— Alors ? questionne la maman Broukère.

Elle nous regarde pénétrer dans sa taverne. Notre silence lui donne à penser. Ce qu’elle ne semble pas entraver parfaitement, c’est pourquoi je tiens un pétard dans le dos de Thérèse.

— Ça n’a pas marché ? insiste-t-elle.

— Mission remplie, je dis. C’est la formule !

— Vous l’avez mouché, le von Gressen ?

— Bien comme il faut. Il doit être en train de s’expliquer avec saint Pierre, au sujet de son ordre de route pour l’enfer.

— Et… et Bourgeois ?

Nous baissons la tête comme font les personnages accablés au théâtre.

— Mon Dieu, soupire-t-elle.

Son gros visage mafflu se crispe. Il devient gris cendre. Une buée brille dans ses yeux.

— Un si brave homme !

— C’est la guerre, mame Broubrou… Il était patriote, Bourgeois, et ça lui a dit de faire cadeau de sa peau à la Belgique.

« Mais ça n’est pas tout, nous avons des dispositions à prendre pour éviter la grande casse. Allez me chercher une corde solide, nous allons saucissonner cette garce.

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Son boulot : c’est une espionne.

— Pas possible !

— Heureusement que je l’ai compris à temps, sans quoi vous ne m’auriez pas revu non plus.

Je regarde tendrement Laura qui vient de se laisser choir sur un siège.

— Et heureusement aussi que ma petite Laura était là. Elle a un sacré cran, cette gosse.

Brièvement je la mets au courant des chapitres précédents. Elle pousse des « Oïe ! » et des « Gotfordom ! ».

Je ligote sérieusement Thérèse-Elsa sur une chaise, suivant ma bonne habitude.

— Attendez-moi un instant, dis-je. Je vais aller semer l’auto.

— Ça n’est pas prudent ! s’écrie Laura. Je ne veux plus que tu sortes ! Le travail est terminé, maintenant il va falloir penser à nous, rien qu’à nous !

— Ce qui ne serait pas prudent ce serait de conserver ce véhicule dans les parages. N’oublie pas que c’est celui de Bourgeois, or Bourgeois doit déjà être identifié…

Sans en écouter davantage je me trisse.

J’enfile deux ou trois rues et je parviens à une place.

À ce moment un coup de sifflet retentit. Une voix gutturale crie :

— Halte !

Je regarde attentivement et j’aperçois deux soldats allemands qui s’approchent à pas rapides.

— Papirs !

— Voilà ! dis-je.

Je mets la main à ma poche intérieure tandis que l’un des sulfatés me braque le faisceau d’une torche électrique dans les mirettes et que l’autre passe le museau de sa mitraillette par l’ouverture de la portière.

Prompto je tire mon automatique et je mets du plomb dans le buffet de l’Allemand à la lampe.

Son collègue pousse un juron terrible en le recevant dans les bras. Il appuie sur sa gâchette ; mais sa belle marchandise va se perdre dans le plafond de la voiture, car le corps de son copain le gêne terriblement.

J’ouvre la portière de gauche et me laisse tomber à l’extérieur. En quelques bonds je contourne l’auto et j’envoie de mes nouvelles au second Frisé. La nuit et son silence se referment sur les détonations, puis, brusquement, un martèlement de bottes se fait entendre.

Je les mets en vitesse. J’ai la chance de parvenir dans une zone d’ombre avant qu’une patrouille chleuh ne débouche. En rasant les murs, je parviens à regagner l’établissement de Mme Broukère.

— Fermez vite l’estanco, maman ! dis-je. La ville commence à remuer comme un cadavre de vache exposé pendant quinze jours au soleil.

Elle se magne, la brave vieille, malgré son embonpoint.

Pendant qu’elle claquemure la boîte, je grimpe Thérèse, toujours ficelée, dans la cachette du grenier. Laura me suit avec une lampe à pétrole.

Une fois parvenu à destination je reluque l’espionne. On dirait qu’elle a eu des démêlés avec Joe Louis. Ses joues sont rouges et des cernes bleuâtres soulignent ses yeux.

— Ben quoi, m’exclamé-je, qu’est-ce qui lui est arrivé, à cette souris ?

Laura bafouille :

— Comme tu tardais et que j’ai entendu des coups de feu, j’ai cru, j’ai pensé que… qu’il était arrivé quelque chose et j’ai piqué une petite crise…

Je reluque la gogne boursouflée de l’Autrichienne.

— Mince de crise ! je murmure. Si j’avais tardé cinq minutes de plus elle allait ressembler au cousin germain d’un panier à salade, cette môme. Note bien que je ne t’en fais pas grief. Elle a mérité ça, ça et un tas de trucs plus compliqués qui vont peut-être lui arriver.

