DIX LITRES D’ESSENCE

Ce bruit, c’est le ronron d’un avion. À notre époque, un avion passe à peu près inaperçu ; seulement, celui qui survole la contrée attire l’attention ; la mienne tout au moins, car il vole relativement bas et tourne en rond comme s’il cherchait un coin où se poser.

Je regarde Héléna. Un léger sourire flotte sur ses lèvres.

Ce sourire, il y a trop longtemps (au moins cinq minutes) que j’en ai envie pour me le refuser davantage.

Je m’incline et, avant qu’elle ait pigé mes intentions, je lui roule le plus bath patin qu’un homme peut exécuter sans avoir besoin de ballon d’oxygène. Elle est peut-être sectaire, comme dirait Breffort, mais elle doit se dire qu’une occase de se faire brouter le museau ne se refuse pas, car loin de se débattre, elle paraît prendre à l’opération un plaisir extrême. Elle me mord les dents, les lèvres, la langue… Sa menteuse possède une rare agilité.

Je me recule enfin.

— Merci, dis-je. C’est très agréable comme sensation ; je crois que je vais demander au père Noël de mettre une fille de votre gabarit dans mes petits souliers.

Elle ne répond pas. Ce qu’elle pense ? Y a pas besoin de lui faire une piquouse au sérum de vérité pour le savoir. Héléna est en train de se dire que le crack des services secrets français a de drôles de manières. Quant à mézigue, je suis en train d’écouter le ronron de l’avion occupé à chercher son terrain. Probable que le vieux Stevens est en train de faire des signaux avec une torche électrique. La petite cabane en planches est une sorte d’aérogare. Et cette lande plate où j’ai failli avaler mon bulletin de naissance, c’est un terrain clandestin.

Dans un instant, le professeur et ses plans seront dans le grand ciel du bon Dieu, volant à tire d’ailes vers une destination inconnue. En somme, j’aurai tout de même été blousé.

Il y a des mots qui me cravachent la vanité.

Brutalement, je remets ma bagnole en route. Je fais une manœuvre impeccable en marche arrière et, vrroum ! Je fonce en direction de la cabane. L’auto tangue comme un barlu sur la mer démontée. C’est vraiment coton de piloter un trépied, moi je vous le dis !

Héléna tourne vers moi son beau visage. La surprise y est étalée comme une nappe sur une table.

— Ça te la coupe, Héléna ? lui demandé-je.

— Que faites-vous ?

— Un numéro de classe internationale, comme d’habitude…

Je débouche à l’extrémité de la lande. L’avion tourne toujours. Au milieu de l’immense champ, un faisceau lumineux balaie la nuit. Ainsi que je le supposais, Stevens indique au pilote comment il doit prendre son terrain. Je coupe les gaz. Héléna se met à hurler de toutes ses forces pour alerter le professeur. Les garces sont les mêmes sous toutes les latitudes : elles n’ont pas plus de jugeote qu’une pince à sucre… Comment la douce Héléna peut-elle espérer se faire entendre à cette distance par un vieillard au-dessus duquel évolue un avion !

— Te fatigue pas, cocotte : tu vas te faire péter les cordes vocales et il faudra te mener chez l’accordeur…

Elle pige. Ça la met en rogne de comprendre que j’ai vertigineusement raison.

Moi, je me dis que je vais être obligé de la neutraliser si je veux avoir ma liberté d’action pleine et entière. Comment ? Je n’ai pas le plus petit morceau de ficelle à ma disposition… Si c’était un homme, j’irais carrément de ma grande scène du soporifique. Je lui ferais une anesthésie totale avec mes pognes. Mais je ne puis me résoudre à tabasser une souris aussi bath.

Je descends de l’auto et j’oblige Héléna à prendre ma place au volant. Elle obéit sans comprendre. Je la force alors à passer ses bras à l’intérieur du volant. Lorsque c’est fait, j’ôte ma ceinture et je lui lie solidement les paluches.

— Voilà, lui dis-je. Tiens-toi tranquille, j’espère ne pas en avoir pour trop longtemps.

Ce qu’il me faut, maintenant, c’est une arme, ne serait-ce qu’un tire-bouchon ordinaire.

Je passe les doigts dans les poches à soufflets de l’auto, je n’en extirpe que des bougies de rechange et des cartes routières. On n’a jamais soutenu un siège avec d’aussi chétifs éléments.

Je vais alors bigler dans la malle arrière. Elle ne contient que des démonte-pneus et un jerrican d’essence. C’est peu, mais c’est mieux que rien. J’attrape un démonte-pneu et le bidon.

La nuit est aussi noire qu’un congrès d’ecclésiastiques nègres. La lune s’est barrée derrière des nuages. Elle a eu raison de me donner un coup de main. En général, nous nous entendons fort bien, elle et moi. Cassé en deux, je me dirige vers Stevens. Il a cessé de jouer au gardien de phare car l’avion est en train de se poser à trois cents mètres de là. Je ne distingue pas le vieux. Ce qui serait tartignole, c’est si je me cassais le nez dessus dans l’obscurité. Je n’oublie pas qu’il a un revolver dans les pattes, et certainement il ne l’oublierait pas non plus, le moment venu.

Tout à coup, je l’aperçois, grâce à la clarté qui fuse de l’avion. Il court à perdre haleine, en tenant un petit paquet serré contre lui. Je m’élance. Il ne faut pas qu’il grimpe dans cet appareil, sans quoi les plans sont foutus pour la France.

