UN PETIT CADEAU

Les coudes au corps, je fonce vers le coin du terrain où j’ai laissé la voiture. Mais le terrain est désert. Je découvre les traces de pneus dans l’herbe humide. Bon, Héléna a pu se dépêtrer de ma ceinture. Elle est venue du côté de l’avion et c’est elle qui a liquidé le vieux et embarqué les plans.

Je fais un ramdam épouvantable. Pendant cinq minutes je déballe mon stock d’imprécations. Il est copieux et varié. Il est justifié aussi ; enfin, je vous le demande, à quoi cela ressemble-t-il de se laisser fabriquer par une donzelle après qu’on vient de réussir un coup pareil ?

Je lève le nez. Au fin fond de l’horizon, un trait de feu zigzague. Demain, j’apprendrai par la presse le lieu où est tombé l’avion. La nuit commence à s’éclaircir. Sans charre, je crois qu’elle aura été l’une des mieux remplies de ma p… d’existence.

Je vais remoucher du côté de la cabane, histoire de prendre des nouvelles des amis. La carcasse de Schwartz barre le sentier. Le patron du « Champignon » a pris la bagnole comme cataplasme, tout à l’heure, et l’une des roues lui a écrasé la bouille. Quant à Boris Karloff, s’il n’est pas mort, c’est parce qu’il a pris beaucoup d’huile de foie de morue lorsqu’il était petit. La balle perdue de tout à l’heure s’est logée dans sa poitrine et il est dans le coma. Je comprends tout de suite que je ne peux rien pour lui ; personne ne peut plus rien pour lui, excepté le menuisier qui lui fera un pardessus en planches avec de belles poignées en métal argenté.

Je me dis que deux cadavres et demi ne sont pas des relations convenables pour un homme de mon âge et qu’il est temps de quitter cette lande macabre. Je relève le col de mon pardessus, car le froid de l’aube se fait durement sentir.

- :-

Une heure plus tard, grâce à l’obligeance d’un maraîcher, je suis dans le bureau du chef. Celui-ci a le visage bouffi de sommeil.

— Dieu soit loué ! s’écrie-t-il en m’apercevant ; je commençais à désespérer.

Je lui raconte la suite des événements. Il ponctue mon récit de petits hochements de tête.

— Vous êtes inouï ! conclut-il.

— Peut-être, admets-je, mais je suis également refait… Ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les plans, or ceux-ci se sont envolés…

— Façon de parler, sourit le boss ; justement ils ne se sont pas envolés, grâce à vous, et nous avons l’espoir de remettre la main dessus. N’oubliez pas que nous avons des photographies d’Héléna ; je vais mettre toutes les polices sur sa piste, il faut qu’avant ce soir nous l’ayons retrouvée.

Je loue ces belles intentions.

— Que dites-vous du professeur Stevens, chef ?

Il se gratte le blair.

— Je ne sais pas. Je vais convoquer d’urgence ses collègues français chez le ministre de l’Intérieur ; certainement que l’ambassadeur britannique assistera à la conférence. C’est une affaire qui peut avoir sur le plan diplomatique d’énormes répercussions.Il semble soucieux. Je suis trop las, trop épuisé, pour compatir à ses tracas. Je me lève.

— Que pensez-vous faire ? me demande-t-il.

Alors là, j’explose.

— Écoutez, chef, j’ai passé une nuit complète à buter des gens et à recevoir des balles et des gnons. J’ai une sérieuse éraflure au mollet et il reste dans mes poumons assez de gaz d’éclairage pour faire fonctionner une douzaine de réverbères pendant trois mois. Vous ne pensez pas qu’étant donné le fait que je ne suis pas le bonhomme en bois des Galeries Barbès, j’ai besoin de me rebecqueter un peu ?

— Vous êtes un tel homme, fait-il, qu’on ne pense pas que vous puissiez avoir besoin de repos. Excusez-moi, San-Antonio.

Du moment qu’il le prend sur ce ton, je suis prêt à toutes les concessions. Parce que, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais avec des flatteries on obtient de bibi tout ce que l’on veut.

Chacun ses faiblesses, non ?

Je passe à l’infirmerie de la grande taule pour faire désinfecter ma blessure. C’est tout ce qu’il y a de superficiel, heureusement. L’infirmière, la mère Robichon, m’assure que dans deux jours ce sera cicatrisé. La mère Robichon, il faut bien le dire, c’est le genre de femelle tout ce qu’il y a d’optimiste lorsque c’est la peau des copains qui est en jeu. Elle en a tellement vu dans la boîte que, pour elle, un chargeur de mitraillette dans la viande est un truc presque bénin. Chose curieuse, cette virago du mercurochrome est une douillette. En vous pansant quarante centimètres de cicatrice, elle vous parle de sa maladie de reins, de son asthme et d’un tas de petites vacheries dont elle prétend souffrir. Avec ça, elle s’exprime avec la suprême distinction d’une marchande de poisson du Vieux-Port.

