Il est question du macchabée

Sitôt débarqué à Marseille, je saute dans un taxi. Le chauffeur est une espèce de mulâtre triste qui a les yeux d’un cheval qui viendrait de se faire opérer de la vésicule biliaire. Je lui ordonne de me conduire dare-dare à la Sûreté, et surtout de ne pas compter les bordures de trottoirs en route, because je ne m’intéresse pas à la question. Il sourit lugubrement. Ce moricaud a dû lire, la veille, un roman de Pierre Loti, ou alors il a reçu sa feuille d’impôts. Néanmoins, il conduit comme un prince russe. Il faut le voir doubler les tramways à gauche et brûler les signaux rouges ! En dix minutes je suis arrivé. Dans mon enthousiasme je lui refile cent balles de gratification. Il a l’air ahuri par ma générosité et se demande si, pour ce prix-là, il ne doit pas me chanter quelque chose. Je me lance dans les escaliers. Dans le hall, un agent m’avertit que le chef de la police ne reçoit pas le public. Alors je lui flanque mon insigne sous le nez et il me fait le salut militaire. Un de ses collègues prend livraison de ma personne et la véhicule à travers des bureaux où des inspecteurs cassent la croûte. Un instant plus tard, je suis introduit dans le cabinet du grand patron. Ils me plaisent tous les deux : le bureau parce qu’il est clair, et le patron parce qu’il n’a pas l’air m’as-tu-vu. C’est un grand type maigre qui ressemble à Anthony Eden. Il se lève, fait le tour de son bureau, et me serre chaleureusement la main.

— C’est vous San Antonio ?

— Tout me porte à le croire, chef.

Il sourit. Voilà au moins un bonhomme qui aime le parler relâché.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, déclare-t-il.

S’il croit chatouiller ma modestie, il se trompe.

— Ça ne m’étonne pas, je lui réponds tranquillement.

Il m’examine avec curiosité.

— Vous êtes un drôle de corps, hé ?

Il me désigne un fauteuil assez large pour que puissent y prendre place deux centenaires et leurs descendants. Je m’y répands illico. Ouf ! Ça n’est pas mauvais de s’asseoir sur quelque chose d’immobile après une galopade comme celle que je viens de faire.

Je sors une cigarette de ma poche et je me l’offre sans manières.

— Allez-y, patron, je vous écoute.

Il ouvre un tiroir et en extrait un dossier vert sur lequel un type a dû tirer une langue longue comme ça pour écrire un titre en ronde. Il se met à le caresser amoureusement, comme s’il s’agissait d’un petit chat.

— Une étrange affaire, murmure-t-il.

Je ricane :

— Vous m’excitez…

Il secoue la tête rêveusement et dit d’une voix sourde :

— C’est très excitant en effet. Avez-vous lu des romans policiers, commissaire ?

— Quelquefois, mais à la vingtième page, j’avais mis le grappin sur le coupable.

— Espérons qu’il en sera de même cette fois-ci, malgré que l’affaire n’appartienne pas à la fiction. Voilà un résumé de l’histoire… Hier, des ouvriers de la ville qui réparaient une canalisation d’eau souterraine ont trouvé un cadavre dans la rue Paradis. Le sous-sol, particulièrement humide à cet endroit, a hâté la décomposition. L’homme, car c’est d’un homme qu’il s’agit, était nu. Il ne reste pas grand-chose de lui, comme vous verrez. Nous pouvons néanmoins nous prononcer très exactement sur la date de son inhumation. Celle-ci a eu lieu voici huit mois. À cette époque, en effet, des travaux furent faits à la même canalisation. On peut penser, sans crainte de se tromper, que le cadavre fut enterré à ce moment-là, car on ne peut imaginer un seul instant que des particuliers dépavent la chaussée et creusent une tombe au milieu d’une des rues les plus passantes de Marseille.

Moi, je suis d’accord avec le chef. Intérieurement je jubile parce que je trouve que l’assassin est un drôle de petit malin. Vous avouerez que l’idée d’enterrer un citoyen à cet endroit indique clairement que nous avons affaire à quelqu’un de fortiche.

J’en ai l’eau à la bouche, car je suis pour les parties difficiles à jouer, et je suppose que pour gagner celle-ci, il faut être sorti de nourrice depuis un bout de temps…

— Merveilleux, chef. Seulement, entre nous, je ne vois pas ce que je viens fiche dans l’aventure qui m’a plus l’air de relever de la Sûreté que de nos services. Le fait divers, c’est pas notre job.

Le directeur secoue la tête gentiment. Il ouvre son dossier et y prend une enveloppe dont il vide le contenu sur son bureau. Un petit tube de Celluloïd tombe sur le sous-main.

— Voilà pourquoi vous êtes ici, assure-t-il en faisant rouler le minuscule objet au bout du doigt.

Je le regarde d’un œil éperdu, parce que, franchement, je ne comprends pas en quoi ce tube justifie mon entrée dans la danse.

— Le type, poursuit mon interlocuteur, n’a pu être identifié, son signalement a été transmis au service des disparitions, mais ça n’a encore rien donné. Il faut dire aussi que ce signalement-là est bien imprécis. (Il pousse un petit rire cynique.) Le corps ne révèle aucun signe particulier, c’est celui d’un homme adulte d’une quarantaine d’années, de taille normale. Il possède une denture impeccable, donc il n’y a rien à chercher du côté des dentistes. Mais… car dans toutes les affaires, heureusement pour les policiers, il y a un mais, le mort avait ce tube dans la bouche.

Je me penche sur le bureau. Je vois que l’engin en question ressemble à un étui de mines.

— Vous savez ce que c’est ? me demande le grand patron.

Je vais pour dire non, puis voilà que tout à coup, je pige.

— J’y suis ! C’est un étui pour messages par pigeons voyageurs.

— Exactement !

— Alors, vous croyez à une affaire d’espionnage ?

— Je ne crois à rien… C’est une indication…

— Fragile…

Il fronce les sourcils.

— Fragile, oui, je vous l’accorde. Mais caractéristique tout de même. Vous conviendrez que la présence de cet objet dans la bouche de mon bonhomme est pour le moins singulière. Par ailleurs, la disparition de cet homme n’ayant pas été signalée, j’ai tout lieu de croire qu’il s’agit d’une affaire de votre ressort.

C’est un peu mon avis.

Il me remet le dossier et se lève pour me signifier qu’il m’a assez vu.

— Si vous avez besoin d’auxiliaires, me dit-il, demandez le commissaire Favelli. Je vais lui donner des instructions. C’est un garçon très bien. Quant au macchabée, il est à la morgue. À bientôt !

Je serre sa main nerveuse. Et je me rue vers la sortie. Parce que depuis un moment déjà, j’ai des idées de pastis dans la tête. Et quand San Antonio a soif, il n’est même pas capable de gagner une partie de dominos à un nouveau-né.