LONG-PIF

C’est bien de notre pauvre môme qu’il s’agit. Décidément, ces crapules, ne laissent rien derrière eux. C’est le système de la terre brûlée. Je serre les poings. Vous devez le savoir, je ne suis pas du tout le genre de bonhomme qui pleure au cinéma mais comme tous les costauds, j’adore les mioches, et la pensée que des pieds-plats n’aient pas hésité à en liquider un pour assurer leur sécurité me plonge dans une fureur froide.

Je décide que toute cette corrida a assez duré et qu’il est temps d’en finir.

Je m’approche des flics qui font le constat.

— On a des tuyaux sur l’automobiliste ?

— Un passant a relevé le numéro, commissaire.

Je hausse les épaules. Je sais d’ores et déjà que l’immatriculation de la voiture meurtrière ne nous conduira à rien. On s’apercevra que c’est une voiture volée et on la découvrira dans un terrain vague avant ce soir.

— Personne n’a vu le conducteur.

— Si, moi, affirme une concierge.

Elle se lance dans de grandes explications qui m’apprennent que son mari a une jambe articulée, qu’elle souffre de l’estomac, qu’elle a son neveu en Allemagne et qu’elle a été élevée dans un petit patelin du Cher.

Je me garde bien de l’interrompre, car je sais qu’on ne doit jamais indisposer un témoin lorsqu’on veut le vider des renseignements qu’il détient. Bref, nous arrivons à l’accident.

— On dirait qu’il l’a fait exprès ! affirme la vieille toupie. Il est arrivé à toute allure et il a fait un crochet pour attraper ce pauvre mignon… J’en suis complètement retournée, vous pouvez toucher mon cœur…

Je considère la poitrine de mon interlocutrice. C’est un colibard qui va chercher son quintal. Je décline l’invitation avec épouvante. Elle enchaîne donc, sans manifester la moindre déconvenue :

— Il avait une sale tête, ce type, j’ai eu le temps de le voir.

J’ouvre mes étiquettes toutes grandes.

— Il avait un nez très long, poursuit-elle. Et un chapeau rabattu sur le devant…

Elle continue puis recommence son histoire. Comme je n’ai pas le temps d’assister à la deuxième matinée, je me trisse.

Le beau temps tourne en flotte. Ça va peut-être continuer toute la journée…

J’entre dans un bistrot et me fais servir un grand noir. Je me sens encore vaseux. Faut dire que je n’ai pas eu le temps d’en écraser…

Tout en sirotant mon jus, je fais le point. Je l’aurai fait quelquefois depuis vingt quatre heures ! Que dis-je ! Depuis une quinzaine d’heures !

On a voulu me buter. Et on n’a pas regardé à la dépense. Et ceci, comme je le disais au chef, parce que ces lascars sont convaincus que je sais quelque chose de terrible sur eux.

S’ils croient que je sais quelque chose, c’est que j’ai été dans une situation qui m’aurait permis d’être affranchi. Quand ? Où ? C’est ce que je dois découvrir rapidos.

Je commande un second café et je mets mes poings sur mes châsses. Mon petit cinéma se met en marcher. Ça vaut les actualités Fox-Movietone, parole !

Je reprends tout depuis le début, c’est-à-dire depuis mon entrée dans la salle réfrigérée où Ferdinand allait se chercher un alibi maison. Je remets mes pieds dans les empreintes…. Tout est passé au crible. C’est un bon truc. Heureusement que j’ai une mémoire réglée comme l’horloge parlante. Je reprends mes souvenirs image par image, n’en abandonnant un que lorsque j’en ai fait le tour, que lorsque je l’ai décortiqué…

Ce qui doit se produire se produit, dirait un licencié ès lettres. Je finis par buter sur un petit quelque chose.

Je passe à la grande taule pour m’y munir d’un bon flingue, d’une bagnole et d’un collègue. M’est avis que je ne dois pas me risquer seul dans les endroits douteux.

À l’armurerie, je cloche un feu de gros calibre. C’est une de ces armes à balles explosives qui vous font dans la carcasse des trous gros comme des entrées de métro.

Au garage, je déniche une 504. Et, au poste de garde, un gros type surnommé Bouboule, qui est un spécialiste de l’interrogatoire. C’est pas qu’il ait de grandes facilités d’élocution, mais il a les pognes les plus éloquentes que j’aie jamais vues.

Nous partons tous les quatre (le flingue, l’auto, Bouboule et mégnace).

— Où qu’on va ? s’informe mon compagnon.

— Boulogne-Billancourt, t’as rien contre ?

Il secoue la tête et se bourre dans la soupape une fourchetée de tabac. Cette grosse gonfle chique comme un grenadier.

- :-

L’immeuble de la rue Gambetta paraît tranquille.

Je descends de bagnole et fais signe à Bouboule de m’imiter.

