L’ENFER CHEZ SOI

En moins de deux, le valeton ressemble à un chaudron de cuivre qui aurait descendu l’escalier d’honneur de Buckingham Palace. Bouboule s’y entend comme pas un pour rectifier la physionomie de ses contemporains.

Il commence par lui offrir des yeux au cirage ; ensuite il transforme ses oreilles en morceaux de chou-fleur. Puis, après avoir constaté que ses travaux d’embellissement prennent tournure, il lui administre une double calotte qui jette la perturbation dans la ganache de Long-pif. Ce dernier émet un bruit de gargarisme, puis en soupirant, crache mélancoliquement trois dents sur le parquet.

— Arrête les frais, Bouboule, ordonné-je.

Il lâche son punching-ball vivant et, de la langue, ramène sa chique au centre de mastication approprié. Le domestique titube et s’abat dans un fauteuil. Je m’approche de lui et le fouille. Il a sous le bras un fort calibre.

— C’est avec ce joujou que tu passes la paille de fer, sans blague !

Il ne réagit plus. C’est à croire qu’il vient d’avoir une engueulade avec un bulldozer… Sa femme, non plus, ne bronche pas. Tous deux ont assez de psychologie, pour comprendre qu’ils sont dans la barbouille jusqu’aux moustaches.

— Comment découvre-t-on l’ouverture ? demandé-je à la fille.

Elle détourne la tête.

Alors je me dis que ça n’est pas le moment de jouer les cœurs tendres. Aux grands maux les grands remèdes. On n’a jamais sauvé un type de la péritonite avec de l’aspirine.

— Occupe-toi aussi de madame ! fais-je à Bouboule. Auparavant, mets ta part de vieille galanterie française dans ta poche revolver ; ces foies-blancs sont des espions et des buteurs de la pire espèce. Il y a une heure, monsieur bouzillait un malheureux gamin, simplement pour te donner du nerf.

Une seconde fois le gros lard remise sa fourchetée de tabac. Il a à la main droite une grosse chevalière en acier véritable qu’il a dû dénicher dans une pochette surprise. C’est un bijou de grande classe. Il en fait tourner légèrement le chaton de manière à ce qu’un des angles de celui-ci se trouve sur le dessus de la main. Il allonge un petit coup sec sur la pommette gauche de la souris. La viande s’ouvre et le sang coule. Il est pas si lourdaud que ça, le copain. Il sait ce qui fait de l’effet aux gonzesses. Il lui met le ramponneau qui complète le premier et la pousse devant une glace. Elle a le visage en sang.

— T’es pas chouïa, assure Bouboule.

Et il la boxe au menton.

La môme se met à nous supplier de la laisser entière.

D’un pas décidé elle va au coffre et compose un numéro sur l’un des cadrans de la serrure. Après quoi elle tire sur la poignée. Comme je l’avais prévu, ça n’est pas la porte du coffre qui s’ouvre, mais c’est lui qui, tout d’un bloc, pivote, dévoilant un escalier étroit.

— Surveille ces bonnes gens ! ordonné-je à mon coéquipier. Je pars à la découverte. Si tu n’as pas entendu parler de moi d’ici dix minutes, téléphone au boss d’envoyer du monde. En attendant, ouvre l’œil, ces mecs sont retors.

— Vous en faites pas, grogne-t-il en s’empiffrant un nouveau paquet de tabac.

Pour me montrer qu’il n’est pas homme à se laisser faire un brin de cour par le couple, il gratifie l’un et l’autre d’une beigne soignée.

Je m’engage dans l’escalier secret.

- :-

Moi, je m’imaginais qu’il n’y a que dans les histoires de la Semaine de Suzette qu’on trouve des escaliers dérobés. Ça fait un peu moyenâgeux à notre époque.

Le soufflant à la main, je descends les degrés. Je me déplace avec précaution, prêt à toute éventualité. Je ne sais pas du tout où je vais atterrir. Ma descente ne dure pas longtemps. Je débouche bientôt dans un réduit sombre. Je m’apprête à battre le briquet, mais un bruit proche me stoppe.

J’attends un bon moment afin de permettre à mes yeux de s’accoutumer à l’obscurité.

Je finis par distinguer un point lumineux.

Ce point a la forme d’un trou de serrure. Je m’y dirige à tâtons. J’ai les doigts étrangement compréhensifs. Je touche un bois rugueux. C’est une porte de cave. C’est curieux comme on conserve des souvenirs tactiles. Je réprime un besoin de tousser. Une odeur âcre me prend à la gorge. Je rive mon œil au trou de serrure et je contemple le paysage. J’aperçois une pièce blanchie à la chaux. Il y a, pour tout ameublement, une immense chaudière. Un homme s’active devant cette chaudière. Il a le dos tourné. Toujours à tâtons, je palpe la porte à hauteur de la ceinture. Les portes comportent toujours un loquet. Celle-ci n’échappe pas à la règle. Je mets donc la main sur ce loquet, je le tourne doucement, doucement ; puis j’ouvre brusquement la porte et je gueule :

— Les pattes en l’air !

Le gnace se retourne. C’est Bertrand. Il fait un drôle de blaze en me voyant. Un sourire niais s’épanouit sur sa bouillotte.

— Ah ! C’est vous, murmure-t-il.

Et il baisse ses mains. Je ne le perds pas de l’œil.

