LE CERCLE DE MES RELATIONS S’AGRANDIT
Elle me regarde d’un air pensif où, en cherchant bien, on découvrirait comme de l’admiration.
Elle est plus sensationnelle encore que sur ses photos ; plus sensationnelle que son sosie…
— Salut, miss Héléna, fais-je avec effort.
Elle me sourit gentiment. Ses yeux sont pareils à des pierres précieuses, sans charre, c’est pas que je veuille donner dans la littérature pour demoiselle vertueuse, mais c’est exactement la comparaison qui s’impose. Des châsses pareils, je les ferais mettre dans une vitrine du Louvre, si je pouvais, et je vous jure que les diams de la Couronne ressembleraient à des joyaux de pochettes surprises.
Un des mecs assis devant se retourne et fait :
— Tiens, il récupère…
Cette voix, c’est celle de Schwartz.
Comme je ne déteste pas épater les pieds nickelés de son genre, je me secoue.
— Et comment que je récupère, mon bon Schwartz…
Épaté, il l’est vachement, le frangin.
Il siffle un brin entre ses croques et murmure :
— Eh bien ! vous avez l’air à la page, vous !
La vanité est un puissant levier. Je me sens ragaillardi.
Péniblement, je me redresse et m’adosse à la banquette.
— Pas mal manœuvré, dis-je. Je suppose que vous m’avez observé pendant mon séjour dans votre honorable établissement ? Vous avez vu que je parlais à la souris du vestiaire. Vous l’avez questionnée ; elle vous a avoué que j’allais l’attendre dans sa carrée, et vous avez organise une gentille fuite de gaz ? C’est cela, hein ?
— Exactement, admet-il.
Il sourit.
— Mais vous avez réalisé a temps ce qui se passait, reprend-il, et vous avez vidé votre revolver dans la fenêtre.
— En somme, demandé-je, où en sommes-nous ?
— Pour vous, au dernier chapitre…
— Évidemment, fais-je.
Sans doute est-ce à cause de mon état comateux, mais je n’ai pas encore pensé au sort qui m’attend. Je ne me suis pas encore dit que lorsqu’on abat ses cartes avec des partenaires de la trempe de ceux-ci, c’est que la partie est achevée… Eh ben ! elle l’est, achevée, la partouze !.. Pour le fils de ma mère, s’entend… Y a des chances pour que je sois froid comme un nez de chien au moment où le soleil se lèvera.
Nous roulons à bonne allure. Personne ne jacte. En attendant, j’achève de retrouver mon équilibre physique.
Vous vous dites que ça ne vaut pas le coup, dans ma situation ? Alors, c’est que vous avez une mentalité d’encéphale-ferrugineux-antidérapant, comme dirait votre psychiatre habituel. Mon grand principe, c’est de ne vivre que le présent, sans m’inquiéter de l’avenir, même de l’avenir le plus immédiat. Je suis dans le genre du type qui était cerné par l’incendie au denier étage d’un immeuble, et qui, en attendant que les flammes arrivent à son grimpant, consultait le programme des spectacles.
Vous pigez ?
— J’ai avalé tellement de votre saloperie de gaz que vous auriez pu gonfler tous les ballons rouges distribués par les Galeries Lafayette un jour de vente-réclame, dis-je ; vous n’auriez pas un petit coup de raide ?
Héléna tâte la poche à soufflet située de son coté, et en extrait un flacon plat. Elle dévisse le bouchon et me tend la bouteille. Je renifle : si ça n’est pas le plus chouette cognac du monde, moi je suis le fils ainé d’un cheval de bois et d’une pompe à bicyclette.
J’ajuste le goulot à mes lèvres, et je lève le coude jusqu’à ce que le contenu du flacon soit passé à l’intérieur de mon coffrage. C’est ce qu’on appelle, dans les manuels de sciences première année, le principe des vases communicants.
Héléna et Schwartz me regardent, ébahis.
— Quelle descente ! s’exclame Schwartz…
— Oui, conviens-je, littéralement dopé, faut dire que j’ai été avaleur de sabres dans une vie antérieure…
Il sourit. Je le regarde attentivement. Il n’est pas tellement antipathique, ce zèbre. C’est un homme qui doit approcher de la quarantaine avec prudence. Il est brun, avec des lotos bleus et une peau très blanche.
Quelque chose de cordial flotte sur son visage.
Puis je bigle la miss Héléna, et je prends une nouvelle secousse dans le système glandulaire.
— Mouise ! je m’écrie, qu’est-ce qui vous prend d’être aussi jolie, Héléna ?
J’ajoute, pour ma trogne :
— Faut vraiment avoir du cirage noir dans les châsses pour avoir pu confondre l’autre fille avec vous.
Schwartz semble surpris.
— Dites donc, commissaire, fait-il, vous m’avez l’air bigrement fortiche…
— J’avoue, dis-je avec assez peu de modestie, que je n’ai pas une pierre ponce à la place de la matière grise.
— Qu’est-ce qui vous a amené à comprendre que…
— Qu’il y avait deux Héléna ?
Sa question me fait réfléchir. C’est vrai, ça : qu’est-ce qui m’a fait piger ce truc ?
Franchement, je crois que c’est une foule de petits détails accumulés… D’abord, j’ai tiqué en constatant que les deux, anges gardiens attachés à la personne d’Héléna attendaient devant la porte, alors que la môme ne se trouvait pas dans la maison…
Ces mecs de nos services ne sont peut-être pas tous des aigles, mais ils ont une chose pour eux : ils sont consciencieux. S’ils avaient perdu la môme, ils seraient revenus la source, bien sûr, c’est-à-dire au lieu où elle créchait, mais ils auraient averti le patron. Or, ils ne l’ont pas fait, et ils ne l’ont pas fait parce que leur filature n’a pas été rompue. En un mot, ils attendaient devant chez Stevens, tout simplement parce que la souris s’y trouvait. Donc, si elle s’y trouvait, comme elle n’a pas le don d’ubiquité, c’est une autre Héléna qui est rentrée avec le prof.
