HAUTE VOLTIGE
Je retiens mon souffle. Mais la respiration, c’est comme de la flotte ; on ne peut la contenir longtemps… Je suis des yeux les tatanes de Schwartz qui font le tour de la bagnole.
— Il doit être sous la voiture ! crie Héléna.
Une lumière danse en s’approchant.
Les chaussures de Schwartz piquent le sol et ses genoux apparaissent. Il commence à se pencher. Tout se déroule comme un ralenti cinématographique ou comme un cauchemar. Je vais être aussi bon à cueillir qu’une vache dans un vestibule. Il n’aura qu’à promener son artillerie sous l’auto comme une balayette et il sera certain de me truffer. Je n’ai pas le temps de sortir de là… Je…
Je me souviens d’un petit incident banal ; du moins j’ai cru que c’était un incident banal au moment où je l’ai vécu : ce matin je suis passé à la banque pour y retirer un peu de flouze pour le ménage. La liasse de biffetons était fixée au moyen d’une grosse épingle. Je l’ai trouvée tellement mahousse, cette épingle, que je n’ai pu me résoudre à la jeter. Je l’ai épinglée au revers de mon veston. Elle y est toujours. Avec une promptitude inouïe, je l’en retire et, d’un geste rageur, je la plante dans un des genoux de Schwartz.
Oh ! Ce cirque !
Le mec pousse une beuglante qui doit s’entendre jusqu’à Djibouti. Ses deux mains apparaissent. Celle qui tient le soufflant et l’autre. Pour l’instant, elles ne songent qu’au siège de sa douleur et s’affairent sur le genou attaqué.
Rapidos je sors de sous la bagnole. C’est pour me trouver nez à nez avec Héléna. Je lui bigle les pattes : elle n’a pas de revolver. Donc, elle ne m’intéresse pas pour l’instant.
J’ai le choix entre deux solutions : prendre mes jambes à mon cou, ou bien profiter de ce court répit pour essayer de neutraliser Schwartz. Comme nous sommes dans une plaine sans arbre ni buisson, fuir me parait terriblement risqué, étant donné l’adresse au pistolet du tenancier de boîte.
Sans plus hésiter, j’écarte Héléna d’une bourrade et je me rue sur Schwartz. Ce dernier est justement en train de se relever. Il fait une grimacé épouvantable. Une épingle, c’est pas grand-chose, mais ça doit faire jouir son homme lorsqu’elle est plantée dans la rotule.
En m’apercevant, il pointe le museau noir de son feu sur ma brioche, Il n’a plus l’air amical, mais alors plus du tout !
— Salaud, grogne-t-il. Tu vas me payer ça…
Il est tellement en renaud qu’il savoure son triomphe. Je n’ai pas besoin d’avoir fait Polytechnique pour comprendre qu’en effet je vais payer cher les tracas que j’ai causés à la bande d’espions.
Je vois cela au rictus hideux qui tord ses lèvres. Et puis je vois autre chose. Je vois que la portière de l’auto n’est pas fermé complètement et qu’elle s’ouvre dans le sens contraire à la position de Schwartz. Vivement je lève mon pied, le pose contre la face interne de la portière et donne une détente. La portière, brutalement ouverte, va frapper la main de mon adversaire. Il est tellement surpris par cette nouvelle astuce qu’il fait un pas en arrière. Déjà je suis sur lui et je lui mets un parpin d’un quintal sur le cou. Il glousse comme un dindon amoureux et presse convulsivement, la détente de son arme. Une brève rafale me part dans les pattes. Le bas de la portière stoppe le plus gros, mais je sens qu’un morceau de ferraille a pris contact avec mon mollet.
Je pense qu’un revolver a besoin d’être rechargé. Or, Schwartz a vidé son magasin : grand solde avant inventaire ! Il s’agit de ne pas lui laisser le temps de le remplir. J’y vais d’un nouveau taquet — au menton cette fois — puis je le continue par une série de crochets au foie. Il se baisse, je le remonte d’un coup de tatane. Ses yeux se font langoureux. Tel, il est prêt à s’évanouir. Je suis essoufflé comme si je venais d’escalader le Galibier. Mais je n’attends pas mon second souffle. Avec un ahanement de bûcheron, je lui offre le plat de résistance, un direct maison entre les carreaux. Les cartilages de son blair font un raffut du diable, on dirait qu’un éléphant vient de s’asseoir sur un sac de noix. Schwartz s’écroule. Je mets mon talon sur son pif, ou du moins sur ce qu’il en reste, et je lève l’autre pied de façon à ce que son tarin supporte mes deux cents livres.
Ceci fait, je me retourne.
Et je fais bien de me retourner. La môme Héléna est derrière moi. Elle tient un caillou un peu moins gros que l’obélisque de la place de la Concorde et l’abat sur moi. J’ai beau faire un saut de côté, j’attrape son aérolithe sur l’épaule, et ça me fait le même effet que s’il venait à manquer une guibolle à la tour Eiffel et qu’on m’ait chargé de la soutenir.
Une décharge électrique carabinée se baguenaude dans mon omoplate gauche…
Je serre les dents, je serre les poings, je serre tout ce que je peux serrer et je me jette sur la donzelle. De mon bras valide, je la harponne solidement.
