UN AMI QUI ME VEUT DU BIEN !
Le « Champignon » n’est pas duraille à découvrir. C’est la boîte de nuit traditionnelle. L’entrée est en relief et représente un énorme champignon du type plutôt vénéneux. Il y a un aboyeur devant la lourde ; un pauvre tordu transi de froid qui a deux glaçons pendus au blair et qui promet aux flâneurs des sensations fortes. Il assure que les plus belles souris de Paname sont à l’intérieur, à poil et en couleur… Je fais mine de me laisser séduire par son baratin et j’entre au « Champignon ».
L’endroit n’est pas plus tartouze qu’un autre. Il serait même assez sympa. C’est petit, intime, chaud, accueillant. Les tables ont la forme de champignons ainsi que les chaises, les verres et la gueule du barman.
Sur une minuscule piste, trois gonzesses font le classique numéro de danse des girls dont l’unique talent chorégraphique consiste à savoir tortiller du pétrousquin.
Elles n’ont en fait de vêtements pour elles trois qu’une plume d’autruche. C’est suffisant à mon gré. Je souhaiterais même qu’un courant d’air emballe la plume car elles ne sont pas mal roulées. Mais dans cette cage à rat, on peut s’attendre davantage à l’apparition d’un diplodocus femelle qu’à celle d’un courant d’air.
Je grimpe sur un tabouret du bar et je dis au garçon de chercher son plus grand verre et de l’emplir avec son whisky le meilleur.
Il réagit rapidement.
Tandis que mon cube de glace fond lentement dans le breuvage, je coule un regard professionnel sur l’assistance. J’en suis pour mon boulot de rétine ! R.A.S., comme disent les communiqués d’état-major les jours où un millier de pègreleux seulement se sont fait débiter en tranches. Tous les gnaces qui sont là ont l’air de braves fêtards venus cigler trois sacs une bouteille de champ éventé.
Je me demande ce que j’espérais… Je ferais bien mieux de retourner rue de Courcelles, because dans la tôle de la mère Tapedur, le spectacle est à l’œil et bien moins au chiqué qu’ici…
Les trois petites pétroleuses remuent encore leur standard pendant un moment. Puis elles s’en vont en faisant des effets de plume.
Le pianiste — car un piano constitue tout l’orchestre — joue un petit air qui donne envie de se gratter, après quoi arrive une chanteuse sans voix, serrée dans un fourreau à parapluie en satin blanc.
Elle vagit une goualante qui raconte les démêlés d’un légionnaire avec une enfoirée à la mords-moi-le-nerf-rachidien qui lui fait rater l’appel du soir. De quoi faire chialer une brique ! Tout le monde se marre à l’exception de la môme du vestiaire qui compatit car elle doit avoir du sable chaud dans son soutien-gorge.
J’en suis à mon troisième whisky. Je m’apprête à commander le quatrième, ce qui est d’une logique rigoureuse, lorsque le garçon est sollicité par la sonnerie du téléphone. Il sort l’appareil de sa niche et écoute.
— Allô ?
Une voix d’homme bonnit un grand baratin. Le garçon regarde les consommateurs du bar, son regard s’arrête à moi.
— C’est sûrement pour vous, fait-il…
— Pardon ?
— C’est pour vous…
Et il me cloque l’écouteur dans les paluches. Je regarde ce morceau d’ébonite comme un canard regarde un chausse-pied. Je me demande presque à quoi ça peut servir. Enfin je retrouve mon esprit d’initiative et je me colle le truc contre l’oreille.
Une voix d’homme, très riche, très grave, me demande si je suis le commissaire San-Antonio.
Je réponds qu’il n’y a pas une minute j’étais prêt à le jurer mais que ma surprise est tellement vive que je peux aussi bien être Ray Ventura ou le président Senghor.
Le type invisible se met à rigoler.
— Toujours de l’esprit, hé, monsieur le commissaire ?
— De plus en plus, je lui fais, à tel point que j’en vends en petits flacons aux bonshommes qui sont empêchés de la cellule grise.
— Dites-moi, reprend l’inconnu, ça vous botterait d’avoir du nouveau sur l’affaire Stevens ?
— Assez, oui ; vous en avez ?
— Je connais un endroit où vous en trouverez…
— C’est votre petit doigt qui vous a affranchi ?
— Exactement.
— J’écoute…
— Vous connaissez Louveciennes ?
— Un peu, mon neveu, j’ai un copain qui a une auberge dans le coin, aux bords de la Seine.
— À l’entrée de la localité, sur la route, il y a une propriété qui s’appelle « Les Ormeaux ».
— C’est possible.
— C’est même certain…
— Alors ?
Alors, si vous alliez y faire un tour, vous compléteriez peut-être votre éducation…
— Vous croyez ?
— Je le crois.
— Ça ne serait pas un piège ?
— Dites, San-Antonio, vous en avez vu souvent des pièges à flics ? Vous savez bien que lorsqu’il y a de la casse dans vos rangs, c’est toujours dans des échauffourées ou du fait de l’amateurisme…
— Vous êtes le fantôme de Cagliostro, bien entendu ?
— Mettons simplement que je sois un ami…
— Qui me veut du bien ?
— C’est ça : qui vous veut du bien.
Il se marre et raccroche.
J’en fais autant.
En réglant mes consos, je pose au barman une question qui me titille la menteuse.
