QUI VA À LA CHASSE…

Je ne dis rien. Il y a des cas où le silence est la seule réaction dont on puisse accoucher. Je reste accroupi devant le cadavre décapité. J’ai vaguement l’impression de devenir gâteux. Ma tronche doit se déshydrater à toute pompe !

On est en plein cinéma ! Les lumières vont revenir et on va pouvoir s’offrir des chocolats glacés ; bonbons, caramels au lait !

J’ai vécu déjà de drôles de patacaisses, mais j’avoue que cette fois, je suis fadé en émotions…

Je pousse un soupir qui ferait traverser l’Atlantique à une goélette ; je me redresse et j’allume une cigarette.

Il y a une heure environ, je quitte Héléna dans un petit meublé clandestin. Elle est en costume d’Ève avec un don juan qui, lui, est en costume d’Adam. Ils s’apprêtent à jouer à la bête à deux dos… Moi, je vais torcher quelques centilitres de rye en regardant trois souris à poil derrière une plume… Un coup de fil mystérieux. Je fonce à Louveciennes et je trouve le cadavre d’Héléna…

Voilà de quoi rendre dingue un fauteuil à roulettes ! Je me rends enfin compte d’une chose : c’est que, jusque-là, j’ai été le jouet d’une bande de loquedus qui m’ont manœuvré comme un appareil à sous. J’aime assez jouer au ping-pong mais à condition de ne pas faire la balle.

Je me trouve avec un drôle d’écheveau à débrouiller et il va falloir que je le débrouille si je tiens à sauvegarder ma réputation. J’ai idée que l’exercice auquel je vais me livrer est des plus trapus, j’aimerais presque mieux chercher un grain de réglisse dans un tonneau de goudron !

Au fond du couloir, il y a une fenêtre aux carreaux brisés. Je vais y respirer l’air mouille de cette sacrée nuit d’automne. La fraîcheur me fait un bien immense. Si je tenais une bouteille de rhum, je crois que je redeviendrais l’homme des grandes circonstances.

En attendant qu’il s’en trouve une dans ma vie, je décide de faire le point.

Les choses se présentent ainsi : il y a un vieux prof anglais qui, au lieu de jouer aux échecs, invente, en collaboration avec nos savants, une nouvelle fusée pour amuser les troufions de l’avenir.

Nos services de détection constatent qu’il existe une fuite et alertent les services secrets, Les services secrets, c’est le boss et moi. L’un et l’autre sommes d’accord pour « travailler » sur la fameuse secrétaire.

Voyons maintenant les acteurs du drame :

Primo : Le père Stevens, que je n’ai fait qu’apercevoir.

Deuxio : HÉLÉNA, QUE J’AI SUIVIE UNE PAIRE D’HEURES ET QUI S’EST CONDUITE COMME UNE SECRÉTAIRE EN VADROUILLE.

Deux choses suspectes à noter au passage, la concernant : elle est entrée dans le restaurant d’où sortait le frisé aux yeux d’aveugle et elle a parlé de « champignon ».

Je suis prêt à parier un calembour de Breffort contre un suspensoir à changement de vitesses qu’il s’agissait bien du bar de la rue Fontaine…

Troisio : Ferdinand, rencontré par hasard, et qui est grassement payé pour ouvrir un coffre où il ne doit rien toucher. Je lui conseille d’accomplir son job ; il m’obéit, et on lui tranche la gorge.

Quatresio : Son assassin présumé, l’homme au pardessus marron et au regard d’aveugle, qui me fait le coup de la porte au restau de la môme Héléna.

Cinquio : Le partenaire de la fille, le beau ténébreux blond qui l’a embarquée — suivant une habitude acquise — dans le palace de la mère Tapautour.

Enfin, sixio : mon mystérieux correspondant du « Champignon ».

Ce dernier peut à la rigueur être le frisé.

Voilà, c’est tout. Et puis non, ça n’est pas tout. J’oublie un personnage important : cette maison dans laquelle je me trouve. Pourquoi est-on venu couper la gorge de cette fille aux « Ormeaux » ? Cette baraque appartient bien à quelqu’un !

Pourquoi m’y a-t-on fait venir ?

