LE GARS LE PLUS CULOTTÉ DU MONDE !

Bon, maintenant c’est le professeur Stevens qu’on a embarqué. Lorsque le grand patron va savoir comment se porte mon enquête, il va trouver que je lui suis devenu aussi utile qu’une paire de patins à roulettes à une couleuvre ! Et il n’aura pas tort. En ce qui me concerne, si j’avais un collaborateur aussi tartouze, je lui voterais des crédits pour qu’il aille louer une part de chasse en Sologne.

Bien entendu, les larbins (il s’agit du mari et de l’épouse) ne me filent aucun tuyau valable. Le mardi soir ils vont au ciné, c’est un truc dûment établi. Ce jour-là, la cabane reste sous la surveillance de Bertrand.

— Et la secrétaire ? questionné-je doucement…

— Miss Héléna ?

— Oui.

— Elle est sortie. Du reste, il est rare qu’elle couche ici…

— Quelle genre de fille est-ce ?

Ils hochent la tête. Ce sont des gens aussi futés qu’un kilo de tomates ; Héléna les impressionnait par sa science, son élégance… Mais ils ont l’air de dire qu’entre elle et un prix de vertu il y a une marge aussi grande que l’océan Pacifique. Comme tous les gens de leur condition, ils haïssent les « employés intellectuels » dont Héléna faisait partie.

À grand renfort de verres d’eau froide et de café fort, nous parvenons à réveiller Bertrand. Il bâille tellement grand qu’on aperçoit le fond de son slip.

Je le questionne sur ce qui s’est passé. On dirait qu’il débarque du bateau de pommes.

— Est-ce qu’il comprend le français ? demandé-je au valeton.

— Mais… bien sûr.

— On ne le dirait guère… Hé, Bertrand, vous m’entendez ?

Il finit par pousser un grognement que j’interprète comme une affirmation.

— Vous êtes vous aperçu qu’il se passait quelque chose ?

— Il s’est passé quelque chose ?

Bon, il n’en sait pas plus sur ce qui est arrivé qu’un cafard exilé dans une malle. Non, il n’a rien vu, rien entendu. Il n’a pas trouvé que son marc avait un drôle de goût. Il vient de s’offrir une croisière en plein cirage, ce pauvre ballot.

Je le questionne sur les événements de l’après-midi.

— Il ne s’est rien passé d’insolite ?

— Non, fait-il.

Il ne ment pas. C’est chez lui une impossibilité physique.

Je tique un brin, encore que, depuis quelques heures, j’aie appris à ne m’étonner de rien.

— Comment ! m’exclamé-je, le coffre n’a pas été forcé ?

Il secoue la tête.

— Mais non.

« C’est curieux ce que vous demandez, fait-il après un instant de réflexion, dans l’après-midi un type a sonné pour me dire qu’il avait cru entendre un signal d’alarme. Je suis allé vérifier ; en effet, le circuit était coupé mais ça provenait d’un plomb sauté… »

Ferdinand n’avait donc pas fait son boulot. Pourquoi ? A-t-il eu les jetons à la suite de notre entretien ou bien n’a-t-il pu avoir raison de la serrure à secret ?

Je suis prêt à pencher pour la première version. Des serrures de coffre sont, quoi que vous en pensiez, comme les femmes vertueuses : elles n’ont pas de secrets. Du moins pour les mecs comme Ferdinand…

Enfin, peu importe…

J’entreprends une petite visite générale des lieux.

Exceptée la chambre du professeur, tout est dans un ordre parfait. Dans la piaule d’Héléna je prends mon temps.

Elle est impec, cette chambrette. De la soie, du satin ! J’aime ça, toujours mon âme de poète, quoi !

La penderie est pleine de fringues dignes d’une reine de beauté : des robes de cocktails, des robes de soirées, des tailleurs, des jupes, des corsages, des pulls…

Je referme la penderie, songeur. Je suis songeur parce qu’un fait quelconque a attiré mon subconscient. Un petit fait de rien… Inutile d’essayer de le mettre à jour maintenant ; je me connais, ça me reviendra en ruminant, plus tard.

— Il faut prévenir la police, gémit la bonne.

Je lui réaffirme que, pour l’instant, la police c’est moi et je leur conseille, avant de m’en aller, de préparer des grogs fortement musclés et de les boire en attendant la suite des événements.

Je remonte dans ma bagnole et j’appelle le quartier général. Ça, c’est le mauvais moment ! Va falloir que je déballe le linge sale au patron. Justement, malgré l’heure tardive, il est encore là, le patron. Et s’il est encore là, c’est parce qu’il attend de mes nouvelles.

Je lui bonnis ce conte de ma mère-grand. Je le fais le plus succinctement possible. Quand j’ai achevé, il y a un silence coupé par les grésillements de mon appareil.

Ce silence me pèse sur l’œsophage.

— En somme, résume le chef, depuis notre entrevue de tantôt, nous totalisons deux assassinats et un enlèvement. Et quel enlèvement ! C’est un truc qui va faire du bruit. Le monde entier va en parler ! Nous pouvons, vous et moi, y laisser notre situation ! — Vous devez me prendre pour une drôle d’endive, hein chef ? C’est pas fort de ma part d’arriver trois fois trop tard dans la même soirée…

Il toussote.

— Il a bien fallu que vous preniez contact avec l’affaire…

— Drôle de contact !

Il fredonne brusquement « Les jolis soirs dans les jardins de l’Alhambra » ce qui, de sa part, dénote un signe d’intense nervosité.

San-Antonio, me dit-il.

— Qui ?

— Je vais envoyer du monde rue Gambetta pour tenir les domestiques à l’œil. Nous allons tâcher d’étouffer la disparition de Stevens jusqu’à demain après-midi pour gagner un jour sur la presse. De même, je vais faire enlever discrètement le cadavre d’Héléna à Louveciennes. Je vous laisse carte blanche pour retrouver le professeur.

Je suis ému par cette marque de confiance.

— Merci, boss.

— Tous les services seront à votre disposition cette nuit ; vous pourrez utiliser à votre gré ces forces disponibles.

— Merci, boss, c’est chic à vous !

— San-Antonio !

— Patron ?

— Il faut que…

— Entendu, chef.

— Vous avez compris ?

— Vous voulez le professeur, et la bande d’espions à votre apéritif de demain ?

— C’est un peu ça…

— Eh bien, vous les aurez.

— Je compte sur vous. Où puis-je vous toucher en cas d’urgence ?

— Avant une demi-heure je serai à la grande boite… Laboratoire…

— Parfait.

Je tourne le bouton du poste et le silence retombe dans l’auto.

Je baisse le rétroviseur pour voir à quoi ça ressemble le type le plus culotté du monde et de ses environs. J’ai le regard fiévreux ; ma barbe a poussé… Bref, j’ai pas du tout la bouille du Tarzan qui doit pourfendre une organisation d’espionnage en quelques heures. Mais alors pas du tout !

Je tourne mélancoliquement mon démarreur et je vais faire un tour du côté de chez la mère Tapedur.