PRESTIDIGITATION EN FAMILLE !

Les studios de la vieille dame distinguée sont silencieux lorsque j’arrive. C’est le grand K.-O. des viandes apaisées. Les couples qui les occupent ont rassasié leur soif d’eux-mêmes… Pas un bruit de lavabo, pas un soupir, pas un cri de souris appelant sa maman, pour faire croire à son mironton de service qu’il lui cloque le grand frisson, l’immense, le vrai, celui qui vous met les doigts de pied en bouquet de violettes.

Je carillonne pendant un bout de temps. Enfin la mère Tapedur s’annonce dans un peignoir de pilou rouge. Elle a autant de hanches qu’une jument berrichonne, avec un quintal de roploplos sur le devant, complètement livrés à eux-mêmes.

Elle essaie de me faire du charme, de me vamper ; pour cela, elle veille à ce que le haut de son corsage bâille comme un crocodile occupé à lire un roman de Mauriac. Ce que je découvre alors entre les pans du peignoir ferait reculer un bataillon de légionnaires ivres.

Histoire de lui faire comprendre que je suis réfractaire à ses charmes, je lui dis :

— Avant toute chose, fermez ce peignoir, chère madame, ou bien vos machicoulis vont s’écrouler sur le parquet.

Elle est vexée. D’un revers de main elle rappelle à l’ordre son râtelier, lequel cherche à recouvrer son autonomie.

— Voyons, lui dis-je, pendant mon absence, que s’est-il passé ?

Elle reprend son souffle qui lui aussi se barrait. Décidément, si elle n’y prend point garde, elle va se morceler comme un puzzle.

— Sitôt après votre départ on a appelé le monsieur au téléphone.

— Vous saviez son nom ?

— Il s’appelle Maubourg…

— Comme Latour ?

— Quelle tour ?

— Latour-Maubourg…

— Oui. Un homme m’a dit de l’appeler. J’ai commencé à jurer qu’il n’était pas là ; je pensais que vous m’auriez demandé d’agir ainsi si vous aviez prévu cet appel…

Je tique un peu. Cela m’en met plein les lotos ; c’est ce que les gens qui savent jaspiner appellent « une pierre dans mon jardin ».

— Et alors ? poursuis-je.

— Alors celui qui appelait a dit qu’il était inutile de le chahuter ; qu’il savait à quoi s’en tenir, qu’il était un ami au monsieur qui venait de sortir (donc à vous) et que si je ne me hâtais pas de prévenir M. Maubourg, il viendrait m’arroser d’essence et mettre le feu à mes fringues…

— Vu, vous avez donc appelé le type. Et puis ?

— Il a eu l’air épouvanté.

— Ah oui ?

— Oui ; il n’a dit que quelques mots…

— Lesquels ?

Elle fronce ses sourcils épilés, comme un derrière de singe.

— Il a dit d’abord : « Qui est-ce ? » Puis il a fait « Ah ! bon. ». Ensuite il s’est écrié : « Comme ça ! de suite. » Alors l’autre a parlé fort ; j’entendais de la pièce voisine ses éclats de voix, M. Maubourg s’est décidé. Il avait l’air contrit. Il a dit : « Dans ce cas… ». Il a raccroché et a regagné sa chambre. Cinq minutes plus tard, ils sont partis presque en courant…

J’opine du bonnet. Elle sait faire un rapport la mère Truquemuche ! Comme si vous y étiez, dirait Audouard.

— Dites-moi, maman, lui fais-je, (Et soit dit entre trois yeux, comme faisait la femme du borgne à son mari, cette appellation ne semble pas lui plaire.)

« Dites-moi, l’interlocuteur, il n’avait pas une voix basse et traînante ? »

J’imite la voix du mec qui m’a appelé au « Champignon ».

— C’est tout à fait cela ! s’écrie-t-elle.

— Bon, merci.

Je grimpe dans la chambre mise à ma disposition précédemment et je débranche mon magnétophone. Avant de filer, je vais jeter un coup d’œil à la pièce qu’ils occupaient.

Le désordre me laisse rêveur. J’ai idée que la môme Héléna devait être une affaire cotée en bourse du point de vue amour. On devait, avec une gerce pareille, avoir l’impression de faire l’amour avec le Stromboli, je m’y connais un brin, n’ayant pas fait mon éducation sexuelle par correspondance, mais sur le champ de manœuvres…

Tout est ravagé sur le pucier. Je bigle à fond le spectacle ; non par sadisme, mais parce qu’après tout je suis un sacré salaud de flic et que le premier devoir d’un flic, lorsqu’il a des mirettes, c’est de les faire fonctionner.

Je découvre, sur l’oreiller, quelques cheveux. On trouve toujours des tifs sur un oreiller, sauf évidemment sur celui de Yul Brynner.

Je les ramasse, non que j’aie l’intention, de m’en faire tricoter un passe-montagne, mais quelque chose attire mon attention. Je m’aperçois que les crins de la pauvre môme Héléna n’étaient pas bruns à l’origine, mais d’un blond vénitien. Elle se faisait teindre comme la plupart des souris. Près de la racine, les cheveux sont brillants comme des fils d’or rouge.