C’est cela surtout qui me chiffonne. Si vous n’avez pas encore attrapé la migraine avec ce qui précède, essayez de suivre mon nouveau raisonnement : le type qui m’a téléphoné savait qu’un crime s’y commettait. Car le crime s’est commis pendant qu’il me téléphonait ; il est matériellement impossible qu’il ait été perpétré avant ou après. Dans cette aventure, ce qu’il y a de plus étrange, c’est l’extrême rapidité avec laquelle se sont déroulés les événements. Du vrai ciné, je le répète ! Un bath film de Frankenstein auquel ce comique troupier de San-Antonio prête gracieusement son concours !

Le type qui m’a téléphoné se trouvait fatalement à quelques mètres de moi puisqu’il savait que je me trouvais au bar.

Pourtant, il était au courant du meurtre ! Donc il savait à l’avance que celui-ci allait se commettre ; mais il n’a pas tenté de l’éviter en me prévenant avant. Et cependant il tenait à ce que j’en sois très vite informé !

Pourquoi ? POURQUOI ? POURQUOI ?

Ce mot m’emplit le crâne avec un chahut de cataracte !

Je sens que je vais trouver, que je…

Voyons : tout se passe très vite ; très vite ! Et on m’envoie ici pour… Ça y est ! On m’a fait venir, non pour m’affranchir sur le meurtre, mais pour m’éloigner. Ils ont eu besoin de me neutraliser pendant un certain temps ! Donc ma place n’est pas ici, puisqu’en étant ici, je tombe dans le panneau…

Je serre la ceinture de mon imperméable et je trotte jusqu’à ma voiture.

Ce qu’il y a de tartignole dans cette profession, c’est qu’il ne faut pas pleurer ses calories. Un de mes collègues, à la suite d’une bataille maison, avait été amputé de la flûte droite. On lui mit une patte articulée et il continua le bidule ; eh bien, la moitié du temps il perdait sa gambette mécanique parce qu’elle se dévissait à tout bout de champ !

Si vous croyez que je masse, passez-moi votre agenda, je vais vous noter son adresse et vous irez lui demander.

Je grimpe dans ma trottinette, je mets le contact, je tire sur le démarreur et… et mon moteur se croise les bras.

Pourtant j’ai de l’essence ! Je tire encore le démarreur. Il fonctionne, mais la voiture ne tourne pas.

Je descends et je vais regarder sous le capot, je constate alors que le fil qui va du delco à la bobine a été sectionné.

C’est simple, mais cela suffit à provoquer une panne totale.

Décidément, moi qui voulais jouer les anges gardiens, j’ai bonne mine… Je sens tout autour de moi une présence attentive et nombreuse comme l’explorateur perdu dans la brousse.

Si au moins j’avais affaire à un ennemi régulier ! Je me promets de leur faire payer les névro-vitamines dont je vais me gaver si ma bonne étoile veut bien se remettre à briller.

Heureusement, j’ai un rouleau de toile isolante. Il ne me faut pas longtemps pour remettre mon Austin en état de marche. Heureusement qu’elle a des possibilités cachées, cette mignonne ! Au risque de rentrer dans les décors, je regagne Pantruche à la vitesse d’un avion à réaction.

Je parie que vous vous demandez où je cavale ainsi ? Ça ne m’étonnerait pas de vous, bande de ramollis ! Où iriez-vous, vous, si vous étiez à ma place ? Hein ? À Médrano, au cinéma, ou bien chez la souris qui vous fait croire qu’elle ne se nourrirait plus que de gardénal si vous passiez l’arme à gauche ?

Moi ? Eh bien, je retourne à la source, comme le font les anguilles qui vont crever… La source, voyez-vous, c’est la carrée au père Stevens. C’est la fusée…

Depuis le début de mon enquête — qui ne remonte qu’à quelques heures, je vous le fais remarquer — je n’ai pas encore contacté le vieux savant. J’ai voulu suivre les directives du grand patron et, comme toutes les fois que je n’ai pas obéi à mes seules impulsions, ça ne carbure pas.

Onze heures sonnent quelque part dans Boulogne lorsque je débouche rue Gambetta.