À cet instant, la voix du père Stevens se fait entendre dans le calme nocturne.
— Lâchez cette dame, commissaire !
Le père la Torpille est revenu à lui, et, par la même occasion, à nous. Il se tient sur le pas de la porte, un revolver dans la main. La lune fait miroiter des incrustations de nacre ; c’est le feu de Boris Karloff que le vieux lavement a récupéré. Ce serait celui de Charlemagne que la situation resterait inchangée.
Vivement, je calcule des distances et des probabilités. Stevens est à une quinzaine de mètres : il fait nuit, il est vieux, il ne doit pas manipuler souvent des rigolos et Héléna est contre moi… Ce serait bien la poisse s’il faisait un carton !
Je serre Héléna plus fortement ; mon épaule se désélectrise.
— Lâchez cette dame ! réitère le prof.
— Voilà ! fais-je.
Et je la lâche. Je la lâche car de toutes mes forces je l’ai balanstiquée dans la bagnole, par la portière ouverte. Elle plonge la tête la première, ses jupes retroussées jusqu’au menton.
Je me jette dans l’auto et je tire la portière à moi. Stevens fait feu. Je l’ai méconnu en le prenant pour une lavasse. C’est un bon tireur. Pas un caïd comme Schwartz, mais un type qui se défend honorablement, assez en tout cas pour ne pas éborgner le patron du tir forain lorsqu’il vise une pipe en terre.
Il tire calmement.
Une première balle fait descendre la vitre. Une seconde ricoche sur le volant.
Je n’ai pas le temps de voir ce qu’il advient de la troisième car j’ai déjà actionné le démarreur. Tant pis pour la boite de vitesses : je pars en seconde. Il y a encore des balles sur la carrosserie.
Comment que ça grêle épais, cette année !
La voiture fait une légère embardée au moment où elle se met en route. Je réalise que je viens de passer sur quelque chose de mou. Ce quelque chose, je vous parie le râtelier de votre trisaïeul contre le compte en banque de mes éditeurs que c’est ce cher Schwartz. Tant pis pour sa pomme, on n’a pas le droit de venir obstruer les routes de France avec sa carcasse.
Je bigle dans le rétro et je vois des petites étincelles qui vont s’amenuisant, tandis que les balles continuent de frapper la bagnole.
Tout à coup, il y a un plouff terrible et la voiture fait une nouvelle embardée. Je n’ai pas de peine à réaliser ce qui vient de se passer : Stevens, voyant qu’il ne pourrait plus m’abattre, a visé les pneus et nous avons éclaté.
Heureusement que je suis un champion du volant. Nuvolari, c’était un conducteur de tramway à côté du mec San-Antonio.
Je fonce à plus de quatre-vingts sur trois pattes. La jante en prend un vieux coup, mais s’il y a une chose dont je me tamponne le coquillard, c’est bien de cette auto. Tout ce que je lui demande, c’est de me conduire ailleurs et de m’y conduire le plus vite possible.
Je roule cinq minutes et je m’arrête.
Héléna se tient acagnardée contre la portière et me regarde. Il y a autant de tendresse dans son regard que dans celui d’un chat qui vient de se faire coincer la queue dans une porte.
— Alors, amour ? je lui fais… Que dites-vous de ce valeureux San-Antonio ? N’est-ce pas l’homme qui remplace le beurre, la margarine, le saindoux et l’uranium ?
Elle pose la main sur la poignée de la portière.
— Bas les pattes, fillette !
Comme elle n’obéit pas assez vite à mon gré, je lui mets une tarte sur le minois, histoire de lui montrer qu’à partir de tout de suite il y a quelque chose de changé en France. Les larmes lui viennent aux yeux.
— Ça te défrise, hein, ma belle ? je lui demande…
Ses bigarreaux lancent des éclairs. Et pas des éclairs au chocolat, je vous le garantis.
— Brute ! grince-t-elle.
— Héléna, murmuré-je, fais pas ta sucrée, ou alors je te file une danse si soignée que tes arrière-arrière-petits-enfants auront encore mal au postère, tu saisis ?
Elle ne répond pas.
Moi, je fais le point de la situation : la bande commence à en avoir un vieux coup dans l’aile. Seulement, il y reste tout de même trois membres, qui, à ma connaissance, sont encore libres : d’abord le père Stevens, ensuite Maubourg, enfin l’homme aux yeux d’aveugle.
Je ne me décide pas à repartir. Voyez-vous, bande d’amoindris, je n’aime pas, mais pas du tout, laisser du boulot à la traîne. Ça me tracasse de sentir le père la Torpille dans sa petite cabane en bois, tout seul avec ses deux pieds-nickelés plus ou moins out…
Oui, ça me turlupine et, pour la première fois depuis qu’ils m’ont amené dans le secteur, je me pose la question suivante :
— Qu’est-ce que ces endoffés sont venus branler dans cette cambrousse désolée ?
Un rendez-vous isolé ?
À moins que cette baraque n’ait été un relais pour radio clandestine ? Dans ce cas, ils ne seraient pas venus tous au grand complet…
Je suis dans l’expectative… Brusquement, j’entends un bruit, un bruit que j’identifie et qui m’ouvre l’entendement à deux battants.
Ce que j’ai été naveton de ne pas songer plus tôt à ça…