Je ne sais pas s’il vous est arrivé de bivouaquer dans une pièce minuscule en compagnie d’une souris que vous ne connaissez que depuis quelques heures ? Je vous jure que cela produit un drôle d’effet.
Le sentiment de sécurité que j’éprouve me permet d’en éprouver un autre, plus complexe. Entortillé dans ma couvrante, je ne parviens pas à chasser de mon tiroir à méninges la silhouette de la petite Laura.
Comment qu’elle est fabriquée, cette poupée !
J’imagine son beau corps rompu de fatigue, sa poitrine qui se soulève… J’ai dans l’idée qu’elle a la plus belle paire de roberts de Bruxelles. Son souffle me fait évoquer sa bouche… Elle a des lèvres sensationnelles. Tout en elle est sensationnel !
Je tourne et je me retourne par terre.
— Vous ne dormez pas ? chuchote-t-elle.
— Non.
— Vous êtes mal sur ce plancher !
— J’en ai vu d’autres…
Il y a un silence. Un silence qui grince dans nos oreilles comme une poulie mal graissée.
Je me mets à genoux et je m’approche du lit. Je me guide à sa chaleur. Doucement j’avance mes mains ferventes.
Elle tressaille.
— Que faites-vous ?
Alors, croyez-moi si vous voulez, mais moi, San-Antonio, le gros dur, le caïd des caïds, le tombeur des tombeurs, je me liquéfie comme un collégien. Je me mets à bêler :
— Laura, Laura.
D’une voix tellement mal assurée qu’elle se coince dans mon corgnolon.
Elle balbutie :
— San-Antonio ! je vous en prie. Je vous en prie…
Et elle me repousse fermement.
Sans doute je ne suis pas son genre. Peut-être aussi qu’elle a dans le palpitant un Valentino auquel elle entend demeurer fidèle.
Navré du haut en bas je balbutie :
— Excusez-moi, Laura.
Et je retourne sur ma couvrante comme un clébard.
Je me mets en chien de fusil et je tâche d’en écraser. Chose étrange, j’y parviens sans difficulté.
Je ne sais depuis combien de temps je roupille lorsque quelque chose me fait sursauter.
Ce quelque chose c’est une paire de lèvres posées sur ma bouche.
« Tiens ! je me dis, la belle Andalouse a changé d’idée. » Ne croyez surtout pas que j’en sois surpris ; je sais par expérience que les bonnes femmes fondent, comme la vérole sur le clergé, sur les types qui n’insistent pas.
Suivez bien mon conseil, les potes : n’insistez jamais ! Voyez moi : je n’ai pas poussé ma sérénade à Laura, aussi elle n’a plus pu s’endormir et la voilà qui s’entortille après moi comme du lierre autour d’un tronc.
Je ne sais pas si la mère Broukère a sa chambre au-dessous de la nôtre. Si oui, elle doit se dire que les agents secrets ne sont pas si secrets que ça.
Quel chabanais, madsème !
* * *
Il est tard, le lendemain matin, lorsque nous nous éveillons. Quelqu’un frappe à la porte.
Je reconnais la voix de Bourgeois qui dit :
— C’est moi, les enfants, ouvrez !
Je passe un grimpant et je tire le drap sur la nudité de Laura.
Je fais basculer la barre de bois et Bourgeois apparaît. Il regarde d’un air hébété nos fringues jetées pêle-mêle sur le plancher. Le désordre ambiant ne laisse aucun doute sur ce qui s’est passé dans le secteur.
— Eh bien ! fait-il.
Laura détourne la tête, rouge de confusion. Moi je me marre autant que le gars qui fait de la réclame pour la poudre hilarante.
— Salut, Bourgeois, je dis. Ne faites pas ces yeux-là, mon bon, vous allez me faire croire que votre papa ne vous a rien dit lorsque vous avez atteint l’âge de la puberté.
— Laura ! murmure-t-il d’un ton incrédule. La chaste Laura !
Il paraît vraiment interloqué.
Si nous étions seuls, lui et moi, je l’affranchirais une bonne foi sur la soi-disant chasteté des gonzesses. Mais je crains de passer pour un mufle, aussi je prends le parti de jouer le jeu et je soupire :
— Que voulez-vous, lorsqu’on a passé des instants comme ceux d’hier, on se sent liés par une sorte de chaîne invisible…
Le Bourgeois, c’est peut-être un superman de la Résistance, mais question amour il a l’air aussi évolué qu’une portion de gruyère. Ma petite phrase qui sent pourtant son Écho de la mode de loin le fait chialer.