Cette fois, il n’est plus question de jouer à cache-cache et je ne cherche pas à planquer mon tréteau. Je l’arrête pile devant le 64. La façade est obscure. On se pieute de bonne heure chez l’English !

J’appuie sur le bouton de la sonnette. Un grêle tintement retentit à l’intérieur de la maison.

J’attends : rien ne bouge, aucune lumière ne filtre.

On ne va tout de même pas me faire le coup de la maison hantée, non !

J’actionne à nouveau la sonnette ; puis je compte jusqu’à douze. Je me mets toujours à compter quand je veux user mon énervement. Mais cette fois, je suis tellement à cran que je n’ai pas la force d’aller jusqu’à soixante.

Je prends mon ouvre-boîtes breveté Jules-les-grosses-pognes et amélioré San-Antonio, c’est un bijou qui me permet de discuter le coup avec n’importe quelle serrure boudeuse, et j’ouvre la grille… En quatre enjambées je traverse l’allée semée de graviers… La porte de la boîte est aussi docile. Me voici dans un vaste hall carrelé. C’est vachement rupin et il y fait chaud.

— Y a quelqu’un ? beuglé-je.

Décidément ce sera mon cri de la nuit !

J’entends un bruit de pas derrière moi. Deux ombres se profilent sur le perron. C’est un couple. Dans la gerce je reconnais la femme de chambre qui, en fin de journée, est allée poster le courrier. L’autre, ce doit être le larbin. Ils sont en tenue de ville et paraissent siphonnés de me trouver là.

— Que désirez-vous ? me fait l’homme…

Il regarde autour de lui et, sans attendre ma réponse, attaque par une seconde question.

— C’est Bertrand qui vous a ouvert ?

— Non, dis-je tranquillement, c’est moi. Tout le monde a l’air d’en écraser ici… Bertrand est le gardien, je suppose ?

— Oui.

Il se dirige vers le fond du hall.

— Nous venons du cinéma, explique-t-il, c’est notre soirée de repos…

Je lui emboîte le pas. La bonniche aussi, nous voilà partis à la queue leu leu dans la maison comme trois bons canards.

— Où pioge Bertrand ? je demande.

— Sur un lit de camp, dans le bureau de monsieur.

— Il est peut-être sorti ?

— Bertrand ne sort jamais le soir !

— Et le boss ?

— Monsieur le professeur ?

— Oui…

— Ce soir, il s’est mis au lit de bonne heure ; il est très fatigué depuis ces derniers temps…

Nous débouchons dans le bureau ; en effet, un petit lit de camp y est dressé. Bertrand fait son dodo dedans. C’est un grand moustachu. Il ronfle comme un Constellation. Je le secoue, mais autant essayer de réveiller un poteau à haute tension !

Je remarque une petite bouteille de gnole sur le traversin.

— Il est schlass, votre Bertrand ! dis-je au larbin.

— Lui ! Non, il boit un peu d’alcool à cause de sa grippe, mais je ne l’ai jamais vu ivre.

Je débouche le flacon et je le porte à mon pif. Je renifle une odeur douceâtre, par-delà celle du marc…

— On l’a drogué, expliqué-je.

« Où se trouve la chambre du professeur ? »

— Par ici ! couine la femme de chambre que l’affolement semble gagner.

Nous courons cette fois. La chambre du professeur est vide. Son lit est défait. Il y a une chaise renversée ; quelques gouttelettes de sang mouchettent l’oreiller.

— Il n’y est pas, remarque le domestique, lequel doit être un costaud de la déduction.

En effet, pour ne pas y être on peut dire qu’il n’y est pas, le fabricant de pétard.

— Il est sorti, murmure la bonne d’une voix incrédule.

— Je crois plutôt qu’on l’a kidnappé, lui dis-je.

Le larbin me regarde avec hébétude.

— Kidnappé ? bave-t-il.

— Un peu, mon neveu !

— Oui, admet-il, ce désordre…

— D’accord, le désordre, mais il y a ça surtout, fais-je.

Du pouce je lui désigne un chouette dentier qui fait trempette dans un verre d’eau.

— Un type qui part en balade n’oublie pas son casse-noisettes.