Nous passons près de vingt-quatre heures dans la minuscule pièce secrète du grenier. L’espionne est toujours attachée après sa chaise et elle traverse des périodes de prostration. Quelquefois elle pleure, à d’autres reprises elle nous foudroie du regard comme si elle rêvait de nous arracher les yeux avec une cuillère à café.
Je sens que je vais devenir dingue entre ces deux femelles. Surtout que Laura se fait de plus en plus salace. Elle a compris qu’il s’était passé quelque chose entre l’Autrichienne et moi, et elle veut prendre sa revanche.
À force de me faire des papouilles, elle finit par m’émoustiller sérieusement.
Après tout je ne suis qu’un homme et, qui pis est, un homme provisoirement inoccupé.
Je finis par succomber à la tentation. Je n’ai pas pour habitude d’avoir un public dans ces sortes d’exercices. Mais la petite déesse de Laura s’emploie si bien que j’oublie la présence d’un tiers.
C’est fou l’esprit inventif que nous pouvons avoir !
Un feu d’artifice est moins impressionnant, même au moment du grand soleil, que notre numéro de prends-moi toute ! Je parie que Laura doit le faire exprès de gémir et de pousser des cris animaliers. Ah ! la gredine !
Lorsque la séance prend fin, je jette un coup d’œil à Thérèse. Celle-ci est un peu moins pâle qu’une aubergine ; la sueur lui dégouline sur les tempes et ses yeux sont fiévreux comme du charbon incandescent.
— Il est merveilleux ! lui dit Laura en me désignant.
Elle ne répond rien et détourne la tête. Il n’y a pas meilleure torture au fond…
La mère Broukère annonce tout à coup ses deux cent vingt livres.
— L’état de siège est proclamé, fait-elle. La ville est fouillée de fond en comble. Chaque maison passée au peigne fin. Ah, mes pauvres enfants, j’ai bien peur !
— Il faut absolument que nous levions l’ancre, dis-je.
— C’est impossible !
— Ne dites pas de bêtises. Je ne veux pas m’éterniser dans votre cagibi, j’ai du travail qui m’attend de l’autre côté du Chanel… Depuis la mort de Bourgeois, tout contact est rompu avec Londres. Or il a été convenu avec le major Parkings, mon chef, qu’un avion m’attendrait six jours après mon arrivée, à minuit, dans un champ près de Furnes. C’est ma dernière chance pour regagner Londres. Nous devons partir aujourd’hui même.
— Mais les routes sont gardées ! Vous serez arrêtés…
Je me gratte la tête.
— Dites-moi, madame Broukère, du grenier la vue plonge chez votre voisin de derrière. Qu’est-ce qu’il fiche, ce mec ?
— Il tient une succursale des pompes funèbres.
— C’est bien ce que je pensais… Eh bien, il va nous être utile.
Elle a un geste d’effroi.
— Y pensez-vous ! C’est un collaborateur notoire ! Jamais il ne consentirait à vous aider ; pire même, il vous dénoncerait immédiatement.
— Tant mieux.
— Comment, tant mieux ?
— Tant mieux qu’il soit hostile à notre cause, cela nous permet de le considérer en ennemi, donc de ne pas prendre de gants avec lui…
« Il habite seul ?
— Il est célibataire.
— Il est chez lui en ce moment ?
Elle va se poster à la lucarne donnant sur la cour de derrière.
— Oui, son portail est fermé et il y a du feu dans son bureau…
— Gi ! attendez-moi là, mes biches.
J’ouvre la lucarne et je me hisse sur les tuiles. De là, je saute sur le toit d’un appentis et je parviens sans encombre dans la cour des pompes funèbres. C’est un exercice de simple assouplissement. En rampant je traverse la zone de lumière. Puis je me redresse et je me plaque contre le mur, tout près de la porte vitrée du bureau où un bonhomme écrit. Il est grand et blondasse, il doit avoir dans les quarante berges. C’est un costaud sanguin qui doit savoir se bagarrer.
Je tire mon pétard et je pousse la porte vitrée.
