IL EST ENCORE QUESTION DE MON CHAPEAU !
Stevens est un vieillard voûté, je vous l’ai déjà dit, qui ressemble à Léon Blum. Comme le défunt leader socialiste, il a le visage allongé, une moustache en jet d’arroseuse municipale, des lunettes et un bada à larges bords.
Il me contemple d’un air distrait, et il demande à ceux qui m’escortent :
— Qui est cet homme ?
— Commissaire San-Antonio, monsieur le professeur.
Il attend une explication, et Schwartz s’empresse de la lui donner.
— C’est le policier chargé de… notre affaire. Il est allé un peu trop vite, je ne sais si vous avez entendu parler de lui, mais c’est le numéro un des services secrets français…
— Vous allez me faire rougir, lui dis-je.
— Alors, explique Schwartz, j’ai cru bon de m’assurer de sa personne…
Stevens approuve d’un mouvement de tête.
— Dites donc, prof, fais-je tout à coup, vous m’avez l’air de jouer un drôle de jeu…
Il ne répond pas. Posément, il ôte ses lunettes et en essuie les verres.
— Il y a longtemps que vous vous occupez de nous ? demande-t-il.
Sa voix est douce. Il a un accent britannique assez marqué.
— Depuis quatre heures de l’après-midi, monsieur Stevens.
— Et vous avez parcouru déjà tout ce chemin ?
— Ben… Vous voyez…
— En somme, si vous aviez à rédiger un rapport, quel en serait le résumé ?
Il y a un silence. Je contemple tour à tour chacun des assistants : le professeur d’abord, calme et un peu indifférent, puis Héléna, méfiante et féline, puis Schwartz avec son air presque loyal, et enfin Boris Karloff, aux yeux injectés de sang.
— Le résumé de mon rapport, lady and gentlemen ? Le voici : le professeur Stevens, qui travaille avec nos savants, est allié à une puissance étrangère. Au fur et à mesure de leur réalisation, ses travaux sont transmis à cette puissance par radio. C’est sa dévouée secrétaire, miss Héléna, qui se charge de cette transmission. Mais les services de détection radio découvrent la « fuite ». La chose est signalée au professeur. On lui pose une foule de questions. Il sent que la dévouée secrétaire est « brûlée ». Il faut, pour la sauver, amorcer une autre piste afin d’égarer les enquêteurs. On organise donc un cambriolage… Mais ça n’est pas suffisant ; Héléna a deux flics au panier qui paralysent son activité.
« Alors, quelqu’un a l’idée de mettre un sosie, une autre Héléna, dans le circuit, pour brouiller les cartes. Et ce quelqu’un, mon petit doigt me dit que c’est l’ami Schwartz. Il a dû avoir dans son boui-boui, une girl roumaine qui ressemble à Héléna. Cette girl est la maîtresse d’un copain, ce brave Maubourg, et il n’est pas duraille de la gagner à la cause. Ça doit même l’amuser, cette poupée, de doubler Héléna… Version originale, sous-titres français…
« Seulement, les choses se gâtent. Ce ne sont plus deux chiens de garde qui sont sur les talons d’Héléna, mais un chien de chasse réputé : bibi. Vous l’avez su à temps, car vous surveilliez Ferdinand, le cambrioleur sur commande. Et vous avez vu notre entretien à la sortie du cinéma. J’ai été repéré… Vous vous êtes dit que tout était fichu, puisque je savais que l’ouverture du coffre était un truc au bidon. Automatiquement, j’allais entraver que ce maquillage cachait la crotte au chat… Alors, aux grands maux les grands remèdes : le gros bidule… D’abord se débarrasser de Ferdinand. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas ouvert le coffre. Et s’il ne l’a pas ouvert, c’est parce qu’Héléna, la vraie, qui se trouvait dans la maison, a décommandé l’opération parfaitement inutile désormais, puisque j’étais affranchi. Se manifester représentait la mise à mort du cambrioleur, lequel aurait été un terrible témoin à charge.
« Ensuite, le personnage d’Héléna s’avérant complètement compromis, il faut s’en séparer. On bute la fausse et on s’arrange pour que je voie le cadavre. Personne mieux que moi ne peut se porter garant de la mort d’Héléna. Seulement, ce meurtre ne résout rien. Il ne fait que m’écarter un instant de la bonne piste. Et la bonne piste, c’est le professeur. Alors, on simule un rapt. Il faut absolument que la réputation du professeur Stevens soit sauvegardée. Excellente, l’idée du râtelier sur la table de nuit…
« Et voilà, dans les grandes lignes… »
Je les regarde de nouveau. Ils semblent pétris d’admiration.
— Il faudrait des hommes comme vous dans notre équipe, décide Schwartz…
— Vous avez un contrat à me proposer ?
— Je suppose que c’est impossible, dit-il, en tout cas, je ne m’y risquerais pas, même si je vous soupçonnais d’être corruptible ; vous êtes trop malin pour qu’on puisse avoir jamais confiance en vous…
— Dois-je prendre cela comme une prise de congé ?
— Oui.
— Définitive ?
