C’EST ÇA !
Je renonce à marquer de la surprise, j’en suis au point de saturation. On s’habitue à tout, même aux coups de théâtre ; c’est une des qualités principales de l’être humain.
Maintenant, au point où j’en suis ; je verrais ma concierge danser le french cancan ou une langouste à l’américaine fumer la pipe que je ne bougerais pas un poil de mes sourcils. On a embarqué le cadavre ? O.K…
Le chef sort un nouveau cure-dents d’un petit étui en mica.
— C’est du Grand Guignol, affirme-t-il.
Je me dis que si le Grand Guignol présentait des pièces de cette qualité, il n’y aurait plus un greffier dans les autres théâtres de Paris et même M. Roussin pourrait se chercher une place de repiqueur de betteraves à Saint-Trou…
Le raisonnement est la plus belle conquête de l’homme, après le cheval et le steak pommes-frites ; alors raisonnons.
Il y a sous le ciel de cette nuit étoilée un petit futé avec lequel je voudrais avoir une conversation, c’est le champion des téléphones toutes catégories.
Voilà une crème de nénuphar qui tire les ficelles à sa guise depuis un moment. Et moi, les types qui tirent les ficelles à leur guise, j’ai toujours envie de les faire passer par le trou des lavabos. C’est maladif ! Tout petit déjà j’étais comme ça et quand on jouait à la guerre, c’est moi qui faisais Napoléon.
Le mystérieux téléphoniste ordonne au couple Héléna-Maubourg de cesser ses travaux sur l’insémination et de le rejoindre. Il s’appelle Schwartz, c’est toujours ça de glané. Le rejoindre où ? À Louveciennes ? C’est probable… Mais Schwartz n’y va pas, lui, à Louveciennes, du moins pas tout de suite. Il s’occupe de moi. Il m’envoie sur les lieux du crime. Pendant que j’y vais, on kidnappe le professeur Stevens ; je fonce chez le vieil English, les gars en profitent pour faire disparaître le cadavre d’Héléna. À quoi bon puisque je l’avais vu ?
Conclusion, les types voulaient :
a) Que je sois hors de Paris pendant qu’on embarquait le père-la-torpille ;
b) Que je voie le cadavre ;
c) Qu’on ne le retrouve pas…
Toutes ces choses paradoxales se sont déroulées en moins de deux heures.
On frappe, le chef dit : « Entrez. »
C’est un inspecteur.
— Vous avez, des tuyaux sur la propriété de Louveciennes ? questionne vivement le boss.
— Oui, patron, elle appartient à un nommé Charles Maubourg.
— Hein ?
Ce beuglement, c’est moi qui le pousse.
— Charles Maubourg, monsieur le commissaire, répète docilement l’autre.
— Vous avez son adresse ?
— Il n’a pas d’autre adresse que celle de Louveciennes.
« En tout cas, pas d’autre connue. »
— Mais la maison est délabrée comme un abri-refuge !
Il fait un geste d’impuissance.
— C’est tout ce que j’ai pu découvrir, monsieur le commissaire.
« En pleine nuit, il n’est guère aisé de se rencarder, peut-être demain aurai-je du nouveau… »
— Demain…
Je secoue la tête.
— Ça va merci.
Je m’assieds à califourchon sur une chaise, je mets mon bras sur le dossier et ma tête sur mon bras. S’agit de réfléchir à bout portant.
Le chef ne clape pas mot. Il ronge son cure-dents et l’on entend le petit bruit de l’engin sur ses touches.
Que faire ? Où aller ? Le temps presse… On ne peut, dans cette affaire, procéder comme dans une enquête ordinaire, c’est-à-dire obéir à la logique, procéder aux investigations d’usage. Il faut marcher au pifomètre, jouer le tout pour le tout, sans quoi je suis rétamé… Jamais je ne pourrai obtenir un résultat dans les douze heures qui vont suivre.
À quelle branche me raccrocher ?
Alors le mot « champignon » pousse dans mon caberlot. Il pousse comme… un champignon.
C’est dans cette boîte, en somme, que Schwartz m’a contacté. S’il l’a fait, c’est qu’en me rendant là-bas, je devais « brûler ». Peut-être est-ce ce simple fait qui leur a fait comprendre que j’étais un partenaire dangereux et qu’il convenait de me mêler directement à la partouze dans une certaine mesure. Donc, le « Champignon Bar » serait bien le champignon dont parlait Héléna au téléphone.
Elle doit être connue dans la taule…
— Chef, dis-je brusquement, dites aux gars du labo de me tirer une série de photos d’Héléna du film clandestin que vous avez fait.
Il empoigne son téléphone et transmet mes ordres comme s’il était le dernier des huissiers de ministère.
Il me regarde comme s’il s’attendait à ce que je pète un singe.
— Une chose me chiffonne, lui fais-je.
— Et c’est ?…
— Vos hommes, les premiers anges gardiens, ont affirmé qu’Héléna menait une vie exemplaire ?
— Exact.
— Et pourtant voilà une souris qui s’envoyait en l’air plusieurs fois par semaine, suivant le témoignage de la mère Tapedur !
Il fait « oui » de la tronche.
