcer dans le noir lorsque je suis seul.
J’aperçois une jolie silhouette de femme et, malgré l’obscurité, j’ai l’impression que le visage qui l’agrémente doit être plus agréable à contempler qu’un kilo de pommes de terre.
— À votre service, dis-je.
Je sors mon briquet et présente sa flamme vacillante à mon interlocutrice. Seulement, avec le vent qui souffle de plus en plus fort, j’aurais plus vite fait de traverser la Manche sur un pédalo que d’allumer sa cigarette. J’entrouvre mon pardessus et elle se blottit contre moi. Cette môme à un parfum qui ferait danser le swing à un couvent de moines. Je la respire à plein pif. C’est du sérieux comme odeur, si ça ne sort pas de la rue de la Paix, moi je suis le cousin germain de Goering !
La môme me remercie et s’éclipse. Le temps que je trouve quelque chose à lui dire pour la rambiner et elle a évacué mon horizon.
Je continue ma promenade en reniflant ce parfum subtil avec une pointe de mélancolie. Déjà cette brève rencontre se désagrège dans ma mémoire. Il ne reste en moi que ce vague sentiment triste et mélodieux, que cette silhouette imprécise, que cette douce odeur…
Je remets le briquet dans ma poche. Alors ma main touche un objet insolite qui ne s’y trouvait pas cent vingt secondes auparavant.
Je le palpe curieusement avant de l’extraire de ma profonde. C’est de la dimension d’une grosse boîte d’allumettes et c’est assez lourd. Je le prends et l’approche de mes yeux. Il s’agit d’un petit appareil photographique.
Décidément, ça se corse (chef-lieu Ajaccio).
Les événements se précipitent. Il n’y a pas une heure que je suis arrivé à La Panne et, déjà, j’ai découvert un cadavre embroché et j’ai allumé la cigarette d’une souris qui a su glisser un appareil photo dans ma poche, sans que je m’en aperçoive !
Je crois que c’est ce second incident qui m’épate le plus. Rappelez-vous qu’il faut être drôlement fortiche pour batifoler, à mon insu, dans les fringues de San-Antonio.