La porte de la carlingue s’ouvre. Un rectangle de lumière jaune s’abat dans le champ. Je distingue une gigantesque silhouette en ombre chinoise. Un type crie quelque chose. Stevens répond par une espèce de glapissement. Je le comprends. Il doit avoir hâte de changer d’air, car le pays est devenu malsain depuis quelques heures.

Moi, je fonce itou, toujours muni de mon bidon d’essence et de mon démonte-pneu. Sans ce lest, j’aurais déjà rattrapé Stevens. Je ne songe pas à étouffer le bruit de ma course, c’est parfaitement inutile car les deux moteurs de l’avion vrombissent toujours. Le savant débouche dans l’immense rectangle de lumière. Il a perdu son chapeau et ses cheveux blancs sont en broussaille. Cinq mètres me séparent de lui. Puis quatre, puis trois… Le grand mec qui se tient dans l’encadrement de la porte m’aperçoit. Seulement il ne sait si je suis un ennemi ou un complice de Stevens. Il attend des explications. Je vais lui en fournir. J’atteins l’appareil presque en même temps que le professeur. C’est alors seulement que Stevens découvre ma présence. Il est tellement stupéfait qu’il ne bronche pas.

Heureusement, j’ai un tout petit peu plus de réflexe qu’un pâté en croûte. Je soulève mon jerrican et je l’abats sur le dôme du père Stevens. Ça fait un drôle de bruit, assez semblable à celui que produisent les tampons de deux wagons de chemin de fer qui se rencontrent. Pour la seconde fois de la nuit, le vieillard s’écroule. Le pilote plonge la main dans la poche de sa combinaison, dans l’une de ses poches, devrais-je dire, car ces survêtements d’aviateur en comportent autant que les paupières de Roger Lanzac. Je lève mon démonte-pneu et je lui balanstique en pleine poire. Il titube et recule. Ce zèbre-là doit avoir la tronche en béton armé. J’attrape le rebord de la carlingue et je fais un rétablissement. Me voici dans l’appareil. Le jeu consiste à empêcher le pilote de sortir une arme. Il a sa main glissée dans une poche lorsque je lui mets un coup de savate à la pointe du menton. Une nouvelle fois je crois le sonner, mais une nouvelle fois je constate qu’il est tout juste ébranlé. Sa daronne a dû se gaver de calcium lorsqu’elle l’attendait. Il m’est déjà arrivé de trouver des encaisseurs de ce gabarit. Ce sont des types qu’un tank de vingt tonnes ne parviendrait pas à renverser. Pour l’avoir à la châtaigne, il faut se lever de bonne heure et s’associer avec un marteau-pilon. Un grand frisson me court dans le dos. Dans un avion de tourisme, on est moins à son aise que dans le hall de la gare Saint-Lazare. Mon seul salut, c’est la fuite. Je saute de l’avion et très vite, j’en rabats la porte. Puis je vais m’accroupir sous une des ailes. Je m’attends à ce que mon adversaire ouvre sa lourde et se lance à ma poursuite, mais pas du tout. Rien ne se produit pendant quelques minutes. Peut-être cherche-t-il un projecteur pour me cavaler au panier ?

J’attends. Et alors je suis sidéré, en découvrant que ce mec refuse le combat et ne songe qu’à filer. Il lance son moteur. Le moteur a des ratés.

Alors une pensée extravagante me vient. Vous devez commencer à savoir que l’extravagance est mon violon d’Ingres.

En rampant, afin de parer une ruse éventuelle de l’aviateur, je vais récupérer mon bidon d’essence. Je le débouche, j’en asperge le fuselage de l’avion et je frotte mon briquet.

Il se produit une espèce de plouff ! Et de belles flammes drues et joyeuses s’élèvent, embrasant la nuit. Sur ces entrefaites l’avion décolle. Il part sur le terrain. L’air avive le foyer. Puis il quitte le sol et je regarde s’élever dans la grande nuit de velours la plus belle torche enflammée dont on puisse rêver. Je ne sais pas si c’est la réaction, mais je me marre. Je me marre comme je ne me suis jamais marré. Je suis plié en deux par l’hilarité, je pleure, je suffoque, je trépigne et puis… Et puis je m’arrête pile. J’ai la chique coupée. En examinant le père Stevens, toujours allongé, je découvre que sa petite valise aux plans a disparu.

- :-

Un instant, je me demande si je rêve. Je m’agenouille et, à la lumière de mon briquet, j’examine le savant. Il n’inventera plus de torpille à réaction, jamais. Le jerrican que je lui ai assené sur le but l’a rectifié pour toujours. Sans doute avait-il, contrairement à l’aviateur, le crâne décalcifié. Pourtant… Car il y a un pourtant. Et un drôle !

Moi, je ne l’ai frappé qu’une fois et sur le sommet du crâne, pas d’erreur sur ce point… Or, Stevens a le nez écrasé. Je regarde autour du corps et je découvre un gros caillou ensanglanté.

Bon, j’ai pigé. Quelqu’un s’est amené pendant que je m’expliquais dans l’avion avec l’avaleur de flammes. Ce quelqu’un lui a refilé la dose maximum et a fauché la précieuse valtouse…

Bref, je suis marron !