Je crois bien que je n’ai jamais trouvé saveur plus merveilleuse à l’air nocturne que ce soir. On peut vous amener tous les alcools du monde, vous n’en dénicherez pas un qui soit davantage corsé que la liberté.
Je ne peux m’empêcher de rigoler en évoquant la tête que les Frisés vont faire quand ils s’apercevront que le chariot est vide.
Il va y avoir de la joie. Jamais le pseudo-Thierry n’aura autant l’air d’un melon que tout à l’heure…
Nous gagnons des ruelles paisibles et sombres. Après ce numéro de cirque dans les lumières de la fête, il me semble que je ne me lasserai jamais de l’obscurité.
Nos actions reprennent de la valeur, seulement le hic, c’est de trouver une planque.
Je crois le moment venu de toucher deux mots de mes préoccupations à Laura :
— Votre appartement est brûlé désormais ! lui dis-je. Vous avez de la famille ?
— Non.
— Tant mieux. Vous connaissez Bruxelles, moi pas. Vous ne voyez pas un coin tranquille où nous puissions nous terrer pendant quelque temps ?
— Il faudrait demander à Bourgeois…
— Bourgeois ! Sapristi, il faut le prévenir d’urgence, car il va lui arriver des pépins à lui aussi…
— N’ayez pas peur, me rassure Laura. Bourgeois n’est pas son véritable nom, et je n’ai jamais donné de précisions sur lui à Thierry.
— Vous avez dû être filée ; il y a longtemps que vous le connaissez, ce… Thierry ?
— Un mois à peine.
— Bon, nous en reparlerons. Le plus urgent est de passer un coup de tube à Bourgeois.
Nous arrivons précisément à la hauteur d’une petite taverne. J’y guide ma compagne. Il y a un perron à gravir. Nous nous trouvons dans une salle basse, très flamande, avec un parquet de bois, de la céramique un peu partout et des trucs en cuivre.
La bonne femme qui tient ce machin est grosse, propre et blonde. Elle a un petit air courtois qui me va droit au cœur.
— Téléphone ?
— Cette porte, au fond.
Je vais à la cabine et j’affranchis rapidement Bourgeois sur ce qui se passe. Il en reste comme deux ronds de flan.
— Prévenez les autres ! lui dis-je. Qu’ils prennent garde ; vous aussi, du reste ! Laura me dit qu’elle a été discrète — et ce doit être vrai, car ça m’a l’air d’être une petite bonne femme au poil — mais on ne sait jamais. L’espion a pu la faire suivre, que dis-je ! il a dû ! Changez vos adresses, vos codes, vos noms, vos mots de passe.
— Entendu.
— Où pouvons-nous nous planquer ? C’est que nous sommes sérieusement brûlés. Jeanne d’Arc ne l’était pas davantage.
Il me donne une adresse. Il s’agit d’une amie à lui qui tient un bistrot. Je peux y aller de sa part en disant : « Petite pluie abat grand vent. » Il paraît que cette phrase est magique et que, sitôt que je la lui aurai dite, elle me fera tout ce que je voudrai : depuis des crêpes flambées jusqu’à la brouette chinoise.
Je note donc, mentalement, cette bonne adresse, et je remercie Bourgeois.
— Deux genièvres ! commandé-je en revenant dans la grande salle.
L’alcool nous donne un coup de fouet salutaire. Je fais immédiatement remettre une tournée, après quoi je paie et dis « au revoir » à la grosse femme.
Au moment où nous nous apprêtons à mettre le pied sur le perron, voilà qu’une caravane de motocyclistes allemands débouche dans la rue.
Pas le moment d’aller chasser le papillon de nuit ! Notre trace a été retrouvée… C’est inouï ! Dans ce nom de Dieu d’univers, il y a toujours des pieds-plats qui repèrent vos faits et gestes.
Je tire Laura en arrière et je referme précipitamment la porte de la taverne.
— Que se passe-t-il ? demanda la tenancière.
Question embarrassante.
Le mieux est de ne pas y répondre.
Elle s’approche de la porte et jette un coup d’œil au dehors.
— Les Fritz ! fait-elle.
Son ton est plus éloquent que tous les mots. On sent que cette femme n’aime pas les vert-de-gris.
— C’est après vous qu’ils en ont ? me demande-t-elle.
Je m’abstiens toujours de répondre. Les motocyclistes s’arrêtent devant le perron de l’établissement.
— Oui ! murmure la grosse femme.
Elle prend nos deux verres restés sur le comptoir et les plonge dans le bassin de zinc.