Rappelez-vous qu’il faut vraiment être une gonzesse déplafonnée pour se faire peinturer la tignasse, quand on a des douilles pareilles !

Enfin, il n’est plus question d’esthétique au sujet de cette fille. Maintenant, avec sa tête tranchée elle aurait des tifs en platine que ça n’améliorerait pas son sort.

Je hausse les épaules avec tout le fatalisme qui convient à la situation.

— Si, par hasard vous revoyez ce Maubourg, dis-je à la vieille dame, prévenez-nous illico.

« Vous avez une idée de son adresse ? »

— Aucune.

— Tenez-vous à la disposition de nos services…

Elle me jure que oui. Je les salue, elle et ses roploplos.

J’arrive au laboratoire. Le chef m’y attend en rongeant son cure-dents. Lorsqu’il est énervé, ou bien il chante « Les jolis soirs dans les jardins de l’Alhambra », ou bien il se nourrit de cure-dents.

Il regarde mon magnétophone comme s’il s’agissait d’une tortue de mer.

Je l’affranchis sur l’usage que j’ai fait de l’appareil.

— Pas mal, convient-il.

Le type du labo s’empare de la boîte noire, et s’éclipse. Quelques minutes plus tard il nous fait signe d’entrer dans la cabine du son. Ce que nous entendons alors flanquerait de la virilité à un bahut normand.

Le chef, le technicien et mégnace, nous n’osons plus nous regarder. Ce sont des gloussements, des soupirs, des petits cris, des râles… La môme aimait mieux ça que la pêche au lancer léger ! Elle a dit des mots égarés et certains de ces mots sont dans une langue étrangère.

Le chef prête l’oreille et se fait repasser plusieurs fois ces passages.

— Ce n’est ni de l’anglais, ni de l’allemand, ni du russe, ni de l’italien…, assure-t-il.

Je le regarde avec admiration. Il parle une flopée de langues ; comme dit l’autre, il est polygone, car il habite Vincennes.

— Il faudra faire auditionner cet enregistrement à Strauss et Bonnet, ordonne-t-il au gars du labo. Ils possèdent à eux deux vingt-trois langues, c’est bien le diable si nous ne pouvons traduire ces mots.

— Je souris…

— Vous savez, chef, ils sont faciles à deviner : vu les conditions au cours desquelles ils ont été prononcés. Sans doute la poulette appelait-elle sa maman…

Bon, poursuivons…

Nous auditionnons la suite. Ce sont des bruits caractéristiques sur lesquels ma pudeur native m’interdit de m’étendre. Puis on entend un heurt répété. Une voix étouffée dit : « Monsieur Maubourg, s’il vous plaît, au téléphone pour une chose urgente. »

Ça, je le comprends, c’est la mère Tapedur qui vient prévenir le don juan.

On entend encore une exclamation étouffée. Le gars à l’air salement emmouscaillé d’être interrompu dans son exercice de main à main.

La voix d’Héléna questionne :

— Qu’est-ce que c’est ?

Le gars répond :

— Hé, je n’en sais rien…

— Quelqu’un savait que nous venions ici ?

— Ben, il faut croire. Pourtant…

Il doit passer des fringues son grimpant, sûrement. Un bruit de pas de porte… Silence… Le gars revient.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Héléna.

— Schwartz !

— Non.

— Si. Nous devons le rejoindre immédiatement là-bas…

— Tout de suite ?

— Oui.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je ne sais pas mais ça doit être grave.

Elle murmure :

— Oh, chéri.

Elle a un léger accent indéfinissable. Elle non plus ne paraît point enchantée de baisser le compteur brusquement. Comment qu’elle préférerait continuer sa balade au septième ciel…

Personnellement, je lui donne d’autant plus raison que je sais comment s’est achevée sa soirée. On lui a tranché le col, à la pauvrette. Faut être un drôle de fumareaud pour se conduire ainsi. D’abord ce sont des choses qui ne se font pas lorsqu’on a pour trois ronds d’éducation.

Ensuite, même si l’on est un tueur assermenté, on ne saccage pas une souris de ce gabarit !

Plus rien à signaler au sujet de l’enregistrement. Le silence retombe.

— Terminé, dis-je au chef. La suite du programme sur la Chaîne nationale…

— Vous y voyez clair dans tout ça ? me demande-t-il.

— Hum… Mettons que j’aperçoive une faible lueur.

— Eh bien, je vous félicite. Pour moi, c’est la bouteille à encre.

Je n’ose pas lui avouer que c’est du kif pour le fameux San-Antonio.

On a sa dignité, n’est-ce pas ?

Nous descendons à son bureau à l’instant précis où l’un de mes collègues, le commissaire Juziers, y arrive.

Le chef lui en serre cinq, moi itou.

— Juziers s’occupe de Louveciennes, fait le boss à mon intention, alors mon bon, quoi de neuf ?

Juziers me regarde.

— Drôle d’affaire, murmure-t-il.

— Je sais… Pourquoi dites-vous cela ? Vous avez vu de quelle façon ces vaches-là ont travaillé la poulette ?

— Je n’ai rien vu, fait-il. Rien, sinon des traces de sang ; il n’y avait plus de cadavre, mon cher.