Thérèse, grâce à la maman Broukère, n’est pas trop mal fagotée. Certes, elle ressemble davantage à une charcutière en goguette qu’à Miss Paris, mais ça peut coller.
Bourgeois s’annonce, sapé comme un archiduc. Il est en habit et il porte la toilette avec distinction. Il a deux valises de chaque côté de lui. La première contient un smoking pour bibi avec les accessoires normaux, la seconde une mitraillette Thompson. En général ce ne sont pas deux choses qui vont de conserve et la canne à pommeau d’argent serait plus indiquée que cette quincaillerie, mais elle nous serait aussi moins utile.
Je me fringue avec l’aide de Laura.
— Vous avez un plan ? questionne anxieusement Bourgeois.
— Non. Nous verrons sur place.
Après des adieux rapides aux deux femmes nous partons.
Bourgeois est au volant. Il connaît la ville comme sa poche.
— L’ambassade d’Italie, c’est cet hôtel particulier brillamment éclairé, là-bas, me dit-il :
— D’ac. Arrêtez-vous ici et attendez-moi !
Je descends de l’auto et je passe un imperméable par-dessus mon smoking. Je mets le pétard de 9 mm que mon ami belge m’a apporté comme supplément d’artillerie et je coiffe un chapeau mou cabossé.
— Où allez-vous ?
— En reconnaissance. Ce n’est parce que nous sommes bien fringués qu’on nous ouvrira grandes les lourdes. Nous devons trouver une voie d’accès moins importante…
Je m’éloigne en direction de l’ambassade. Depuis le trottoir d’en face, j’aperçois un hall illuminé avec des plantes vertes, des drapeaux, des gardes en grande tenue… M’est avis que c’est pas par cet orifice que nous pouvons introduire notre rognure.
Je poursuis ma route. Il y a des plantons aux quatre coins du bâtiment. Plus une patrouille qui tourne autour. Ces mecs sont bien gardés, y a pas.
Je contourne l’immeuble et j’aperçois une porte de service sérieusement gardée, elle aussi. Des larbins entrent et sortent par là. J’aperçois même un gros cuisinier rital qui fume une cigarette en discutant avec l’un des factionnaires. Cela me donne une idée. Je retourne à la voiture.
— Alors ? me demande Bourgeois. Nous pourrons pénétrer dans la place ?
— Oui, j’espère ; mais il nous faudrait une caisse de champagne.
— Sans blague ?
— Je vous le dis.
— Retournons chez la mère Broukère.
Nous y cavalons. La grosse nous laisse prendre la caisse demandée.
— Ça me fait mal aux seins de penser que nous serons obligés de laisser cette bonne camelote sur place.
— Il faut bien faire des sacrifices ! soupire-t-elle. Prenez bien garde, mes petits…
J’adresse un clin d’œil à Laura, et nous voici repartis.
— Arrêtez devant le prochain fleuriste, il faut que notre contribution aux réjouissances soit totale.
Heureusement que les fleurs ne sont pas contingentées. Je me fends d’une gerbe grande comme un massif des Tuileries et je la colle dans les bras de Thérèse.
— Passez votre imperméable par-dessus votre habit, comme je l’ai fait, Bourgeois ; ainsi nous aurons l’air de deux maîtres d’hôtel. Nous entrerons en portant la caisse. Si un factionnaire demande des explications, dites que nous venons d’un grand établissement — celui que vous voudrez — comme extras, appelés par un coup de téléphone de l’ambassade. La même chose pour Thété. Mais je doute qu’on nous demande des explications. Si nous arrivions les mains vides, ce serait à craindre ; ainsi chargés, nous passerons inaperçus.
Je ne me suis pas trompé. Nous nous présentons devant le groupe de garde avec des airs parfaitement innocents. La voiture a été laissée dans une rue voisine et la mitraillette fait dodo au fond de la caisse de bouteilles. Si ces tordus s’avisent de reluquer de près le champagne, il va y avoir du pet ! Mais ils ne font pas attention à nous. Thérèse passe la première, derrière sa gerbe, et elle a le cran d’adresser un beau sourire aux factionnaires. Nous sommes dans un couloir bas de plafond, assez semblable à ces corridors de coulisses de théâtre. Des larbins vont et viennent.
Un maître d’hôtel italien nous demande dans un mauvais français :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le champagne.
— Quel champagne ?
— Celui que Son Excellence a fait demander chez Buysmans ! dit Bourgeois.
Le Rital se gratte le blaze.
— Dans ce cas… Tenez, amenez-le dans ce réduit, le Frigidaire est déjà plein.
Nous contournons la cuisine à sa suite et nous pénétrons dans un réduit à balais.
Le maître d’hôtel nous regarde déposer la caisse. Si au moins il pouvait se barrer… Mais au contraire, il se penche et extrait une bouteille d’un des casiers, afin d’en examiner la marque. Puis il va pour la remettre, et c’est alors qu’il découvre la brave Thompson.
— Madre dé Dio ! balbutie-t-il.
