Il faut que je vous dise, les gars, je suis comme un boomerang : je reviens toujours à mes moutons.
Le major Parkings m’a fait éjecter d’un avion avec un bath drap de lit dans le dos pour trouver le gars qui jetait la perturbation dans le réseau de Bourgeois et lui régler son compte. Je l’ai identifié, mais la seconde partie de ma mission n’est pas encore terminée. Thierry doit être abattu et il le sera, à moins qu’un de ces truands en vert prairie ne me fasse déguster auparavant mon extrait de naissance. Je suppose que, si l’on a conduit les compagnons de Laura dans cette école désaffectée, c’est que le pseudo-Thierry y a son P.C. Je peux tirer cette conclusion du fait que c’est lui qui s’est chargé de l’affaire jusqu’ici.
Je parviens à l’école et je prends les mesures du terrain où va se jouer la partie. Il s’agit d’un grand bâtiment de brique, très récent, que les sulfatés ont entouré de chevaux de frise. Il y a des sentinelles devant toutes les portes et un poste de garde à l’entrée principale.
Une grande animation règne aux abords du bâtiment. Des voitures cellulaires et des conduites intérieures entrent et sortent. Il me sera difficile de repérer Thierry au milieu de ce va-et-vient. Mais je compte sur la chance et mon œil de lézard.
La chance me sert admirablement car, en face de la vraie école servant de prison, se trouve une bâtisse à l’allure de prison qui est une école. C’est même un internat religieux ; la présence d’un curé devant sa façade n’attirera donc pas l’attention de ces messieurs.
L’abbé Bourgeois m’a muni d’un bréviaire. Je le potasse ardemment en allant et venant devant le pensionnat.
Il y a dessus un tas de prières et je les lis depuis la lettrine jusqu’au cul-de-lampe. P’t-être que ça amadouera mon ange gardien. En voilà un qui n’aura pas volé son auréole lorsqu’il prendra sa retraite !
Les minutes passent, puis les heures. Je prends de sérieuses crampes dans les tiges. Si j’attends encore longtemps, il va me pousser de la mousse sur les pieds.
Le crépuscule descend lentement sur la ville. L’air devient plus humide. Les passants ont le col de leur pardessus relevé. Ils descendent du trottoir pour passer devant la Gestapo. Ils ne regardent même pas la boîte ; elle leur flanque visiblement les jetons.
J’ai vu déjà deux fois les factionnaires changer.
J’ai peur que l’un d’eux, plus dégourdi que ses copains, ne trouve un peu suspectes mes allées et venues.
Ça n’est pas toujours marrant d’être agent secret, je vous le garantis sur facture.
Dire que des types s’imaginent que nous faisons un turf à la Nick Carter. Mes choses, oui ! Le dernier privé venu attaché à une maison spécialisée dans le bidet ferait l’affaire en ce moment.
Je décide de compter jusqu’à cent afin de donner une limite à mon calvaire. À cent, je regagnerai la crèche de maman Broukère.
Je n’ai pas compté jusqu’à douze qu’une voiture sort de l’école, pilotée par Thierry. Je la suis des yeux et je la vois stopper cent mètres plus loin devant un bureau de poste. Alors il se produit en moi comme un élan irraisonné. Je presse le pas en direction de l’auto, je jette un coup d’œil à la porte du bureau de poste, puis j’ouvre celle de l’auto et je m’accroupis à l’arrière, mon petit pétard à la main.
C’est là l’acte d’un zigue vachement bas de plafond, direz-vous ? Sans doute, mais je vous ferai respectueusement observer, bande de pieds plats, que les types pantouflards ne se sont jamais taillé une réputation de casseurs de gueule dans les services secrets.
Je préfère traverser un cerceau en flammes plutôt que d’attendre que le feu s’éteigne. Faut que ça saute avec bibi. Puisque je tiens Thierry, je ne veux plus le lâcher avant de l’avoir perforé comme la tranche d’un harmonica.
Mon attente est de courte durée. Il ramène sa viande presque tout de suite et s’installe au volant.
Nous roulons un bon bout de temps, à travers la ville, puis il cesse de passer à chaque instant ses vitesses et je comprends que nous marchons sur une route.
Ce serait peut-être l’heure d’abattre mes cartes, non ?
Tout doucement, je me redresse et m’assieds sur la banquette arrière.
J’approche le 6,35 de la nuque du salopard et je murmure :
— Belle nuit d’automne, pas vrai ?
Au mec, ça lui produit un effet indescriptible. Il fait une embardée dans le fossé et redresse de justesse sa direction.
— Pas beaucoup de réflexes, hé, Thierry ?
— Ah ! c’est vous, soupire-t-il.
— Tiens, tu ne me tutoies plus ?
— J’ai beaucoup trop d’admiration maintenant.
Je rigole.
— Pas mal le coup du grand huit, hein ?
— Excellent, je le raconterai à mes petits-enfants, plus tard.
