Il fait encore nuit lorsqu’un bruit insolite me fait sursauter. Un pas s’approche de la lourde du pavillon. Je me mets sur mon séant, le pétard à la main.

Je suis prêt à tout.

Un heurt discret à la porte.

Une voix, celle de Bourgeois :

— Commissaire !

Je vais lui ouvrir. Il est tout frileux, il sent le mouillé comme un chien de chasse et il a des paillettes de givre dans sa moustache.

— Ah, mon cher ami, murmure-t-il, je suis diablement embêté. J’ai eu l’occasion de faire partir mes hommes et j’ai sauté dessus, car la ville est en effervescence.

— Bien, et alors ? qu’est-ce qui ne tourne pas rond ?

— Le boulot.

— L’eau lourde ?

— Non, au contraire, de ce côté c’est O.K. Mes collaborateurs étaient parvenus à repérer la péniche qui la transportait et j’ai envoyé, hier au soir, un message radio à Londres. À l’heure présente il doit y avoir un bombardement soigné sur Ostende !

— Au fait, qu’est-ce que c’est que l’eau lourde ?

— Un truc très compliqué qui se fabrique en Norvège et qui est utilisé dans certaines recherches scientifiques.

Bourgeois jette de petits regards égrillards en direction de la môme Thérèse dont on aperçoit un bout de nichon en vadrouille. Il doit se dire que, comme don Juan, je me pose un peu là !

— Oui, reprend-il, je suis consterné. Londres m’envoie une information m’apprenant que von Gressen, le chef de la Gestapo en Belgique, assistera ce soir à une réception à l’ambassade d’Italie. C’est un type qui, d’ordinaire, ne sort jamais. L’occasion, dit Londres, est très belle pour se débarrasser de lui.

J’en conviens.

— M’est avis que oui.

— Seulement, soupire Bourgeois, Londres ne sait pas encore que je suis privé de moyens. Notre groupe est désorganisé maintenant. Je reste seul et encore je dois me tenir…

— À carreau ?

— À carreau, oui.

— En somme, vous voudriez que je m’occupe de cette affaire ?

Il ne s’attendait pas à une question aussi précise et il bafouille :

— C’est-à-dire… Ma foi, vous êtes si plein de fougue, de courage, d’initiative…

— Passez la paluche, Bourgeois. Je ne veux pas encore me marida, inutile de mettre au point mon apologie. C’est bon, je vais m’en occuper de votre gougnafier de von Machinchouette.

Il me prend les mains avec dévotion, comme font au cinéma les braves papas avec le héros qui a empêché leur fille bien-aimée de passer sous une locomotive ou un sadique.

— Ça va être coton, fais-je observer.

— Oui, n’est-ce pas ?

— J’aurai besoin de vous.

— J’y compte bien.

— De vous, ça veut peut-être dire de votre peau.

— Elle est depuis longtemps acquise à la bonne cause, ma peau, commissaire. Disposez d’elle comme bon vous semble.

— Vous n’avez pas ?….

— Quoi ?

— Une cigarette. J’ai la gueule de bois ce matin.

Il me tend un paquet de sèches et m’en allume une.

Tout en éjectant, dans l’aube louche, un chouette filet de fumée, je mijote mon histoire.

— Il faudrait une voiture rapide, une mitraillette, un solide pétard et des tenues de soirée.

— J’aurai tout cela.

— Parfait. Alors rendez-vous à huit heures chez maman Broukère.

* * *

Nous passons une journée orgiaque dans le petit pavillon du curé, à boire et paillarder.

Le gnace qui a dit que l’appétit venait en mangeant ne se gourait pas. La petite Thété n’était pas extraordinaire hier au soir, question de m’accompagner au septième ciel. Elle était beaucoup trop réservée malgré sa bonne volonté pour me faire grincer des dents et oublier ma date de naissance. Mais en quelques heures, elle a fait des progrès considérables et, s’il existait des examens de jambes en l’air, elle obtiendrait à coup sûr une mention bien.

Elle aime jouer à la bête à deux dos. Par moments je suis obligé de lui appliquer une main sur la bouche pour étouffer ses râles de plaisir. Nous aurions bonne mine si la servante du curé se pointait et nous trouvait à poil dans la paille.

Je suppose que Bourgeois a rancardé son frangin sur notre présence ici.