À mon coup de sonnette, la femme de chambre vient ouvrir.

— Bonjour, je lui dis gentiment, pas de nouvelles du professeur ?

— Non, balbutie-t-elle. C’est épouvantable. Il a dû lui arriver malheur…

— C’est possible, en effet.

J’entre.

— Votre mari n’est pas là ?

— Il est… il est allé faire des courses, il ne saurait tarder.

— Dans ce cas nous allons l’attendre, j’ai plusieurs petits trucs à lui demander.

Je désigne à Bouboule un fauteuil du hall. Il s’y écroule en poussant un soupir capable de faire décoller un planeur.

— Attends-moi là, Gros lard.

— Où que vous allez ?

Il a toujours ces belles phrases laconiques qui sont le propre des âmes nobles. On pourrait l’appeler : le père Laconique !

— Je vais bricoler dans le secteur.

— Bertrand n’est pas là ? demandé-je à la bonne.

— Il est chez son frère.

Je souris. J’adore ces réponses éloquentes. Quand on démarre sur ce ton on ne sait plus où ça peut s’arrêter. Je renonce à lui demander où habite le frère. Je n’ai pas besoin de Bertrand. Pour l’instant du reste.

— Suivez-moi.

La bonne et mézigue nous faisons une nouvelle visite des lieux. J’explore tout particulièrement la chambre du professeur. Elle est en ordre. Toutes traces de lutte ont disparu.

— Vous avez déjà fait les chambres ?

— L’habitude, s’excuse-t-elle. Il me semble toujours que Monsieur va revenir d’un moment à l’autre…

Je jette un regard général aux autres pièces. Après quoi nous redescendons. Bouboule machouille son tabac.

— Si tu n’aimes pas ça, lui dis-je, on te servira de la choucroute…

Je n’ai pas fini de parler que la porte du bureau s’ouvre. Le domestique entre. Il est en costume de ville. En nous apercevant, il a un mouvement de recul.

— Tiens, je lui fais, d’où sortez-vous ?

— Mais je… je m’apprêtais à sortir…

— Votre femme nous a dit que vous étiez sorti…

— Elle l’a cru : en réalité je mettais le bureau de Monsieur en ordre…

— En tenue de ville ?

— C’est-à-dire… Au moment de sortir j’ai pensé qu’il était en désordre… Monsieur était très méticuleux…

— Était ?

— Enfin… Il l’est. Sait-on seulement ce qu’il est devenu ! Avec ces histoires d’inventions, tout est à redouter !

— Alors, vous vous apprêtiez à sortir ?

— Oui.

Je palpe son pardessus.

— Vos fringues sont mouillées. Il y a des gouttières dans le bureau ?

— Mais…

Je l’écarte et pénètre dans le burlingue. Un large tapis en occupe le centre, mais le parquet ciré déborde tout autour. Je constate que des marques de chaussures laissées par les godasses humides du domestique sont visibles. Elles vont du coffre à la porte d’entrée ; comme si le valet de chambre était sorti de la caisse d’acier au lieu de s’y diriger. À moins qu’il n’y soit allé à reculons, ce phénomène est inexplicable.

J’examine le coffre. Pas le coffre lui-même, mais ses contours. Je m’aperçois qu’il n’est point scellé dans le mur ; mais encastré dedans.

Je me retourne vers le petit groupe que forment mon collègue et les deux domestiques.

— Ce coffre masque une issue, dis-je. J’aimerais connaître la combinaison permettant de dégager l’ouverture.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, affirme le valet de chambre.

Je le regarde.

— Tout à l’heure, fais-je, j’ai assisté â un accident. « Un petit garçon qui allait à l’école a été écrasé par un chauffard. » C’est à la suite de cet accident que je suis venu ici. Question de nez. Pas de mon nez à moi, mais du vôtre…

L’autre me regarde longuement.

— Vous avez un nez trop long, ajouté-je ; ça se remarque.

— Je ne comprends pas…

— Le gamin que vous avez chargé de porter un certain petit paquet destiné au fameux San-Antonio, puis que vous avez écrasé, n’est pas mort. Il a donné votre signalement…

Mon mensonge prend. L’homme se mord les lèvres. Son attitude peut être considérée comme un acquiescement. Toute ma fureur rentrée explose. Au moment où il s’y attend le moins, je lui place un parpaing de deux tonnes au milieu du front. C’est un coin de l’individu qui est résistant ; mais lorsqu’on administre la dose voulue, ça fait de l’effet. Et la dose, je l’ai mise.

Long-pif choit en arrière ; heureusement — ou malheureusement pour lui — Bouboule le soutient. D’un regard il me demande s’il peut y aller. D’un autre regard je lui fais signe que oui. Alors Grosse Gonfle pousse sa chique dans un coin de sa bouche, et commence la « Valse de l’Empereur ! »