Il en dirait certainement plus long, et d’une voix plus forte, mais je ne lui en laisse pas le temps. Je lui administre un coup de crosse de mon 9 mm sur la nuque, en faisant donner mes quatre-vingts kilos. Ça craque comme un sac de noix qui dévale un escalier, et le type se répand dans les toiles d’araignée. Je le fais basculer à l’autre extrémité du réduit, et je le dissimule au moyen des balais et des seaux entreposés là.
— Le bidule commence ! dis-je rapidement. À partir de tout de suite, il ne faut pas s’éterniser.
« Voilà exactement ce que nous allons faire : vous, Bourgeois, vous allez rester ici. Préparez la mitraillette et mettez-la à portée de la main. Vous surveillerez les couloirs entre ici et la salle de réception. Si vous voyez que j’arrive par là en galopant, attrapez votre sulfateuse et frayez-vous un chemin vers l’extérieur ; vous savez vous en servir ?
— Soyez tranquille.
— Bien. Thérèse va aller dans la grande salle. Tu as saisi, Thérèse ? Tu repéreras von Gressen ; au besoin, je te l’indiquerai discrètement. Il faudra que tu t’approches de lui et que tu lui parles. Tu lui diras : « Monsieur, j’ai une importante communication à vous faire au sujet de la mort de votre collaborateur Thierry. » Tu te souviendras ?
Thérèse répète avec application :
— J’ai une importante communication à vous faire au sujet de la mort de votre collaborateur Thierry.
— C’est ça ! Et tu ajouteras : « Pouvez-vous m’accorder une minute en particulier ? »
— Une minute en particulier ?
— Oui. Vous vous isolerez. Si c’est dans une pièce, parfait, je le liquide sans bruit. Si c’est seulement à l’écart dans la salle, tant pis ! Dans les deux cas, je m’approcherai de vous avec un plateau, comme si j’étais un serveur empressé. Dès que ce sera fait, ne t’occupe plus de rien, file jusqu’à la voiture. Surtout, ne cours pas, sois calme. S’il y a de la panique, gueule avec les autres. Bref, ne te singularise pas.
Je tends la main à Bourgeois.
— Au revoir, vieux, content de vous avoir connu.
Il blêmit.
— San-Antonio !
— Chut !
— Vous ne voulez pas dire ?
— Je ne veux rien dire. Le type qui saute du troisième étage de la tour Eiffel, avec un parapluie comme parachute, ne veut rien dire non plus. Simplement, je vous recommande de ne pas faire l’idiot. On ne peut prévoir à l’avance la façon dont tourneront les événements. Si vous voyez que c’est foutu pour moi, n’insistez pas et barrez-vous en douceur. Une fois le coup accompli — si j’y parviens — chacun pour soi.
Ouf !
Je me marre.
— Faites pas ces trompettes, les petits ; j’ai dans l’idée que notre étoile brille cette nuit !
Je m’empare d’un plateau chargé de verres, sur une desserte, et je fonce, en compagnie de Thérèse, vers la salle de réception.
Je pousse la porte à double battant. Et mes yeux se mettent à clignoter. C’est un beau coup d’œil ! C’est plein d’uniformes chamarrés et constellés de décorations, de toilettes rutilantes, de bijoux, de lumières, de dorures…
Au fond de l’immense pièce, un orchestre italien joue du Verdi. Le buffet monumental est assiégé. On dirait que ce sont ces locdus qui la pilent et non pas le bon populo.
Ils s’en mettent plein les croquantes, ces carnes ! Ah ! les pourris !
Ils sont au moins deux cents. Ça va être coton pour repérer le von Gressen dans cette foule.
Comment pourrai-je y parvenir sans donner l’éveil ?
Je cherche Thérèse du regard et je l’aperçois en grande conversation avec un officier supérieur allemand.
Pourvu qu’elle ne fasse pas d’impair !
Je m’approche d’un serveur, et je lui dis en prenant l’accent belge :
— Tu le connais, toi, le fameux général von Gressen, le directeur de la police allemande ?
Il me dit :
— Oui ! Sais-tu, c’est celui qui parle à la jeune fille en rose…
La jeune fille en rose, c’est Thérèse.
Elle a mis dans le mille, la poulette ; pas si cruche qu’elle en a l’air !
Pas si cruche qu’elle…
Bonté divine ! Comme un amnésique recouvre la mémoire à la suite d’une commotion, moi je recouvre ma jugeote. C’est un éblouissement, je comprends tout ! TOUT !..
Ma moelle épinière se transforme en gelée de groseille ; mon cerveau devient gros comme une noisette et, si un dégourdi me filait une olive quelque part, il serait assuré d’obtenir un litre d’huile.
Au reçu de la photo que j’ai prise à l’hôpital de La Panne, Londres a répondu qu’il s’agissait de l’espionne autrichienne Elsa Maurer. Ça n’était pas de la pauvre miss-caméra qu’ils parlaient, les services secrets, mais de l’infirmière, de cette vacherie de Thérèse qui était beaucoup plus visible que la blessée sur le document.