J’ôte son bâillon à Thérèse.

— On va discuter le bout de gras, tous les deux, hein, ma belle ?

— Pas loquace ce soir, grince-t-elle.

— Une femme l’est toujours plus ou moins, ma petite.

— Il y a des exceptions pour confirmer les règles !

Laura m’écarta et s’approcha de la chaise.

— Laissez-moi m’en occuper, fait-elle. Assez de salade comme ça. Cette gueuse est capable encore de te posséder en te le faisant au sentiment. Avec moi, pas de danger, et elle le sait. Regarde comme elle le sait.

En effet la môme judas a autant de couleur que la momie de Ramsès II. Ses lèvres tremblotent.

Je crois habile d’exploiter sa panique.

— Si tu ne réponds pas à mes questions, je vais boire un verre ou deux en bas pendant que Laura s’explique avec toi !

— Non, souffle-t-elle.

— Je ne veux pas te demander la lune, simplement de m’affranchir sur l’histoire de La Panne. Elle n’est pas limpide pour moi. Qui était la fille mise en l’air ?

— La maîtresse de Thierry.

— Une Allemande ?

— Non, une Luxembourgeoise.

— C’est bon, raconte.

Elle se racle le gosier.

— Eh bien, mes chefs m’avaient chargée de démasquer un habitant de La Panne, lequel était soupçonné d’organiser des réceptions de parachutages. Afin de ne pas attirer l’attention, je me suis embauchée comme infirmière de l’hôpital de l’endroit, c’était extrêmement facile puisqu’il est en partie réquisitionné par nos troupes. J’ai fait mon travail et je suis parvenue à découvrir l’activité de Slaak. J’ai prévenu mes services et Thierry est arrivé pour liquider le cafetier. Il s’en chargeait lui-même car il voulait fouiller son domicile suivant ses méthodes personnelles. Thierry, depuis quelque temps, s’était entiché d’une fille, une certaine Maud Brumert, celle que vous avez vue…

— Ensuite ?

— Je me méfiais de cette fille. Quand j’ai vu qu’il l’avait amenée avec lui, ça ne m’a pas plu et je l’ai surveillée. C’est ainsi que j’ai découvert qu’elle surveillait elle-même Thierry… J’étais présente lorsqu’elle a photographié son amant au sortir de la maison de Slaak. J’ai vu que je ne m’étais pas trompée sur son compte et j’ai aussitôt pris mes dispositions pour qu’elle soit liquidée à l’insu de Thierry, afin d’éviter des histoires à celui-ci, ce qui se serait infailliblement produit si la fille avait été arrêtée sur une délation de ma part.

— Bigre, tu vas vite en besogne…

— Oui.

— Et après ?

— Après, rien. On a amené la blessée à l’hôpital et je m’en suis occupée personnellement.

— Jusqu’au bout, alors ?

— Jusqu’au bout, oui. Je pensais pouvoir récupérer l’appareil photographique, mais celui-ci avait disparu. Lorsque vous avez demandé à la voir, j’ai compris que vous étiez mêlé à cette histoire et j’ai passé votre signalement à la Gestapo de La Panne.

— Ouais, ouais, ouais…

Je me gratte le pif.

— Dis donc, cela ne m’explique pas pourquoi cette souris que je n’avais jamais renouchée m’a glissé son appareil photographique dans la poche.

— Elle s’est confessée à moi avant de claquer, dit Thérèse.

— T’appelles ça une confession ! T’as du souffle !

Elle sourit.

— Elle rôdait dans les parages du café, car, vous comprenez, elle ne savait pas au juste ce qui s’était passé… Elle vous a vu entrer et sortir de l’établissement. Comme vous n’avez pas ameuté la police elle s’est dit que vous deviez être un résistant…

— En somme elle faisait de la résistance aussi, mais pour son compte personnel.

— C’est ça.

Laura me touche le bras.

— Tu as une cigarette ?

— Voilà.

Elle en allume deux, m’en met une dans le bec et dit d’un ton gourmand :

— Je crois que l’entretien avec Mademoiselle est fini. Nous n’avons plus besoin d’elle.

Je pige admirablement le sous-entendu. Ma mignonne Laura prend à toute allure un tempérament de louve et souhaite que je règle son compte à Thérèse.

Cette solution ne m’emballe pas. Je suis un grand sentimental et j’ai horreur de mettre en l’air une gonzesse avec laquelle j’ai fait les pieds au mur pendant vingt-quatre heures.

— Calme-toi ! fais-je. On va tâcher d’offrir un beau ticket de voyage à cette charmante souris… grise.

— Pour l’enfer ?

— Peut-être, mais via Londres.