La trouille me bourdonne dans les oreilles. Je me dis que cette fois je suis flambé comme une crêpe, et pas seulement moi, mais aussi Bourgeois, la mère Broukère, Laura et tout le reste de la bande.
Et ceci par ma faute ! J’ai commis la bêtise de manquer de pif, moi qui passe pour posséder le meilleur renifleur de France. Bon Dieu, c’était pourtant pas duraille de comprendre que la pauvre môme-caméra ne pouvait être une espionne puisqu’elle avait sacrifié sa vie pour avoir Thierry. L’espionne, c’est Thérèse, la soi-disant Thérèse… Thérèse qui s’était camouflée en innocente infirmière pour mieux surveiller, peut-être, Slaak.
Je la regarde. Elle doit affranchir à toute pompe le von Gressen. Sans aucun doute la Gestapo n’a pas été dupe des bulletins de levée d’écrou signés par Thierry ; au lieu d’enchrister Bourgeois, ils ont jugé plus habile de nous foutre Thérèse dans les bras pour tous nous coiffer.
Oui, elle alerte von Gressen ! Celui-ci regarde autour de lui d’un air inquiet. Il me cherche.
Si je n’agis pas immédiatement, tout est foutu.
Je contourne des groupes et, en me dissimulant de mon mieux, je m’approche par-derrière du chef de la Gestapo. Thérèse est tellement occupée à donner des détails qu’elle ne prête pas attention à moi pour le moment. Tant mieux. Ils doivent se manier le bocal pour mettre au point un moyen de nous appréhender sans casse, Bourgeois et moi.
Me voici à deux mètres du couple. Je fais mine de laisser tomber un gant. Je pose mon plateau sur un meuble et je m’accroupis derrière une bergère. D’où je suis, personne ne peut me voir, car je me trouve entre le divan et une embrasure de croisée. Je tire le 9 mm de sous mon aisselle. D’un pouce expérimenté, je repousse le cran de sûreté.
Je m’agenouille, replie mon bras gauche de façon à former support, car je tiens à ne pas rater l’Allemand. Il ne s’agit pas d’accomplir un numéro à la Buffalo Bill, après avoir travaillé cette gâchette extra-sensible, je n’irai pas au milieu de la piste pour saluer l’honorable public et recueillir ses applaudissements. Non, je n’aurai pas le temps de faire ouf que je serai criblé de tant de balles qu’on verra le jour à travers ma carcasse comme à travers un filet de pêche. Il s’agit de mettre dans la cible car, selon toute vraisemblance, ce coup de feu sera le dernier que je tirerai.
Je ferme un œil, j’élève le canon du feu et, quand la croix de fer épinglée sur la poitrine de von Truquemuche — lequel vient de se tourner de mon côté — est dans ma ligne de mire, je presse la gâchette.
Ça ne se passe pas du tout comme je l’avais escompté. Souvenez-vous une fois pour toutes, bande de décapsulés, que l’instant ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en faisait. Au lieu de la brusque pagaïe que je prévoyais, tout continue à être normal pendant un moment. La musique y allait d’un tel courage, les bruits de conversations, de piétinements, de verrerie entrechoquée étaient si forts, que la détonation est passée inaperçue des invités, à l’exception de von Gressen, qui s’affale avec son bout de plomb dans le cœur, et de Thérèse qui a tout compris et se met à hurler…
Ses cris me servent admirablement, car un essaim se forme contre le couple.
Je voudrais régler son compte, à l’espionne : elle en sait trop long maintenant, mais il n’y a pas moyen de l’atteindre à travers les deux cents gougnafiers qui s’écrasent autour du corps de von Gressen.
Je m’éclipse avec une déconcertante facilité.
Dans le vestibule, je trouve Bourgeois.
— Allez ! dis-je brièvement.
— C’est fait ?
— Oui.
— Démerdons-nous !
Pour la première fois il vient, dans son enthousiasme, de prononcer une parole grossière. Il en est tout confus, comme si c’était le moment d’être confus !
— Où est la mitraillette ?
— Dans le placard !
— Partez !
— Et vous ? sursaute-t-il.
— Un autre compte à régler, mais il me faut l’artillerie lourde. La môme Thérèse n’est autre que la fameuse espionne identifiée par Londres sur la photo que vous avez envoyée. Il faut que je la liquide, car elle en sait trop long… Vous seriez tous perdus. Inutile que nous nous fassions massacrer tous les deux, taillez-vous, Bon Dieu !
La musique vient de s’interrompre tout net ! Des cris s’élèvent.
Alors, je demeure médusé. Bourgeois vient de bondir dans le placard ; il en ressort avec la Thompson et m’écarte d’une bourrade, en déclarant sourdement :
— À mon tour !
Il se précipite dans la grande salle.
Je vais pour lui courir aux fesses, mais je me ravise. Il veut jouer ses magnes tout seul. Il veut apporter sa carcasse à cette vacherie de guerre. Son heure vient de sonner et il l’a reconnue ; il y répond.
J’entends la grosse voix rocailleuse de la Thompson qui éclate comme un tonnerre et débite de la mort à toute allure dans la pièce voisine.