— Je crois bien que tu ne les connaîtras jamais, tes petits-enfants, mon pauvre vieux.
— Ah, et pourquoi donc ?
— Parce que tu as sans doute assisté tout à l’heure à ton dernier coucher de soleil.
Il ne dit rien. Moi, je n’aime pas ces silences subits. Et comment que j’ai raison de ne pas les aimer. Prompt comme une langue de caméléon, Thierry a sorti avec sa main gauche un automatique du fourre-tout et, sans se retourner, magnifique de maestria, en s’aidant seulement du rétroviseur, il tire sur moi.
Tout ça avant que j’aie le temps de dire ouf. Pourtant, si je n’ai pas eu le temps de proférer cette onomatopée, j’ai eu celui de me jeter de côté et la rafale passe à deux centimètres de moi.
Lorsque j’entends le déclic navré du feu signifiant que le magasin est vide, je reprends ma position initiale.
— Non, mais, qu’est-ce qu’on vous apprend dans les écoles d’espionnage nazies ! Tu ne sais pas qu’il est imprudent, lorsqu’on se sert d’un automatique, de tirer en rafale ? Tu as bonne mine maintenant, avec ta pétoire vide comme un sifflet !
Il ne répond rien.
— Fais demi-tour, Toto !
Il continue en ligne droite et il écrase le champignon comme une brute. Nous dépassons le cent dix.
— Et alors ? murmure-t-il. Que comptez-vous faire ? M’abattre ? Vous allez, en ce cas, entrer en contact avec un arbre !
— Le coup est classique, dis-je, tu as un chou à la crème à la place du cerveau pour ne pas avoir trouvé autre chose…
— Ce sont les coups classiques les meilleurs.
Je retrousse ma soutane et j’enjambe le dossier du siège.
— Arrête, dis-je, arrête tout de suite, collègue, où je te fais bouffer du plomb sans plus attendre.
Afin de l’intimider, j’appuie le canon de mon arme contre sa tête.
En guise de réponse, il sourit. Il a du cran, le monsieur. Je l’assaisonnerais bien immédiatement, mais j’aimerais pouvoir le travailler un brin pour tenter d’avoir des indications précises concernant les six prisonniers. Comment le mettre « out » sans le buter ? Impossible de l’estourbir car je ne dispose pas du recul nécessaire.
C’est alors que je me remémore les conseils d’un vieux pote à moi que j’ai connu à San Francisco avant-guerre et qui était un peu tueur de son métier :
« Si tu veux te farcir un mec sans l’abîmer, disait-il, tire-lui une dragée contre l’occiput en tenant le feu de biais afin que la balle ne pénètre pas mais l’érafle seulement. »
J’opère ainsi, tranquillement. L’effet est merveilleux.
Thierry a un soubresaut et pique du nez. Vous pensez que je me démerde d’attraper le volant et d’appuyer sur la pédale du frein. Je réussis un stoppage très convenable. Je regarde Thierry. La balle ne l’a pas seulement éraflé mais a légèrement pénétré sous le cuir chevelu. Il saigne comme un goret.
Je défais la ceinture de ma soutane et je lui entrave les pattes, puis j’ôte la sienne et je lui lie les mains. De cette façon, il est vraiment hors d’état de nuire. Je le fais basculer à l’arrière et je prends sa place au volant.
— Pauvre tordu, murmuré-je en le regardant, tu te croyais fortiche, hein ?
Je fais demi-tour. Me voilà bien content de moi mais assez embarrassé cependant, car je me demande où je vais pouvoir transbahuter mon colibard.
Ça n’est vraiment pas un cadeau à faire à la mère Broukère, et il ne serait pas prudent de l’emmener chez Bourgeois, la voiture est une bagnole allemande et elle sera vite repérée.
J’aperçois un petit café sur la route. J’arrête la voiture à une certaine distance de manière à ce que les patrons de l’établissement ne puissent pas lire les numéros, puis je me catapulte dans l’établissement.
— Qu’est-ce que ce sera, monsieur le curé ?
C’est tout juste si je ne me retourne pas pour voir à quel curé parle l’aubergiste. Heureusement je réalise à temps.
— Un verre de bière, s’il vous plaît. Puis-je téléphoner ?
Il me désigne l’appareil fixe, au mur. Ça la fout mal qu’il n’y ait pas de cabine, je vais être obligé de débiter ma salade devant la brave homme de l’estanco.
— Allô ! Bourgeois ?
— Qui est à l’appareil ?
— L’abbé Antoine.
— Ah !
— Je voudrais vous confier un de mes pénitents. Où puis-je le mener pour qu’il soit tranquille ? Il a besoin de repos, c’est un pauvre homme qui a subi un choc… nerveux.
— Amenez-le à mon entrepôt, rue Slaken, 16.
— Fort bien, vous y allez ?
— Tout de suite.
Je me retourne vers le patron.
— Combien vous dois-je pour cette orgie romaine ? demande l’abbé San-Antonio au pauvre homme ahuri.