L’entrepôt de Bourgeois est une sorte de vaste hangar sis dans une rue paisible bordée de petites villas.

Il m’attend. Ce type-là est tout ce qu’il a de réglo sur le chapitre des rancards.

Je fous un coup de Klaxon prolongé et il ouvre le double vantail de bois. J’entre avec la carriole dans le hangar. La nuit est épaisse comme du goudron et les promeneurs éventuels ne peuvent voir qu’il s’agit d’une bagnole allemande.

Je sors le paquet de la voiture.

Thierry a repris ses sens et il fait une drôle de trompette.

— Bourgeois, dis-je, je vous présente le fameux Thierry.

Mon compagnon serre les poings.

— Crapule, grince-t-il.

— C’est aussi son nom, convins-je.

Je délie les flûtes du doryphore et je l’entraîne vers le fond de l’entrepôt.

— On peut disposer d’une de ces chaises ?

— Bien sûr, opine Bourgeois.

J’assieds Thierry et je l’attache après le siège.

Je sais par expérience qu’il n’y a rien de plus démoralisant que d’être lié dans cette position.

— Maintenant, Toto, fais-je après avoir toussoté, je crois le moment venu de parler à cœur ouvert. Voici comment je vois la situation : nos camarades ont été appréhendés hier par ta faute. Nous tenons à eux et nous te demandons de les faire libérer séance tenante. Tu vois, je ne vais pas par quatre chemins ; inutile de poétiser, les enluminures c’est pas le genre de l’établissement. De deux choses l’une : ou bien tu marches, et en ce cas nous t’expédions à Londres comme prisonnier cette nuit même, ou bien tu refuses et alors les types de la voirie te ramasseront demain matin avec les ordures ménagères. Tu entraves ?

Il a son éternel petit sourire.

— Allons, fait-il, je crois que je ne verrai pas le lever du soleil demain matin…

— Donc tu refuses ?

— Et comment !

Je tourne deux ou trois fois autour de lui en réfléchissant.

— C’est idiot, tu sais. Je ne parle pas de perdre la vie, mais de pousser les braves gens comme moi à vous travailler le cuir. J’ai horreur de charcuter un bonhomme, pourtant, lorsque la peau de six personnes est dans la balance il n’y a pas à hésiter…

— La torture, hein ? ricane-t-il. Je connais, je suis même un spécialiste de la question, sans jeu de mots.

— Tu crois que tu pourras la fermer ?

— Je ne crois pas, j’en suis certain.

— N’avance jamais des trucs de ce genre. Aucun homme n’est sûr de ne pas parler lorsqu’on le torture. C’est une question de temps. De temps et d’imagination.

— Eh bien… essayez !

Il est gonflé, le monsieur ! Bourgeois et moi échangeons un regard admiratif. C’est bath, un homme courageux. Je soupire, navré. Je ne m’en sens pas pour couper un zigue en rondelles. J’en ai vu, des vrais caïds, qui ne parlaient pas lorsqu’ils avaient décidé de la boucler. Vous auriez pu les faire asseoir sur un paratonnerre sans parvenir à leur faire dire le nom de jeune fille de leur grand-mère. Et puis tout à coup je me fiche en bourre !

Sans blague ! Je ne vais pas faire chanter mon âme de bluette… Qu’est-ce que c’est le bipède qui est devant moi ? Un émule de saint François d’Assise ou bien un fumier qui, de son propre aveu, torture et massacre les patriotes !

Merde arabe !

Je lui refile une double beigne aller-retour qui fait vibrer sa trompette comme une corde de guitare.

— Un simple galop d’essai, fais-je : pour créer l’ambiance.

Il est tout grave.

Je lui colle un taquet en y mettant tout mon disponible en calories. Sa pommette devient grosse comme une tomate. Je lui file un direct dans les gencives, simplement pour le faire saigner. Il y a des costauds que le sang — le leur évidemment — rend sentimentaux.

— Bon, déclaré-je, je sens que je retrouve ma forme. Bien entendu, je ne te demande pas encore si tu as changé d’avis. Ce petit travail ne représente même pas les hors-d’œuvre. C’est, pour te donner une comparaison, les olives qu’on croque à l’apéritif.

J’avise une scie, dans un coin. Je la prends. Puis, à coups de pied je démolis une caisse vide. J’en extrais deux planches que j’attache solidement de chaque côté de sa jambe gauche. Celle-ci est prise en sandwich.