— Le type qui vient de me demander vous a fait mon portrait ?
— Oui.
— Il vous a dit que je me tenais au bar ?
Oui.
Je bondis dehors sans attendre ma mornifle. Si mon mystérieux correspondant a pu fournir ce dernier détail, c’est qu’il m’a vu juché sur mon tabouret. Donc, il n’a pas dû téléphoner de bien loin.
Il n’y a pas beaucoup de monde dans la rue. La pluie remet ça… Les pavés, les trottoirs luisent et les enseignes au néon tremblotent dans tout ce mouillé comme de la gelée de fraise…
Je cherche autour de moi un bar ; il y en a toute une flopée. C’est trop poire de se mettre tout de suite en quête du téléphoniste.
Quelque chose me dit de filer plein jus en direction de Louveciennes. Et ce quelque chose c’est le bon vieux pifomètre de San-Antonio.
En route !
Je roule à nouveau vers l’Étoile, des touristes qui ne doivent pas avoir le gaz chez eux examinent encore la Flamme de l’Inconnu. Je tourne dans l’avenue de la Grande-Armée. Une grosse DeSoto, énervée par mon allure, veut m’en flanquer plein les carreaux. Alors, pour inverser les rôles je mets le pied au plancher et tout rentre dans l’ordre…
Il ne me faut pas un quart d’heure pour atteindre Louveciennes. On semble ronfler dans le secteur. Je stoppe devant la plaque annonçant le blaze de la localité. Cette bon Dieu de flotte qui fait tant de bien aux petites graines continue de dégringoler…
Je relève le col de mon imper et je palpe sous mon aisselle gauche afin de vérifier si Prosper s’y trouve à ma main.
Prosper, c’est l’appareil de 9 qui me permet de distribuer des tickets de Paradis autour de moi.
Je me munis d’une torche électrique et me voilà parti à la recherche des « Ormeaux ». Je n’ai pas à tâtonner beaucoup. Tout de suite je tombe en arrêt devant une grille rouillée à quoi est fixée une plaque de marbre. « Les Ormeaux ». L’inscription est presque effacée, mais je la lis néanmoins. Je renouche le coin avant d’y porter mes nougats. Je constate qu’il s’agit d’une vieille demeure inhabitée. C’est une construction de l’autre siècle avec un tarabiscotage en plâtre sur la façade. Le bout de parc est envahi par l’herbe. Un vrai décor pour film de fantômes…
J’entre, une allée subsiste encore au milieu de ce fouillis inextricable de végétation livrée à elle-même.
Je la remonte jusqu’au perron. Une main de bronze sert de heurtoir, je la soulève et la laisse retomber.
En agissant de la sorte, j’ai la certitude d’accomplir un geste aussi inefficace que celui consistant à tendre la main sous l’orage pour voir s’il pleut. Il n’y a personne dans cette masure, la chose ne fait pas l’ombre d’un doute.
Elle sent le vide, le désolé…
Le heurtoir a fait un bruit de cloche aux vibrations infinies. J’attends que le silence se referme sur la maison morte, puis j’empoigne le loquet et je le tourne. La porte s’ouvre en grinçant. On est toujours dans le style fantôme écossais.
Je gueule :
— Quelqu’un !
Ma voix se répercute comme si je hurlais dans une contrebasse.
— Y a quelqu’un ?
Des clous.
Je prends la notion des lieux. Je me trouve dans un hall glacial qui fouette la moisissure. Ce hall comporte deux portes de chaque côté et une montée d’escalier au fond.
Une à une, je pousse les portes. Toutes ouvrent sur des pièces vides, inhabitées depuis longtemps. Le papier pend des murs en longs copeaux frisés ; les plafonds sont écaillés ; les parquets gondolés…
Je commence à me dire que le type qui m’a fait venir dans ce château de la Belle au Bois dormant est le plus foutu bluffeur que cette triste planète a enfanté…
À mon avis, on a voulu se débarrasser de moi pour une heure et on m’a envoyé sur une piste de pure fantaisie. Ils doivent un peu se cintrer, les mecs, de voir San-Antonio foncer clans le brouillard comme un amateur sur un simple coup de tube anonyme.
Ah ! Il est frais, le superman, l’as des as ! Gâteux, oui, bon pour le fauteuil à roulettes ! Je ne sais pas ce qui se passe mais mon pifomètre est en perte de vitesse ; ou alors y a de la friture sur la ligne.
Et pourtant ! Pourtant j’avais senti que c’était sérieux… Que…
Tout en rouscaillant après le monde entier, bibi inclus, je m’engage dans l’escalier.
Le premier étage est la réplique du rez-de-chaussée.
En vitesse, j’ouvre ces nouvelles lourdes.
Toujours des pièces vides. Du moins on ne petit compter comme des présences les nombreuses araignées qui boulonnent à plein rendement.
En refermant la dernière porte, je manque me flanquer par terre parce que mon pied a glissé dans quelque chose de visqueux. J’abaisse le faisceau de la lampe : du sang ! Je regarde au fond du vestibule, c’est-à-dire au-delà de la dernière porte et je découvre un tas sombre. Ce tas sombre est un corps humain ; ce corps humain est un corps de femme ; il est séparé en deux, le tronc d’une part, de l’autre la tête ; la tête, exsangue, mais belle malgré tout, de la môme Héléna.