— On ne peut plus définitive…
Le sadique plonge la main dans la poche de sa canadienne, et en ressort un pistolet de fort calibre. C’est une arme de toute beauté, qu’il a dû gagner dans un concours. Il y a des incrustations de nacre sur la crosse…
— Beau bijou, lui dis-je, il est à vendre ?
Boris Karloff a un maigre sourire. J’ai vu ce sourire-là sur les lèvres d’un type qui s’apprêtait à mettre le feu à une bonne femme qu’un de ses copains avait arrosée d’essence.
Un sourire qui en dit aussi long qu’un candidat député.
Un sourire qui fait penser à des choses moroses dont la plus folichonne serait un corbillard tiré par des squelettes.
— Bon, je crois que ma dernière heure est arrivée ?
— Ça nous parait évident, murmure le professeur.
— Sortons, enjoint le chauffeur.
Il ouvre la porte. Le vent, en s’engouffrant, fait de nouveau se balancer la lampe à acétylène. Cela me rappelle à la réalité. Si je ne tente rien, avant trois minutes j’aurai dans le corps autant de ferraille qu’un matelas Simmons.
— Eh bien, bonsoir, tout le monde, m’écrié-je.
Je soulève mon chapeau mouillé et, avec une précision que je suis le premier à admirer, je le jette sur la petite flamme de la lampe.
Hourra ! L’obscurité se fait. La cabane devient houleuse comme la cambuse d’un rafiot au cours d’une mutinerie. Je me jette contre le mur et essaie de m’accoutumer à la nuit. Foncer par la lourde entrouverte serait la dernière chose à faire, ma silhouette massive se découperait en ombre chinoise, offrant ainsi à Boris Karloff l’occasion de réussir un beau carton. Si ce garçon n’est pas trop maladroit, il m’en grouperait une demi-douzaine dans la région du nombril…
La voix du professeur Stevens s’élève, étrangement sèche.
— Restez calme ! Bauhm, surveillez la porte, les autres ne bougez pas, je vais rallumer la lampe.
S’il craque une allumette, cela sera suffisant pour que Bauhm localise ma personne. Et alors il actionnera son moulin à poivre !
Stevens se trouve juste en face de la porte, il reçoit donc le peu de clarté lunaire entrant par là. Mes yeux de lynx le découvrent et mesurent la distance qui nous sépare. Je l’évalue à un mètre cinquante.
Le bruit d’une boite d’allumettes remuée.
Je fais un pas en avant et je lui mets un coup de poing de toucheur de bœuf par le dessus de la coupole. Son bada amortit un peu le choc, mais j’y suis allé de si bon cœur qu’il pousse un cri rauque et s’écroule. En vitesse, je me jette à quatre pattes. Une de mes particularités c’est de pouvoir me déplacer aussi vite à quatre pattes que debout. Cette fois, il faut risquer le pacson ; direction la lourde !
Le feu d’artifice commence. Ça vient du fond de la turne, c’est-à-dire de l’endroit où se trouve Schwartz. Il sait qu’à aucun prix je ne dois quitter cette cabane autrement qu’à l’état d’ectoplasme, aussi il n’hésite pas à risquer de trouer Frankenstein. Et c’est ce qui se produit ; Bauhm se met à gueuler tout ce qu’il sait, parce qu’un malheureux bout d’acier est allé se réfugier dans sa carcasse.
Si j’avais le temps de me marrer, je rigolerais tellement qu’à côté de moi, Laurel et Hardy paraîtraient aussi tristes qu’une lettre de faire-part. Mais je n’ai pas le temps. Évidemment, tout ce qui s’est passé depuis que nous sommes plongés dans le noir n’a pas duré le temps d’éplucher un œuf dur.
Toujours à quatre pattes je franchis la porte. Je me redresse et alors vous pouvez être certains que Ladoumègue n’a jamais fait mieux, même au plus fort de sa carrière. La bagnole est à quelques mètres. À peine ai-je eu le temps de tout repérer que, déjà, je touche la poignée de la portière.
Une nouvelle salve part de la cambuse. Je ne sais pas si vous vous êtes jamais servi d’un revolver ; dans l’affirmative, vous devez savoir que les types qui percent l’as de cœur à vingt mètres sont moins nombreux que les contribuables. Eh bien ! Schwartz fait partie du petit lot des champions. Ses pastilles font voter en éclats les vitres de la portière. Il doit y en avoir quatre ou cinq, je n’ai pas compté, toutes sont groupées dans une surface à peine large comme ma main. Si je n’avais pas eu la présence d’esprit de me jeter à plat ventre, on pourrait examiner le paysage à travers ma carcasse comme à travers un porte-plume réclame… Je passe sous la voiture en rampant ; grâce à l’ombre protectrice de la bagnole, mon rascal ne peut voir mon manège.
J’entends le glissement de son pas, sur la terre rocailleuse. Il vient. Oh, ma douleur ! Si j’avais seulement un petit morceau de revolver de rien du tout, j’aurais peut-être une chance de m’en tirer…
Je me fais tout mignard sous cette putain d’auto. Si mon corps pouvait obéir à mon désir, je deviendrais aussi petit qu’une noisette.
Je vois les souliers de Schwartz qui s’approchent, qui s’approchent…