Il nous serre la main.
— Oui, oui, bégaie-t-il, mes enfants, c’est magnifique ! Toute la ville en parle. La Gestapo tenue en échec par un couple audacieux ! Ça, c’est un exploit, un exploit qui s’inscrira en lettres d’or dans l’histoire de cette guerre.
Si je ne l’arrête pas, d’ici dix minutes il va chanter La Brabançonne.
— Passez la main, dis-je. Quoi de neuf ?
Il revient à nos préoccupations.
— J’ai fait partir votre photographie hier au soir par avion, et Londres m’a, dès ce matin, adressé sa réponse par radio, la voici : Photo femme est celle Elsa Maurer, espionne autrichienne connue sous matricule B H 78.
J’ouvre des carreaux immenses.
Une espionne, la môme-caméra ! Une espionne ! Pour une surprise, c’en est une.
— Vous me voyez sur les fesses ! fais-je à mes compagnons. J’avoue que je suis complètement siphonné. Pourquoi cette fille a-t-elle agi de la sorte ? Pourquoi m’a-t-elle remis cette photo ? Pourquoi l’a-t-on descendue si elle appartient au S.R. allemand ?
Je réfléchis.
— De deux choses l’une, poursuis-je. Ou bien il s’agit d’une confusion de la part des services anglais — et j’en doute car les Britanniques n’avancent rien dont ils ne soient sûrs — ou bien elle a décidé de tourner casaque… Peut-être l’avenir nous apprendra-t-il la vérité…
Nous faisons à Bourgeois le récit détaillé de nos aventures de la veille.
— Vous le voyez, conclus-je, je n’ai pas perdu de temps puisque, grâce à mon flair et… au hasard, j’ai mis le doigt sur le personnage coupable des fameuses fuites.
— Mais je ne lui ai jamais rien dit, je vous le jure ! crie Laura. Il ne peut y avoir de fuites puisque c’est lui, au contraire, qui me fournissait des renseignements !
— Partant de vous, il a dû remonter aux autres et les faire surveiller. Il m’a l’air diantrement adroit, le bougre !
— Mais non, objecte Bourgeois, s’il était comme vous le dites « remonté » aux autres, nous aurions été arrêtés.
Il n’a pas achevé ces mots que la mère Broukère fait son apparition.
— Un grand malheur, un grand malheur, pleurniche-t-elle, les Allemands ont mis la main sur nos amis ; tous les six ont été appréhendés cette nuit !
Je me tourne vers Bourgeois.
— Nom d’une merde arabe ! Vous n’avez donc pas prévenu vos collaborateurs ainsi que je vous avais conseillé de le faire ?
— Il était trop tard, hier, ils étaient en mission. Ils ne devaient pas regagner leurs domiciles avant de passer chez moi.
— Quelle était cette mission ?
— Repérage de la péniche transportant l’eau lourde de Norvège en Allemagne.
— Où ont-ils été arrêtés ? questionné-je, en regardant la grosse cabaretière.
— Dans le train, entre Bruges et Bruxelles.
— Pardi ! Thierry avait leur signalement, ainsi que je le supposais. Lorsqu’il a vu que nous lui glissions entre les mains il a donné l’ordre d’arrêter toute la bande et a fait largement diffuser leurs portraits parlés.
Laura se jette à plat ventre sur le lit en sanglotant :
— C’est de ma faute, pleurniche-t-elle. C’est moi qui ai fait la connaissance de ce salopard !
— Mais non, lui dis-je, c’est lui qui a fait votre connaissance à vous.
« Il est rusé comme un renard, le bougre.
— Et puis, murmure tristement Bourgeois, vous n’avez rien fait sans me tenir au courant, Laura, votre responsabilité est dégagée.
J’éclate :
— Sacrés vingt dieux ! on est donc aussi gland en Belgique qu’en France ! Vous croyez que c’est le moment de parler de responsabilités et autres foutaises ? Ces six mecs sont chopés. Il faut voir si on peut les tirer là…
— Bravo ! crie la mère Broukère.
Avec ces cent dix kilos, c’est encore elle la plus énergique !