Au moment où elle me fait couler de l’alcool sur ma plaie, je pousse un léger soupir. Ça suffit pour déclencher cette vieille toupie.

— Poule mouillée ! hurle-t-elle, gonzesse ! Môme ! T’as donc pas plus de sang qu’un navet ?

Une chose met en rogne la mère Robichon, c’est lorsqu’on ne répond pas à ses sarcasmes par d’autres sarcasmes. Pour lui faire plaisir, j’y vais de mon numéro. Je la traite de vieux lavement, de tordue, d’endoffée. Et je conclus en lui affirmant qu’elle se décompose, que ça se voit et que ça se sent et que c’est uniquement par bonté d’âme qu’on la tolère dans la maison.

Alors c’est l’épanouissement. Elle est ravie ; elle se retient de rire ; je la laisse à son extase…

Il y a près de la boîte, un petit hôtel dont le patron est un vieux pote. J’y vais. Il vient de se réveiller et il me demande ce qu’il y a pour mon service. Je lui assure que s’il veut me faire cuire deux œufs sur une tranche de lard, me confier une bouteille de rhum et me préparer un pageot convenable, je serai le plus heureux des hommes.

C’est un mec qui comprend vite. Les deux neufs sont cuits à point ; la tranche de lard est large comme mes deux mains ; le rhum est d’une marque réputée et le lit assez confortable.

Quelques minutes plus tard, sérieusement colmaté, je ronfle à poings fermés.

Je rêve que je suis assis sur un nuage rose, les jambes pendantes dans le ciel. Un beau soleil doré comme une abeille me chauffe et m’emplit d’une tendre allégresse. Je suis peinard comme un pape sur mon nuage. Soudain, des lèvres rouges se mettent à voleter autour de moi comme des papillons. Je voudrais en attraper une paire et l’embrasser, mais c’est coton car je risque de dégringoler de mon nuage si je me remue. Enfin je parviens à en stopper deux jolies. À ce moment, une sonnerie éclate. Est-ce un archange qui fait ce cirque ? J’examine la probabilité de la chose et je finis par décider que je suis, non pas sur un nuage rose mais sur le matelas d’un lit d’hôtel et que ce qui sonne n’est pas la trompette d’un archange, mais la sonnerie du téléphone.

Je me cache la tête sous l’oreiller. Je maudis le gars qui a inventé ces sonneries. Il aurait mieux fait de s’engager dans les bataillons d’Afrique.

Oh ! là là !

La sonnerie persiste. Marre à la fin ! Ils ont donc juré d’avoir ma peau, tous autant qu’ils sont ? Qu’est-ce qu’ils croient ? Que je suis un robot ?

Me voilà complètement réveillé. Peut-être qu’il y a du nouveau après tout ?

Avec un ahanement d’effort j’étends le bras et je décroche.

— Allô ?

— C’est Julien.

— Qui ça, Julien ?

Je me souviens à temps que c’est le prénom du patron de l’hôtel.

— Bon, c’est julien et alors ? C’est une raison pour m’empêcher d’en écraser ?

Ma sortie ne le déroute pas, car il sait que sur la place de Paris il n’existe pas deux types aussi rouscailleurs que mézigue.

— Je m’excuse de vous réveiller, commissaire, mais c’est très important, paraît-il.

Je ricane.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Mais…

— Mais quoi ? Bon Dieu, je vous paie, oui ou non ! J’ai le droit de dormir. Y a le feu ?

— Non.

— Alors, foutez-moi la paix.

Et je raccroche.

Je me remets la tronche dans les plumes et je ferme les yeux. Si je pouvais récupérer mon fameux petit nuage, ce serait meuh-meuh… Mais va te faire voir ! Je ne peux plus dormir.

Je rambine avec le téléphone.

— Allô, Julien ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Allez-y, qu’est-ce que vous me vouliez ?

— On vient d’apporter un paquet pour vous !

— Un paquet ?

— Oui…

— Qui ?

— Un gamin… Il paraît que c’est urgent, très urgent.

— Qui m’envoie ce paquet ?

— Je ne sais pas…

Je réfléchis. Ce doit être le chef. Il est le seul à savoir que je me suis réfugié dans ce petit hôtel pour récupérer.

— Regarde ce que contient le paquet, Julien.

— Bien, monsieur le commissaire.

Julien pose l’écouteur et je l’entends manipuler du papier. Il coupe une ficelle ; il défait l’emballage. Tout à coup une terrible détonation retentit.

Je saute dans mon pantalon et je me rue dans le couloir de l’hôtel. Du haut de l’escalier j’ai une vue d’ensemble de la scène : la caisse de l’hôtel est pulvérisée littéralement. Les décombres sont aspergés de sang. La mâchoire de julien est posée sur le registre des entrées et sa cervelle décore le mur.