Il se retourne d’un air contrarié, me regarde, regarde mon feu et me regarde encore. Son visage se transforme comme un paysage de montagne lorsque passent des nuages d’orage.
Ses pupilles s’élargissent et sa bouche s’ouvre comme l’obturateur d’un vieil appareil de photo.
— Pattes en l’air ! je lui fais.
Il s’exécute.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? balbutie-t-il.
— Tu vas le savoir. Va au fond de la pièce, dans cet angle, là-bas. Bien. Maintenant grimpe sur cette chaise et appuie-toi des mains contre le mur.
Il est docile comme un mouton. Je le contemple d’un air satisfait. Dans cette position il ne peut absolument rien tenter « à la surprise ».
Je rempoche mon arme.
— Tu as un corbillard automobile ?
Il est surpris par une question aussi saugrenue, mais il opine.
Je regarde les papiers étalés sur son bureau et qui sont rédigés en deux langues : flamand et français. Ils concernent un transport de cadavre. Un type claqué à Bruxelles doit être inhumé à Gand le lendemain. Ça m’a l’air d’être l’occasion rêvée.
— Tu as une cave ?
— Heu…
— Oui ou non ?
— Oui.
— Alors descendons-y !
Là il biche les jetons. Ses genoux font les castagnettes.
— Vous n’allez pas ?…
— Descends !
Il obtempère. Nous descendons un escalier raide comme une échelle et nous débouchons dans un sous-sol humide. Je ne puis réprimer un frisson. Il y a un tas de cercueils entreposés dans ce coin.
Je dis au croque-mort :
— Tu vas y passer, salopard !
Et je fais mine de chercher mon revolver.
Il ne perd pas son temps et se rue sur moi. Il me balance un bol qui m’aurait fait manger mes gencives s’il était parvenu à destination. Mais tout ça c’est de la frime, vous l’avez compris ? Je fais un saut en arrière et je brise son élan avec un direct du droit très sec. Il se ratatine comme un château de cartes. Je lui octroie un coup de savate sous le menton, histoire de lui donner sa dose de somnifère, après quoi je le ligote avec des courroies qui se trouvent là et je l’installe confortablement sur un tas de charbon.
Puis je remonte et je me mets en devoir de fouiller la cabane. J’y découvre des accessoires de croque-mort. Des voiles de deuil, des tentures à pompons…
Sans plus attendre, je dresse une échelle contre le toit de l’appentis et je cours chercher les femmes.
— Merveilleux, dis-je. Nous allons pouvoir filer.
— De quelle façon ?
— En corbillard.
— En cor…
— … billard, oui. Mon plan est simple. Je suis le croque-mort en grande tenue. Laura est la veuve éplorée (il y a ce qu’il faut pour la grimer) et cette enfant de garce — je désigne Thérèse — sera le défunt.
« Oui, ma vieille, tu voyageras dans un beau cercueil tout neuf… Ça te donnera à réfléchir.
« Madame Broukère, voulez-vous venir avec nous ?
— Non, fait-elle, ma place est ici.
— En ce cas je vous informe que j’ai planqué votre voisin dans sa cave. Comme je ne tiens pas à ce qu’il claque d’inanition, si par hasard personne ne l’a découvert avant demain soir, donnez l’alerte. Dites que vous avez jeté un coup d’œil dans sa cour et que vous croyez qu’il y a du louche. Je laisserai une chaise au milieu de la cour ou des papiers, afin de justifier votre « inquiétude ». Ainsi vous aurez l’air d’être une sympathisante et les vert-de-gris vous ficheront la paix.
Tout se déroule comme je l’avais annoncé. Nos déguisements sont parfaits, les papiers sont en règle et l’espionne, dûment attachée, est introduite dans un cercueil dans le couvercle duquel nous perçons quelques trous pour l’aération.
En route !
Un corbillard incite toujours au respect. Les hommes se découvrent sur notre passage et j’ai la satisfaction de voir que même des soldats allemands saluent. Les patrouilles nous arrêtent, mais elles vérifient rapidement nos paperasses et nous laissent poursuivre notre macabre randonnée.