Je l’allonge et fais reposer le talon sur une autre chaise. Puis, vous l’avez deviné, je commence à scier. Doucement. Le bois ne tarde pas à être tranché, je sens que j’arrive à la guibole. Les dents de la scie ne font plus le même bruit. Thierry se crispe. Il gémit sourdement. Moi, imperturbable, je poursuis mon hideux travail. Il est de bonne politique de ne plus lui parler, mais d’attendre qu’il intervienne. Le sang ruisselle dans la sciure. Bourgeois s’éloigne et je l’entends dégueuler derrière une armoire ancienne.

Je suppose que sa nausée est déterminante. Elle donne comme un ton à la torture. Elle en est le prolongement extérieur. Elle s’adresse au moral de Thierry comme la lame de ma scie s’adresse à son physique.

— Arrêtez, balbutie-t-il sourdement.

Je ne triomphe pas, toujours question de psychologie. Je dis simplement :

— Bon.

Intérieurement, je me marre car je ne lui ai fait qu’une simple entaille et, depuis quelques instants je faisais seulement semblant de scier. Mais sa douleur était si vive qu’il ne pouvait s’en rendre compte.

— Résumons-nous, dis-je, je ne vous demande pas de nous livrer des plans ou une formule susceptible de nuire à votre pays, simplement je désire que vous rendiez la liberté à des gens contre lesquels vous avez mené un combat inégal.

Le vouvoiement achève de l’ébranler.

— Dans mon portefeuille, fait-il, un carnet à souches.

Je le fouille et je trouve en effet un carnet à souches, il y a un texte allemand imprimé dessus.

— Bourgeois, vous comprenez l’allemand ?

— Oui.

— Qu’est-ce que c’est que ce machin-là ?

Il feuillette le carnet.

— Des bons de levées d’écrou.

— Parfait. Thierry va en remplir six, au nom de vos six collaborateurs, veillez à ce qu’il agisse régulièrement.

Je libère une main du prisonnier et je lui tends son propre stylo.

— Que tout soit O.K., sans quoi je vous scie les deux jambes sans hésiter, vous avez vu de quoi je suis capable ?

Il écrit fébrilement. À sa grimace, je comprends combien cela lui coûte. Il perd la face et ça l’emmaverde plus qu’un Japonais.

Lorsque c’est terminé, je vais dans l’auto où j’ai repéré, tout à l’heure, une capote d’officier. Je ne sais quelle impulsion me fait fouiller le véhicule. Dans une poche à soufflet de la portière gauche je déniche un petit cachet encreur. Je le rapporte ainsi que la capote à Bourgeois.

— À quoi sert ce tampon ?

Il l’examine et déchiffre le texte qui est gravé.

— C’est une griffe de la Gestapo.

— Bon, tamponnez les six feuilles de levées d’écrou !

Thierry a un petit tressaillement qui ne m’échappe pas.

— Ah ma gadoue ! tu pensais nous blouser, avoue ? Je parie que sans ce tampon on nous enchristait ! Heureusement que San-Antonio a le nez creux.

« Mon bon Bourgeois, poursuis-je, c’est à vous de jouer maintenant. J’aimerais me charger moi-même de la libération de vos hommes, mais comme je ne parle pas un traître mot d’allemand, c’est tout à fait impossible. Endossez cette capote et présentez-vous à la Gestapo avec les feuilles de levées d’écrou. Racontez aux services de nuit qu’il s’agit d’une confrontation. Prenez la bagnole. Faites au mieux.

Il est frémissant comme une biche nubile.

— À bientôt.

— À tout à l’heure, fais-je.

Il s’éclipse.

Nous demeurons seuls, Thierry et moi.

— Eh bien voilà, lui dis-je. Il ne me reste qu’à souhaiter que tout marche bien. Nous avons joué le jeu, toi et moi, c’est la guerre, pas ?

Il serre les dents, sa mâchoire se crispe.

— On se serait connus en 38, on aurait peut-être fait une paire d’amis, si on avait la possibilité de se rencontrer en 58, on le deviendrait.

— Français, hé ? fait-il. Vous êtes une bande de bavards larmoyants.

Je passe outre son interruption.

— Oui, on deviendrait peut-être copains en 58, mais c’est la guerre et alors…

Je prends le revolver.

— Conclusion normale, n’est-ce pas, Thierry ?

— Oui.

Ces 6,35 font peu de bruit en certain cas.