Je demande à Bourgeois :

— Voyons, êtes-vous certain d’être en sécurité ? Il n’y a pas de raison que, grâce à Laura, Thierry ait pu avoir les autres et non vous.

— C’est que, répond-il, nous avions un système particulier pour nous réunir. Jamais mes collaborateurs ne sont venus à la maison, ou presque. Nos entrevues se déroulaient dans une église, séparément.

— C’est bien séparément aussi qu’ils ont été suivis. Pourquoi, en ce cas, ne pas croire que vous avez été repéré ?

Bourgeois, malgré la gravité de l’heure, sourit en regardant Laura.

— Nous nous retrouvions dans un… confessionnal, explique-t-il. Moi j’étais déguisé en prêtre et je m’entretenais avec chacun de mes… pénitents. Mon frère est curé d’une des paroisses de Bruxelles et c’est grâce à sa complaisance que j’avais pu mettre sur pied ce système.

Je le regarde avec un rien d’admiration.

— Bravo, apprécié-je. Voilà qui est bien combiné. Bon, ainsi on peut vous considérer comme blanc jusqu’à preuve du contraire ; tant mieux ! Vous allez rentrer chez vous dare-dare et essayer de connaître le lieu où ont été incarcérés vos amis. Lorsque vous aurez des tuyaux sûrs, prévenez-moi. Faites vite, car j’ai déjà des fourmis dans les jambes.

Il s’éclipse, suivi de la grosse cabaretière et je remets la traverse de bois dans sa position horizontale. Après quoi je choisis moi aussi la position horizontale parce que c’est la meilleure lorsqu’on n’a rien d’autre à faire qu’à attendre les événements.

Laura sanglote à mes côtés.

Je la prends par les épaules. Le contact de sa chair nue, brûlante, me fait frissonner. Toutefois je ne laisse rien apparaître de mon trouble.

— Ne te caille pas le sang, ma colombe, ça n’avancera à rien de bon.

— Tout de même, soupire-t-elle, mes camarades, si… gentils, si courageux…

— On les tirera de là.

Notez bien que je lance cela sans y attacher d’importance, comme on envoie une chiquenaude à un brin de paille qui vous chatouille le nez.

Mais elle sursaute et s’assied sur le lit. Elle ne prend pas garde à sa poitrine qui se dresse agressivement devant mon nez à m’en faire éclater les châsses.

— Tu serais capable de les faire évader ?

Je décèle du défi dans sa voix.

Toutes les gnères sont idem. Elles agissent toujours comme si vous étiez une touffe de cheveux mités accrochés après les dents d’un vieux peigne.

— Tu parles que j’en suis capable ! ricané-je. Je ne sais pas ce qu’il faut te faire comme démonstration pour te prouver que je suis exactement le genre de bipède qui remplace la graisse d’oie !

— C’est vrai, balbutie Laura. Tu es formidable, mon chéri.

Vers midi, la mère Broukère nous appelle. Elle a fermé son usine à bière et a préparé un confortable repas. Nous faisons la dînette tous les trois dans sa petite cuisine. Elle a trouvé le moyen de dénicher une seconde bouteille de bourgogne. Rappelez-vous que ça n’est pas dans son grenier mais dans sa cave que je voudrais être camouflé. Sûrement que je ferais des infidélités à Laura…

Nous achevons notre grappe de raisin au moment où Bourgeois rapplique. Il est congestionné et inquiet.

— Pas de casse de votre côté ?

— Non, fait-il en secouant la tête, calme plat. J’ai des détails sur l’arrestation des camarades. C’est bien dans le train, entre Bruges et Bruxelles, qu’ils ont été arrêtés, on les a incarcérés dans une école désaffectée qui sert d’annexe à la Gestapo. Malheureusement ces locaux sont si bien gardés qu’il n’y a rien à tenter.

— Il y a toujours quelque chose à tenter, je l’ai prouvé hier encore.

Cette fois, mon enthousiasme n’est guère communicatif.

Les nouvelles sont trop mauvaises pour laisser place à de l’espoir.