— Prenez la petite porte de derrière, fait-elle, vous trouverez un escalier de bois dans la cour, il mène à un grenier. Au fond de ce grenier se trouve une fausse fenêtre ; en réalité, il s’agit d’une porte qui ouvre sur une pièce. Cachez-vous-y !
Jamais je ne l’aurais cru capable de parler aussi vite. Ses explications n’ont pas duré quatre secondes.
Comme je repousse la porte donnant sur les communs, j’entends un bruit de bottes martelant les marches. Nous sommes dans une courette encombrée de matériaux divers ; j’ai vite fait de repérer l’escalier de bois. Nous le gravissons en quatre enjambées et nous atteignons le grenier. Il est immense. Comme tous les greniers du monde, il abrite des vieux lits de fer, des malles, des haricots secs, des vieilles voitures d’enfants et des tuyaux de poêle rouillés.
Il prend le jour par une « tabatière ». Ça tombe pile, car il y a un lampadaire dans la rue, à hauteur du toit, ce qui éclaire suffisamment le grenier pour que nous puissions nous y diriger.
Au fond se trouve bien la fausse fenêtre dont a parlé la grosse cabaretière. Je m’y précipite. Puisqu’elle est truquée, elle doit comporter un loquet quelconque permettant de l’ouvrir…
Je tâtonne fébrilement et j’empoigne l’espagnolette. C’est une bénédiction : la fenêtre en toc s’ouvre comme une vraie fenêtre ! Nous pénétrons dans une minuscule pièce grande comme une cabine de barlu. Je repousse la fenêtre. Je découvre alors derrière elle une grande pièce de bois qui, une fois placée en travers, la ferme hermétiquement de l’intérieur. C’est bien le diable si les Fridolins viennent nous cueillir ici !
Nous n’y voyons absolument rien, et je n’ose battre le briquet, de crainte qu’un rais de lumière ne trahisse notre présence.
Laura me dit qu’elle vient de découvrir un lit. Nous nous asseyons, l’un à côté de l’autre, et nous attendons. Nos palpitants cognent si fort que nous avons l’impression d’être aux bords d’une cascade. Le temps s’écoule plus lentement que partout ailleurs dans le noir.
Enfin, un pas retentit. Un pas traînant, lourd et rassurant.
— Ouvrez, me dit l’hôtesse, c’est moi.
J’obéis.
Elle tient une torche électrique et sourit.
— L’alerte a été rude, hé ? Heureusement, ils n’étaient pas certains que c’étaient vous que des gamins aient vu circuler dans la rue… Ils m’ont questionnée ; je leur ai dit qu’il me semblait, en effet, avoir vu passer un couple correspondant à votre signalement quelques minutes auparavant. Ils m’ont crue et sont repartis.
Je lui tends la main :
— Vous êtes la plus chic bonne femme de tout le royaume de Belgique, madame ?…
— Broukère.
Je tressaille.
— Vous avez dit ?
— Broukère.
— Sapristi ! Nous sommes dans quelle rue, ici ?
— Rue de Charleroi.
Elle est raide, celle-là — comme disait une jeune mariée — le hasard est le plus astucieux des humoristes. Nous sommes à l’adresse que vient de m’indiquer Bourgeois.
— Incroyable ! fais-je.
— Qu’est-ce qui est incroyable ?
— Tout à l’heure, j’ai téléphoné à un ami pour lui dire que nous étions traqués et lui demander l’adresse d’une planque. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? D’aller chez Mme Broukère, rue de Charleroi, et de lui dire : « Petite pluie abat grand vent. » Et c’était de chez vous que je téléphonais !
Les deux femmes poussent les exclamations qui s’imposent. Oui, le hasard est un grand maître et tutti quanti!
— Demeurez ici le temps que vous voudrez ! nous dit la bonne grosse. Je vais aller vous chercher de quoi manger.
— Pendant que vous y êtes, apportez aussi de quoi boire.
— Ben, voyons ! s’exclame-t-elle.
Elle est tellement brave, cette vioque, que je lui saute au cou.
Des grognasses comme elle, il en faudrait des treize à la douzaine, moi je vous le dis !
Lorsque nous avons achevé l’omelette Parmentier et le veau froid qu’elle nous a montés, lorsque nous avons liquidé la bouteille de bourgogne qui accompagnait le festin, lorsqu’enfin nous avons souhaité le bonsoir à la mère Broukère, il se fait un curieux silence dans la petite chambre sous le toit.
— Dites donc, Laura, vous allez prendre le lit.
— Et vous ?
— Moi, eh bien, je… Je pagnoterai sur une couvrante, par terre.