J’ai été repéré. Ils ont compris que la relève s’opérait, que ça devenait sérieux alors ils ont échafaudé un gros boum destiné à liquider le double d’Héléna qui devait les emmouscailler et à m’entraîner sur une fausse piste pendant qu’ils débarrasseraient le plancher avec les plans, le professeur et tout !
Une autre chose m’a fait tiquer : Héléna était sortie vêtue d’un pull-over jaune-or, plus tard, pendant que je fouillais sa chambre, j’ai déniché dans sa penderie le même pull. Il est rare qu’une femme élégante possède en double certains vêtements… caractéristiques.
Tous ces détails en faisceau m’ouvrent grand l’entendement.
Le rapport des anges gardiens, assurant qu’Héléna a une vie exemplaire, alors que la mère Tapautour jure qu’elle s’envoie en l’air sous son toit plusieurs fois par semaine.
Et surtout la disparition du cadavre de Louveciennes. Il fallait que je sache qu’Héléna était morte, mais ils ne pouvaient abandonner le corps aux docteurs légistes qui auraient établi l’identification.
Il y a également les tifs que j’ai trouvés sur le traversin, dans le studio, et qui m’ont appris que la femme à qui ils appartenaient les teignait…
Je me suis tout de suite dit que lorsqu’on possède des crins de cette couleur cuivrée, on ne les teint pas sans avoir une raison sérieuse.
Et comment qu’elle était sérieuse, la raison…
Je m’aperçois que, pendant le temps de ces déductions, Schwartz et Héléna n’ont pas cessé de me fixer. Ils attendent la réponse.
— Ah ! oui, dis-je, comment j’ai pigé qu’il y avait deux Héléna ?
Je demande à la donzelle.
— Vous parlez le roumain ?
Elle se mort les lèvres.
— Ah ! bien, murmure-t-elle, j’ai compris…
Je regarde par la vitre ; nous avons traversé Paris et nous roulons maintenant dans une banlieue triste et mouillée. J’entends siffler des trains…
Le type qui pilote la bagnole est un gros mec à tronche de sadique allemand. Chaque fois que nos regards se croisent dans le rétroviseur, je ne peux m’empêcher de penser qu’il ferait une bath carrière à Hollywood, pour remplacer Boris Karloff les jours où ce dernier va chez le dentiste…
— Si je ne suis pas trop indiscret… Où allons-nous ?
Pour la première fois, Schwartz perd de sa courtoisie.
— Vous le verrez bien, fait-il sèchement.
Je me renfrogne.
J’essaie de repérer le patelin, mais c’est impossible, car la flotte dégringole plus dru que jamais, et il y a de la buée sur les vitres.
Je toussote. Comme si j’éprouvais le besoin de me comprimer la poitrine, ma main se porte à l’emplacement de mon Lüger.
— Ne cherchez pas, fait doucement Héléna, c’est nous qui l’avons…
Elle a l’œil, cette fille.
La promenade dure près d’une plombe. À l’allure où conduit Boris Karloff, nous devons être loin de Pantruche.
La suite du scénario, je peux l’écrire si vous y tenez. Nous allons stopper dans un petit coin tout ce qu’il y a de peinard, vous voyez d’ici le style ? Un bois ou une carrière abandonnée… Un de ces coins tellement déserts que l’île de Robinson Crusoé ferait, en comparaison, l’effet du Stadium de Chicago le jour d’une rencontre de poids moyens comptant pour le Championnat du Monde.
Schwartz me priera de descendre de la voiture ; je descendrai et son sadique de chauffeur viendra me parler à l’oreille par l’intermédiaire de sa machine à fabriquer de la clientèle pour Borniol…
Un bûcheron, un pêcheur à la ligne, un gamin ou des amoureux découvriront ma carcasse dans quelque temps, du moins ce que les bestioles en auront laissé…
J’aurai un bel enterrement. On me cloquera des discours, des larmes en bronze et du chrysanthème… Peut-être même qu’il y aura les grandes orgues. Amour, délice et orgue…
Bon, la voiture s’arrête. Schwartz et son épouvantail se manient le prose pour descendre. Ils parviennent à ma portière en même temps.
— Descendez ! ordonna Schwartz.
J’obéis. L’endroit est en effet terriblement désert, mais ce n’est pas un bois. Il s’agit au contraire d’un champ immense et plat.
— Venez !
Ils m’encadrent et je me mets en marche. Mes jambes ne sont pas encore très fortes, pourtant je fais bonne figure, car je ne voudrais pas que mes copains supposent une seconde que j’aie les chocottes. Je m’attends à recevoir mon petit contingentement d’acier dans la théière… Rien ne se produit…
Nous parcourons une centaine de mètres.
J’aperçois soudain une petite cabane en planches sur la droite.
« Bon, pensé-je, ça va être là… »
Nous nous dirigeons vers la cabane. Je constate qu’un mince rai de lumière filtre à travers les planches. Il y a quelqu’un à l’intérieur…
Nous entrons.
Une lampe à acétylène est accrochée au plafond, le courant d’air la fait remuer, ce qui met en branle des masses d’ombres.
Pour tout le mobilier, il y a un tronc d’arbre. Sur ce tronc d’arbre, un bonhomme est assis.
Je le reconnais. J’ai un haut-le-corps, mais comme je sais dominer mes sentiments, je lui dis avec mon sourire le plus merveilleux :
— Bonjour, monsieur le professeur…