Puis d’autres coups de feu lui répondent, et la Thompson se tait. C’est le moment de me défiler sur la pointe des pattes. Bourgeois vient de se faire nettoyer du bal, c’est le cas de le dire. S’il n’a pas eu Thérèse, qu’est-ce que nous allons déguster !
Je me précipite vers la sortie, l’air complètement jojo, en hurlant :
— À l’aide ! Au secours ! On se tue !
Je fais des signes désespérés aux factionnaires.
Je gueule :
— Achtung ! en leur désignant l’intérieur de l’ambassade.
Comme un seul homme, ils s’engouffrent dans les bâtiments.
La voie est libre, provisoirement. Quel dommage que ce pauvre Bourgeois se soit fait mettre en l’air. Ça c’était un brave type, la crème des hommes, l’empereur des bons zigues. Je ne suis pas une fillette, mais je sens quelque chose de mouillé sur ma joue en pensant à cet homme de bien, il était fait pour être un bon petit commerçant pépère qui tape la belote en buvant des demis de gueuze avec son percepteur et le bourgmestre. Mais cette putain de guerre en a fait un héros à la noix, bien saignant, bien mort, auquel on cloquera une médaille à titre posthume, plus tard, et que tout le monde oubliera.
Je pense à tout ça en me dirigeant vers la voiture.
Je ne cours pas, je marche vite. Ce n’est pas le moment de se faire interpeller par un factionnaire.
Pourvu que ces cagnes de l’ambassade ne téléphonent pas aux services de police afin de faire établir des barrages. Il me faut un peu de temps pour ramasser Laura et la grosse femme. Où les emmènerai-je ? That is the question ! L’avenir a une drôle de couleur.
En apercevant la carriole je presse le pas. J’ouvre la portière et je vais pour me glisser sous le volant lorsqu’une voix dit :
— Les mains levées !
Une ombre se dresse de l’autre côté de l’auto.
Je l’identifie sans hésiter :
— La môme Thérèse !
— Soi-même ! fait-elle.
— Bourgeois t’a ratée, ordure ?
— C’est un manche ! Quand je l’ai vu entrer je suis partie par la sorte principale.
Elle contourne l’automobile par-devant et me dit :
— Tourne le dos !
J’obéis.
Elle passe sa main libre dans ma poche et y pêche mon 9 mm.
— Maintenant, monte dans l’auto.
— Tu ne m’assaisonnes pas tout de suite ?
— Non. J’ai un programme beaucoup plus réjouissant, mon joli.
Nous nous installons dans la voiture.
— Tu m’as eue, fait-elle, presque admirative. Je croyais pourtant que tu marchais.
— J’ai marché, dis-je, sincèrement, mais au dernier moment, en te voyant discuter avec von Gressen j’ai tout pigé.
— Tiens ! Et pourquoi donc ?
— Parce que tu es allée droit à lui en entrant, crétine !
Il y a un bref silence.
Je demande :
— Où allons-nous ?
— Où veux-tu que nous allions, sinon à la Gestapo ? Je te répète que j’ai un joli programme en perspective.
— Et si je refuse de conduire ?
— Tu ne refuseras pas ça.
— Admettons…
Elle lève son arme à la hauteur de mon nez.
— Je te fais sauter le nez. Ce serait dommage pour ton physique.
— Je comprends.
— Et, note bien, ça ne te tuerait pas.
— Tu tiens tant que cela à me conserver vivant ?
— Tu n’as pas idée de ce que j’ai besoin de ta vie. Je vais te faire payer ça, mon petit, chaque jour. Tu verras comme j’ai de l’imagination. Allez, en route !
Comme je débraie, le merveilleux intervient, comme il intervient toujours dans mes petites affaires lorsque je commence à perdre de la vitesse. Une forme sombre pareille à celle d’un chien bondit de la banquette arrière. Il ne s’agit pas d’un clébard mais de Laura. Celle-ci a empoigné le bras de Thérèse-Elsa Maurer et le tient renversé.
— Arrache-lui vite son revolver ! me crie-t-elle.
Je lui obéis. J’en profite également pour récupérer le mien. Sans attendre une nouvelle invitation de Laura, je file un coup de crosse sur la tête de l’espionne, presque aussi monumental que celui attribué gratuitement au maître d’hôtel italien, tout à l’heure.
Puis je démarre sans perdre une seconde de plus.
Grâce au ciel, ça tourne du bon côté. Nous pouvons retourner chez la maman Broukère. Sa planque est toujours valable.
— Comment se fait-il ? demandé-je.
Laura a un petit rire lointain.
— La jalousie, fait-elle, tu vois, ça a du bon parfois. Elle ne me disait rien cette fille, San-Antonio, je lui trouvais l’air gourde. Beaucoup trop gourde pour être vrai. Ça m’a fichu en rogne que tu l’emmènes, elle, en expédition. Malgré les adjurations de Mme Broukère, je suis venue. J’ai repéré l’auto, et je me suis assise en vous attendant.
— T’es la souris la plus monumentale que j’aie jamais rencontrée, Laura. Si j’étais ministre de quelque chose je te ferais balancer toutes les décorations existantes et j’en ferais instituer de nouvelles à ton intention.