Pour passer le temps je lui fais le grand jeu, à Thérèse.

Vous pouvez être assurés qu’elle se souviendra du fils unique de Félicie. Si un jour elle épouse un mec qui n’a pas plus de tempérament qu’un traversin, elle ne lui fera pas la vie belle !

À sept heures du soir, nous arrêtons les frais. Je suis paisible comme un bœuf. Quant à Thérèse, elle tremble de faiblesse et d’épuisement. Elle sucre tellement les fraises qu’elle serait incapable de mettre un suppositoire à un type qui aurait l’aération du prose large comme l’entrée principale de la gare de Lyon.

— Mangeons une tranche de jambon et finissons cet excellent pommard, conseillé-je, sans quoi nous allons tomber en digue-digue. Et pour le turf qui m’attend on peut être n’importe quoi, sauf ramolli.

— Dis, murmure-t-elle, emmène-moi avec toi.

— Où ça ?

— J’ai tout entendu ce matin, lorsque le monsieur était là.

« Il paraît que vous allez à une soirée pour essayer de tuer un de ces sales types de la Gestapo. Je t’en prie, emmène-moi. Je pourrais peut-être t’être utile. Une femme, on ne s’en méfie pas…

— Tu plaisantes. Je n’ai pas l’habitude d’entraîner les bonnes femmes au casse-pipe.

— Je n’ai pas peur, tu sais. Pas avec toi.

Bref, elle me turlupine tellement que je finis par céder. Après tout, c’est vrai qu’elle peut m’être utile avec son air un peu gourdasse. Bien entendu, je ne lui parle pas de cette dernière raison.

* * *

Si les yeux de Laura étaient des pistolets, il ne me resterait plus qu’à jouer au général Ney en gueulant : « Droit au cœur, mais épargnez le visage. »

En me voyant entrer chez la mère Broukère avec une autre grognasse, elle sursaute comme si elle venait de s’asseoir sur un ménage de couleuvres.

Je prends un air dégagé et j’embrasse les deux femmes.

— Thérèse, une collaboratrice…

Les deux poupées balbutient un bref bonjour.

Je dois dire que la petite infirmière n’attache pas d’importance à l’air courroucé de Laura.

— Dites donc, madame Broukère, vous ne pourriez pas dénicher une toilette de soirée pour cette jeune personne ?

— Oh que si ! fait la grosse femme. Ma fille qui travaille à Paris, dans la couture, a laissé des robes ici qu’elle met lorsqu’elle vient pour épater ses amies. Venez dans sa chambre, mademoiselle.

Elles s’éclipsent.

— En somme, dit doucement Laura en détournant la tête, tu es très éclectique ?

— Sans blague, je m’exclame, tu es jalmince ? Y a vraiment pas de quoi ; t’as pas vu comment qu’elle est fagotée, cette mômaque ?

— Oh, ça va… une fois au lit.

— Quoi, une fois au lit ! Écoute, Laura, cette souris est une pauvre petite môme qui, par ma faute, a été embarquée dans une sale histoire à laquelle elle n’entrave que pouic. Je m’occupe d’elle parce que je ne suis pas un fumier. Je la traite en copine et rien d’autre !

— C’est ça, et tu l’emmènes en expédition avec nous.

— Parce qu’elle a une bouille qui inspire confiance.

— Ah oui ?

— Merde, regarde-la ! Elle a l’air aussi futée qu’un panier à salade. On lui donnerait le Bon Dieu sans confession.

— Tandis que moi…

— Moule !

— Comment ?

— Je te dis moule. Si tu es jalouse d’une pépée comme celle-ci, c’est que tu ne dois pas être sûre de ton sex-appeal.

C’est l’argument massue. Elle me tourne le dos et ne dit plus rien.

Je m’approche d’elle par-derrière et je glisse mes deux mains par l’échancrure de son corsage. Elle tente de m’envoyer faire cuire un œuf, mais ça lui est difficile dans cette position. Elle se renverse et me tend sa bouche. Nos dents s’entrechoquent ; je lui broute son rouge à lèvres.

— Qu’est-ce que je vais faire ?…

— Quand donc ?

— Pendant que tu ne seras pas là ?

— Une prière pour que tout se passe bien, ma chérie.

— Et si…

Je comprends ce qu’elle veut dire.

— Tu vas te taire, oui ! Tu finirais par nous porter la poisse.