— Sacrebleu, hurlé-je, vous avez l’air de me prendre pour Tartarin. Si je vous dis que je vais risquer le paquet pour vos potes, c’est que je vais le faire, et tout de suite encore.

« Bourgeois, vous m’avez dit que votre frangin est curé. Quelle est sa paroisse ?

Le chef me l’indique.

— Ça se trouve où ?

— Dans la banlieue nord.

— O.K., rendez-vous chez lui dans une heure.

— Hein !

— Quoi !

— Il veut sortir !

Toutes ces exclamations me lapident.

— Vous ne pensez pas que je vais jouer au petit bonhomme du baromètre jusqu’à la fin de la guerre, non ? Vous avez un pétard à m’offrir ?

La mère Broukère passe la main à l’intérieur de son poste de radio et en ramène un 6,35 modèle courant.

— Ça peut vous rendre service ?

J’examine l’arme.

— Sans vous fâcher, la mère, cet outil ne vaut pas un bon tire-bouchon, mais je saurai m’en contenter.

Je glisse le petit feu dans la poche de mon pantalon.

— Parfait, dis-je, et maintenant il me faut un sac de charbon.

— Un quoi ?

— Un sac de charbon, vous savez ce que c’est ?

— Plein ?

— Bien entendu, plein !

— À la cave, dit la grosse femme.

Je descends dans ce sanctuaire et je jette un regard de sympathie aux rangées de bouteilles.

« À bientôt, mes chéries », leur chuchoté-je.

Je me précipite sur le tas de charbon. Je me roule dessus, j’y plonge mes paluches, mon visage. Puis j’emplis un sac et je remonte.

En passant devant une des glaces du bistrot, je me marre. J’ai vraiment l’air d’un charbonnier. Il faudrait être plus malin qu’un Frizou pour reconnaître San-Antonio sous cette couche de poussière.

— Allons, ouvrez la lourde ! Bourgeois ! dans une heure à l’église. Je pense que vous arriverez le premier. Dites à votre frangin qu’il ne s’émotionne pas.

Je sors.

* * *

Je crois que j’ai eu une bonne idée de me camoufler de la sorte, car les rues sont pleines de patrouilles.

Les Frizous ont dû recevoir des instructions expresses, cela se voit à la manière dont ils dévisagent les passants. J’ai idée qu’un pégreleu qui s’amuserait à crier « À bas Adolf ! » serait illico transformé en passoire. Je coltine mon sac de charbon à travers la ville en m’enguirlandant intérieurement pour l’avoir tant rempli. C’est qu’il ne fait pas chiqué du tout, ce sac !

Trois quarts d’heure plus tard je parviens sans encombre à l’église indiquée par Bourgeois. Je cherche la porte du presbytère et j’ai d’autant moins de peine à la dénicher que Bourgeois se tient debout dans l’encadrement.

Je pose enfin mon sac de charbon. Ouf ! J’ai l’épaule droite complètement paralysée.

Présentations. Je serre les salsifis du curé. C’est un bonhomme aussi sympa que son frère. Ils doivent être jumeaux, parce qu’ils se ressemblent comme deux nègres à poil dans un tunnel.

— M’sieur l’abbé, je lui dis, vous seriez gentil de me prêter une soutane.

Ma requête ne le déconcerte pas trop.

Sans mot dire, il passe dans une pièce voisine où je l’entends ouvrir une garde-robe qui, soit dit en passant, réclame de tous ses gonds une goutte d’huile.

— Celle-ci vous irait-elle ? demande-t-il. C’est celle de mon vicaire qui est sensiblement de la même taille que vous.

Il a pigé tout de suite, le brave homme.

Avant toute chose, je fais une virée dans son cabinet de toilette, histoire de me démaquiller un brin.

Lorsque je suis propre et luisant comme un… curé, je passe la soutane. C’est la première fois que je me déguise en ecclésiastique ; d’ordinaire je réprouve les déguisements, je préfère jouer franc-jeu, mais nous vivons une époque où les coups bas sont permis.

— Ça colle, comme ça ?

— Oui, fait le prêtre, ça… collera, à la condition toutefois que vous abandonniez votre parler pittoresque.