— Les domestiques, tout à l’heure, m’ont eux aussi laissé entendre qu’Héléna vadrouillait pas mal ; il s’agirait de s’entendre avec vos bonshommes sur le sens qu’ils donnent au mot exemplaire.
— Oui, cela me paraît bizarre…
— On peut les voir, ces zèbres ?
— Ils sont chez eux, je vais les faire convoquer immédiatement.
Il ajoute :
— Et je vais donner des instructions pour les postes frontières et les brigades maritimes. Les gares, les aérodromes vont être surveillés…
Si vous voulez, concédé-je.
— Vous ne paraissez point convaincu ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que, chef, les types qui ont agi ce soir l’ont fait avec une maîtrise et une précision extraordinaires. Un véritable travail d’horlogerie ! Or, un… travail, exécuté aussi rapidement ne peut préluder à une fuite banale à l’étranger. Ces gens-là ont une planque en France et je dirai même à Paris. Le plan du gars qui a échafaudé cela ne peut s’accommoder d’un long déplacement…
Il admet le bien-fondé de mon raisonnement. Néanmoins, comme il ne laisse rien au hasard, il fait transmettre un communiqué d’urgence à tous les points névralgiques.
J’en profite pour joindre à ce communiqué le signalement de l’homme au regard d’aveugle et celui de Maubourg.
Demain matin, tous les flics du territoire arguincheront les mecs qui auront le mauvais goût de ressembler à ces portraits parlés.
J’achève de griller une cigarette lorsqu’on m’apporte, encore tout humides, les photos que j’ai demandées.
Elles sont au petit poil. Je les regarde, et je me sens envahi par une trouble sensation que je ne veux pas voir dégénérer en certitude tarit que je n’aurai pas pris certains contacts.
Je mets les photos dans mes fouilles et je m’esbigne.
- :-
Il y a un peu moins de trèfle au « Champignon ». Quelques enragés occupent la piste de danse et se remuent le panier en faisant croire qu’ils s’amusent comme des petits fous.
Grand bien leur fasse.
Je reprends ma place au comptoir et je redemande du whisky. Le garçon s’empresse. Je siffle mon glass et je vais musarder à travers la taule, histoire de me rendre compte si la femme de ménage n’oublie pas des toiles d’araignée dans les coins.
Tout à l’air parfaitement normal. Il y a des danseurs, ainsi que je viens de le dire, puis d’autres couples attablés qui ont l’air schlass et qui se bonnissent des trucs sur la repopulation…
Le pianiste, qui ressemble à un instituteur allemand, y met toute la sauce comme un bourrin de fiacre qui renifle l’écurie.
Ma promenade me conduit aux lavabos où je me lave les paluches, because je me souviens que c’est une opération à laquelle je ne me suis pas livré depuis un bon moment.
Tout en oignant mes doigts de baveux, j’examine mon physique de théâtre dans la glace. Comme je connais ma trompette par cœur, cette occupation perd de son intérêt, Alors, je regarde autre chose, et cette autre chose, c’est une cabine téléphonique. Elle est encastrée entre les gogs et le vestiaire. Mon pifomètre remue. Je lui obéis. Je m’approche de la momaque préposée aux lieux, et je lui dédicace mon sourire le plus charmeur, C’est juste le calibre de souris qui ne se sent plus lorsqu’un mec pas trop mal bousculé lui montre son clavier.
Je lui pose un biffeton de cinq ballettes devant le nez.
— Ça marche, les affaires, trésor ?
— Comme ça, elle répond.
Elle doit avoir le bulbe du cerveau gros comme un œil de fourmi. Des mômes qui ont l’air à ce point bouchées, moi, j’ai envie de leur parler petit-nègre.
— Tiens, fais-je, il faut que je passe un coup de fil. C’est vous qui vous occupez du moulin à prières ?
— Oui. Vous voulez un jeton ?
Je regarde ma montre comme un type qui craint de ne pas trouver son correspondant.
— Non, l’ami à qui je veux téléphoner ne doit pas être rentré du théâtre, je l’appellerai du comptoir… dans un moment.
Elle secoue sa tête vide.
— L’appareil du comptoir est un appareil intérieur…
Ça biche ! Comme vous pouvez voir, voilà un fait nouveau ! Je comprends pourquoi cette question de téléphone m’avait tant tracassé… L’appareil du comptoir, je viens de m’en souvenir, n’a pas de cadran. Dans ma précipitation, au début de la soirée, j’ai enregistré le fait distraitement en quelque sorte.
— Bon Dieu, poursuis-je, c’est pourtant pas le Carlton, cette carrée, pour avoir le téléphone intérieur. Y a donc des dépendances ?
Elle se trouble. Ou plutôt elle joue à la môme qui se trouble. Elle joue la comédie comme la jouerait un bison des hauts plateaux.
— Nous avons des salons particuliers, murmure-t-elle. Il y a des messieurs-dames qui…
— Qui veulent consommer en tête à tête ?
— Oui… Alors…
— Alors, ils passent leur commande au comptoir ?
— C’est ça…
Moi aussi je pense : c’est ça.
C’est ça ! Oui, c’est ça ! Le type qui me téléphonait : Schwartz, n’avait pas de peine à savoir la place que j’occupais dans la boîte, puisqu’il s’y trouvait !