— Les pattes bien haut, Bertrand !

Au lieu d’obtempérer, il plonge sa main droite dans sa poche de pantalon. Je lui laisse sortir un feu afin de me donner l’excuse de la légitime défense, puis je presse sur la détente du mien. Il prend la balle dans le poignet et lâche sa seringue en jurant :

— Il ne faut jamais me prendre pour la moitié d’un cervelas, Bertrand. Ou alors y a du pet, mon garçon…

Je fais quelques pas en direction de la chaudière. Du pied j’ouvre la porte du foyer et je comprends d’où vient l’âcre odeur dont j’ai parlé plus haut : il y a un corps dans cette chaudière. Un corps qui flambe, qui se racornit, qui pète comme une pomme dans un four. C’est celui de la fausse Héléna. Je le reconnais, si j’ose dire, au fait qu’il est décapité.

L’odeur est si abominable que je me dé… de refermer la porte. Une puissante envie d’extérioriser mon estomac me tord les tripes. Je réprime ça, ne voulant pas passer aux yeux de Bertrand pour une poule mouillée.

— Dis donc, Bertrand, t’as pas fait rentrer du charbon cet hiver que tu emploies un combustible de ce genre. Ou alors, quoi, tu joues à Buchenwald ?

Il tient sa main blessée et me regarde comme un clébart.

— On remonte, lui dis-je. Ouste !

Et pour lui indiquer que c’est sérieux, je lui enfonce le canon de mon aride dans les côtes

- :-

J’ai eu raison de ne pas prolonger mon exploration car Bouboule est toujours en train de s’amuser avec le couple. Les deux domestiques ressemblent à n’importe quoi sauf à un homme et à une femme. Leurs contours ont tendance à s’estomper légèrement.

— Sacristi ! m’écrié-je, tu vas les transformer en chair à saucisse.

Bouboule regarde mon prisonnier avec appétit. Le loup affamé qui voit rappliquer dans la forêt un agneau perdu ne doit pas avoir un plus bel éclat de convoitise dans la prunelle.

— Où ce que vous avez chopé c’t’oiseau, questionne-t-il.

— En train de faire du feu.

— En train de quoi ?

— De faire du feu ! Seulement lui, il a des idées à part, il ne se chauffe pas à l’anthracite mais à la viande de femme.

Bouboule ne comprend pas ; il a des circonstances atténuantes, il faudrait être un drôle de futé pour comprendre.

— Pas mal organisé, votre cirque, dis-je aux dégourdis. La maison correspond avec l’immeuble de derrière, cela vous donne ainsi une issue par l’autre rue… Pas mal… Pas mal du tout.

Je vais m’asseoir sur un canapé aux côtés de ce qui reste de Long-pif.

— Je m’excuse de t’empoisonner, fais-je, mais je voudrais savoir où je puis rencontrer la belle Héléna… Nous avons un petit entretien à poursuivre…

— Je ne sais pas où elle est…

— Écoute, Long-pif, tu serais l’ahuri le plus monumental de la planète si tu t’entêtais à jouer les amnésiques…

— Mais je…

— Si tu l’ouvres pour mentir, tu ferais mieux de te coller du sparadrap sur le bec. Maintenant, mon beau gosse, tu peux plus te permettre de m’emmener en bateau. J’ai la cervelle en ébullition. Pour te donner un échantillon de mon savoir, je vais te bonnir comment je suis arrivé ici tout à l’heure. L’agression manquée, car ton truc du paquet chargé a foiré, m’a fait comprendre que vous vouliez me barrer la route. Héléna a averti le reste de la bande de ce qui s’est passé sur la lande. Votre terrain clandestin étant brûlé, vous n’aviez plus qu’une politique à observer : celle de l’attentisme. Mais il était urgent de me neutraliser. Pour cela il fallait retrouver ma trace. Vous êtes donc venus à la grande taule, certains que mon premier soin serait d’y rappliquer. Vous m’avez suivi, vous avez vu que j’allais faire dodo dans un hôtel et vous avez fait le coup du commissionnaire, avec tout ce que cela comporte de dégueulasserie. Je m’en suis tiré. Mais pas le patron de la crèche, non plus que le gamin. Oui, je t’ai bourré le mou tout à l’heure, le gosse est mort. C’est une pipelette qui m’a vaguement parlé de ton nez. Mais un grand nez, n’est-ce pas, ça n’est pas un signalement. Le monde est plein de gens possédant un chouette renifleur. Pour arriver à piger qu’il s’agissait de toi, j’ai fait fonctionner ma mémoire. Je me suis rappelé que cette nuit, lorsque vous êtes rentrés du cinéma (paraît-il), vous n’avez pas manifesté la moindre surprise en me trouvant ici. Vous ne m’avez posé aucune question, car vous saviez qui j’étais. Je n’y ai pas pris garde sur le moment, mais cela m’est revenu par la suite… Vois-tu, mon canard, avec San-Antonio, « ça » revient toujours.

J’allume une cigarette.

— Tout ça pour t’expliquer que tu ferais bien de parler. Sois gentil. Très gentil…

Je désigne le père Bouboule.

— …Ou bien je te lâche encore mon bouledogue dessus.

Il réprime un geste d’effroi.

— Où se trouve Héléna ?

— Ici, dit une voix.

La donzelle se tient dans l’ouverture du coffre.